Régulièrement, la France s’offre un psychodrame national autour d’une question liée à l’argent.
Régulièrement, la France s’offre un psychodrame national autour d’une question liée à l’argent. Dernier exemple : la polémique provoquée par la décision de la banque BNP Paribas de provisionner dans ses comptes la somme d’un milliard d’euros en vue du versement des bonus de ses traders pour l’exercice 2009.
Syndicats, politiques et médias : tout le monde ou presque a crié au scandale. Face à la grogne, le Premier ministre a convoqué les banquiers pour une réunion d’urgence sur leur politique de rémunération. Le président de la République a annoncé dans la foulée qu’il réunirait les parties concernées à l’Elysée à la fin du mois d’août. Dans quel but ? Nul ne le sait précisément tant ce dossier est plus complexe qu’il n’en a l’air.
Il faut distinguer plusieurs aspects dans cette affaire
- Les banques sont à l’origine de la crise financière qui a atteint son paroxysme avec la faillite de Lehman Brothers, en septembre 2008, et qui a provoqué une crise économique sans précédent depuis la Seconde guerre mondiale. Compte tenu de la place centrale des banques dans l’économie capitaliste, les Etats ont renfloué les groupes financiers fragilisés afin d’empêcher une crise systémique, c’est-à-dire une crise qui aurait ébranlé l’ensemble du système et, partant, toute l’économie. En renforçant les fonds propres des banques, les pouvoirs publics leur ont permis de continuer à exercer leur mission de base : prêter de l’argent aux entreprises et aux ménages. Mais le fonctionnement des marchés financiers n’a pas été revu en dépit des déclarations d’intention. D’ailleurs, si les banques ont publié des résultats meilleurs que prévu sur les deux premiers trimestres de l’année 2009 c’est essentiellement grâce aux performances réalisées sur les marchés financiers. Elles ont touché des commissions pour réaliser des opérations au bénéfice des entreprises (émissions d’actions et d’obligations, fusions et acquisitions notamment) et ont touché aussi des profits plantureux de leurs opérations de trading.
- Les opérations de trading, c’est-à-dire l’achat et la vente de produits financiers, sont l’apanage des traders. Si Goldman Sachs, archétype de la banque d’affaires américaine, a réalisé un bénéfice net de 1,8 milliard de dollars au premier trimestre puis de 3,4 milliards au deuxième, c’est en grande partie grâce à ses traders qu’il le doit. Il est donc logique que le groupe ait provisionné depuis le début de l’année 11,3 milliards au titre de ses charges de rémunération, c’est-à-dire qu’il ait mis de côté suffisamment d’argent pour verser des primes, bonus et autres gratifications à ses salariés. Le montant est énorme mais il est en rapport avec l’argent que les salariés ont permis à la banque de gagner. Les banques d’affaires essaient de recruter les meilleurs spécialistes des marchés financiers afin d’essayer de gagner le maximum d’argent. On peut avoir des réserves morales mais les équipes de football fonctionnent exactement sur le même modèle et personne ne s’offusque des montants des transferts des footballeurs et de leurs salaires, qui n’ont pas grand chose à envier à ceux des traders.
- Les traders sont des salariés mais ils n’ont rien à voir avec l’écrasante majorité des salariés. Disposant de compétences techniques pointues, ils font jouer la loi de l’offre et de la demande en leur faveur. Ils touchent des bonus en fonction de l’argent qu’ils font gagner à leur entreprise. D’autres catégories de salariés – essentiellement les commerciaux – bénéficient du même modèle : des commissions en fonction du chiffre d’affaires réalisé. Comme les sommes brassées sur les marchés financiers sont gigantesques, les revenues atteignent des sommets. Peut-on fixer des limites ? C’est possible mais ces limites ne peuvent pas concerner une seule catégorie de salariés. Quid des sportifs de haut niveau et des animateurs de télévision par exemple ? La meilleure solution consisterait plutôt à étendre la pratique des primes et bonus au plus grand nombre. Les entreprises parviendraient ainsi à motiver davantage les salariés. Car ce système de rémunération permet à un salarié de se constituer un patrimoine rapidement si le succès est au rendez-vous. L’interdire reviendrait à favoriser ceux qui ont déjà des richesses, c’est-à-dire les rentiers. Les rentiers ne prennent pas de risque : ils ont pour seul objectif la conservation du capital. Or, le capitalisme moderne a besoin de gens qui prennent des risques, qui innovent. Il n’y a qu’à voir l’évolution de la planète depuis une génération. Si des spécialistes des marchés financiers n’avaient pas développé des outils permettant aux occidentaux d’investir en Chine et en Inde, l’économie dans ces deux pays n’auraient sans doute pas connu le succès qui est le leur. Mais un système de rémunération liant succès de l’entreprise et réussite individuelle est délicat à mettre en oeuvre : tout le monde n’est pas preneur d’une rémunération intégrant une part fixe et une part variable. Pour éviter un divorce croissant entre l’opinion publique et le monde de l’entreprise, il faut néanmoins réfléchir aux moyens de mieux associer l’ensemble des salariés à la réussite de l’entreprise. Le versement d’une part des profits aux salariés sous forme de participation et d’intéressement devrait être la norme de même que l’attribution d’actions gratuites. Au-delà, la distribution de stock-options à tout le personnel de l’entreprise – et non plus seulement à une partie des cadres – serait une une excellente chose.
- Reste la question du rôle de l’Etat. Penser que l’Etat pourrait empêcher le versement de bonus relève de la plaisanterie. En apportant des fonds propres aux banques, le gouvernement français a par exemple renoncé à entrer dans les conseils d’administration. Faute de présence dans cette instance de direction, l’Etat n’a aucun droit. Il doit se contenter de percevoir les intérêts sur les sommes mises à la disposition des banques. Il ne peut pas non plus interdire les bonus, qui relèvent de la politique de rémunération des entreprises privées. Même s’il le pouvait, cela ne pourrait avoir que des incidences négatives pour le pays. La France n’est pas une grande puissance financière. Le système capitaliste mondial peut fonctionner sans passer par Paris. Du reste, de très nombreux traders et analystes français exercent au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Interdire les bonus à Paris conduirait les banques à transférer les équipes de traders ailleurs. Rien n’est plus mobile qu’un trader. Il a besoin d’un ordinateur et d’une liaison téléphonique sécurisée pour travailler, toutes choses disponibles n’importe où sur la planète. Le seul instrument dont dispose l’Etat est l’impôt. Il pourrait taxer lourdement les revenus au-delà d’un certain niveau. Mais, là aussi, les traders pourraient migrer vers des cieux plus cléments.
- Cela ne signifie pas qu’il n’y a rien à faire. L’Etat peut inciter les banques à définir de nouvelles règles pour le versement des bonus. Les bonus sont déjà en partie versés en actions de la banque et sont parfois bloqués sur plusieurs années. Peut-être peut-on encore durcir certaines règles en liant par exemple les primes à l’évolution de l’activité de la banque de financement et d’investissement sur une longue période. Mais cela pourrait être source de conflit : que se passe-t-il si un trader quitte son entreprise avant la fin de la période de blocage des fonds ? Doit-il renoncer à ses bonus ? Nul doute que les banques trouveraient une solution. On risquerait alors de tomber dans le même système que celui du football professionnel : le rachat des contrats par le biais de bonus garantis. Comme ces sommes – très importantes – devraient alors être provisionnées dans les comptes des banques, elles seraient rapidement connues de l’opinion publique et nous aurions droit de nouveau à des psychodrames.