par John Plassard, Spécialiste en investissement chez Mirabaud
Le coronavirus a pris la majeure partie de la population, des gouvernements et des investisseurs par surprise. La catastrophe sanitaire nous a fait oublier qu’en début d’année la phase 1 de l’accord commercial avait été signée entre Washington et Pékin et laissait prévoir théoriquement des achats massifs de biens américains. Théoriquement seulement, car en y regardant de plus près, on constate qu’il est littéralement impossible que les chiffres rejoignent la réalité même avant l’arrivée de la pandémie. Synthèse et analyse d’une vérité qui va laisser des traces.
a. Les faits
Que l’image était belle. Une poignée de main entre le vice-premier ministre chinois Liu He et le président américain Donald Trump devant les caméras pour signifier qu’une paix commerciale venait de débuter.
La Chine a indiqué s'être engagée à l'achat de 200 milliards de dollars de biens et services américains supplémentaires et de 32 milliards de produits agricoles américains supplémentaires au cours des deux prochaines années.
Ces achats seront effectués en fonction de considérations commerciales et des prix du marché. La Chine devait aussi améliorer la protection de la propriété intellectuelle pour mieux lutter contre les contrefaçons.
En échange, les États-Unis devaient baisser de moitié les droits de douane instaurés sur les exportations chinoises depuis un an. Cet impôt sur les marchandises importées sera néanmoins maintenu jusqu'à l'achèvement de la Phase 2 de l'accord.
Les États-Unis renonçaient aussi à imposer de nouveaux tarifs sur une large gamme de produits jusqu'à présent épargnés par ce conflit, comme les iPhones et les jouets fabriqués en Chine. Ces dernières sanctions devaient entrer en vigueur le 15 décembre dernier.
Seulement voilà, ces chiffres sont théoriques et ne reposent pas, comme nous allons le constater à travers les chiffres compilés par l'Institut Peterson, sur une base solide.
b. La réalité des chiffres
Si l’accord reposait sur une volonté commune de ne pas avoir une escalade des tensions commerciales, il ne reposait cependant pas sur des fondements réellement solides. En effet, pour déterminer si l’accord valait la peine d’être signé ou même s’il pouvait être respecté, il aurait fallu analyser la réalité des promesses financières.
Tout d’abord il faut rappeler que les promesses d’achat de marchandise américaine sont un véritable … mystère ! En effet, si on sait que les Chinois doivent effectivement acheter 200 milliards de dollars de marchandises de plus qu’en 2017, les chiffres de 2017 ne sont pas … connus !
Le chapitre six de l'accord (ci-dessous), intitulé « Expansion du commerce », couvre les engagements d'achat. Il précise que les importations chinoises de biens et services américains devraient augmenter de 76,7 milliards de dollars en 2020 par rapport à l'année de référence 2017 et de 123,3 milliards de dollars supplémentaires en 2021.
L’accord dans ses détails (91 pages) : Suivre le lien
Il énumère également chacun des 558 articles individuels que l'accord couvre dans chacune des quatre catégories de base – produits manufacturés, agriculture, énergie et services.
Cela dit, le texte ne précise pas les montants de base de 2017, ni pour l'ensemble des exportations américaines, ni pour les quatre catégories, ni pour aucun des centaines d'articles individuels. xxxxxxxxxxxxxxx La question est donc de savoir quelles sont les bases de référence ? Il y a deux méthodes distinctes pour les trouver :
– La méthode de l’addition
La façon la plus simple de déterminer ces chiffres de base est d'utiliser les données du ministère américain du Commerce pour chaque article.
Cette méthode, utilisée par l'Institut Peterson, indique que les produits/biens couverts représentent dans l’ensemble 134 milliards de dollars sur les 186 milliards de dollars d'exportations américaines vers la Chine en 2017.
Si ce chiffre est exact, les exportations américaines totales vers la Chine devraient augmenter de 57 % en 2020 et de 92 % en 2021.
La croissance prévue des exportations d'énergie serait alors de … 242 % en 2020 et 443 % au total d'ici à la fin 2021. Ce qui parait largement improbable.
– La méthode de la soustraction
La deuxième méthode pour trouver les montants/quantités exactes qui doivent être payés est celle qui consiste à reprendre toutes les fiches d'information sur chaque partie de l'accord, dont celle sur les achats (fournis par le représentant américain au commerce).
Ces fiches fournissent des chiffres précis sur les niveaux absolus que les exportations américaines devraient atteindre en 2020 et 2021 pour chacune des quatre catégories (produits manufacturés, agriculture, énergie et services).
On peut ensuite soustraire de ces objectifs les montants de progression de chaque catégorie, prévus au fameux chapitre 6, ce qui donne les bases de référence correctes pour 2017 pour les quatre catégories.
Comme le montre le tableau 2, cela donne des chiffres de base bien plus élevés dans chacune des quatre catégories, atteignant 210 milliards de dollars au total, soit 75,5 milliards de dollars de plus qu’avec la première méthode.
Cela semble bien évidemment impossible puisque le total des exportations américaines en 2017 n’était « que » de 186 milliards de dollars. Comment une telle différence est-elle donc possible ?
Les véritables chiffres de base de l'accord ne sont pas seulement dérivés des données d'exportation américaines, mais aussi des données d'importation chinoise. Le chapitre 6 stipule que « les données commerciales officielles de la Chine et les données commerciales officielles des États-Unis doivent être utilisées pour déterminer si ce chapitre a été mis en œuvre ».
Cela ne signifie pas que les deux parties sont libres d'utiliser leurs propres données pour déterminer un chiffre final, mais que les négociateurs américains et chinois ont créé ensemble une moyenne en combinant des éléments des deux séries de chiffres.
Les chiffres chinois sont généralement plus élevés en raison de la différence dans la manière dont les douanes américaines et chinoises traitent Hong Kong.
Les données du département américain du commerce calculent comme une exportation vers Hong Kong la valeur totale des marchandises qui arrivent dans la ville même si une partie de ces marchandises sont réexportées ailleurs, y compris en Chine continentale.
Les données chinoises sur les importations incluent cette composante réexportée dans leurs propres chiffres d'importation.
Selon la Chine, le total de ses importations en 2017 des articles de l'accord n'était pas de 134 milliards de dollars, mais de 195 milliards de dollars (sur un total de 242 milliards de dollars). Soit une différence de 61 milliards de dollars !!!
Le chiffre de base réel pour chaque article de l'accord a été choisi à partir des données américaines sur les exportations ou des données chinoises sur les importations.
Cela donne ainsi un chiffre moyen global plus élevé que celui qui aurait été possible en utilisant les données des deux parties seules.
c. Un secret bien gardé
Washington et Pékin ont convenu de garder secrets les chiffres de base. Cela étant dit, en raison du grand nombre de produits/biens il est quasi impossible pour des personnes extérieures au « secret des dieux » de déterminer la combinaison spécifique de données américaines et chinoises qui donne les montants réels pour chaque article et les totaux globaux.
L'administration Trump n'a pas fourni les chiffres de base réels, car, dans certains cas, cela équivaudrait à divulguer les informations spécifiques sur les exportations de certaines entreprises largement impactées.
d. Pourquoi 2017 ?
Une des questions qui se pose aussi est de savoir pourquoi la base de discussion a été celle de l’année 2017 et non 2018 ou 2019 ? Une explication possible est la guerre tarifaire. Selon les données américaines, les exportations américaines totales, qui avaient augmenté progressivement avant 2017, ont chuté de plus de 10 milliards de dollars en 2018 et 2019, les plus fortes baisses ayant été enregistrées dans l'agriculture et les services.
En revanche, les données chinoises ne montrent aucune baisse globale, avec seulement une diminution des importations de produits agricoles.
L'utilisation d'une année plus récente aurait donc forcé les Américains à fixer des objectifs plus bas dans certaines catégories et aurait mis en avant le ralentissement du commerce entre les 2 pays à cause du conflit commercial.
e. Synthèse
Vous le constatez donc, l’accord de Phase 1 est une véritable « black-box » dont personne ne connait exactement le montant des achats que doit théoriquement effectuer la Chine en 2020 et 2021. C’est donc une question d’interprétation qui ne pouvait que déboucher sur des tensions commerciales que nous connaissons aujourd’hui et que nous connaîtrons tout au long de l’année. Chacune des parties tentera de justifier par A+B qu’elle est dans le juste avec en ligne de mire pour Donald Trump les élections présidentielles de novembre.