La crise aura-t-elle raison des bonus des professionnels des salles de marchés ? De partout montent les critiques.
La crise aura-t-elle raison des bonus des professionnels des salles de marchés ? De partout montent les critiques. Le président américain Barack Obama a jugé “honteux” le versement de quelque 18,6 milliards de dollars de bonus à Wall Street au titre de l’année 2008. Il vient de décider de limiter à 500.000 dollars annuels le salaire des dirigeants d’entreprise recevant une aide publique. Interrogé sur cette mesure, le chef de l’Etat français, Nicolas Sarkozy a déclaré lors de sa dernière intervention télévisée, le 5 février : “Je suis plus choqué par le système de rémunération de ceux qu'on appelle les traders, que les présidents de banques. C'est ce système-là que je veux changer”. Il a ajouté : “Ça a conduit à la catastrophe que l'on sait. C'est ça qu'il faut interdire”.
Deux jours plus tard, le journal Le Monde a fait état d’un accord entre les établissements bancaires, la direction du Trésor, l'Autorité des marchés financiers (AMF) et la Commission bancaire visant à modifier la rémunération des traders. Le texte préconise de verser des salaires “suffisamment importants pour rémunérer l'accomplissement par le professionnel des obligations de son poste, le niveau de compétence, les astreintes et l'expérience”. Selon le texte, la part variable, bien séparée de la part fixe, ne pourrait être versée qu'en fonction “des gains réels pour l'entreprise tout en tenant compte des intérêts des clients”. En outre, “la pratique des bonus garantis non liés à la performance doit être prohibée, sauf en cas d'embauche ou de rétention de professionnels ayant des fonctions clefs. Dans ces cas, les bonus devront être limités à un an.”
Les critiques ne manquent pas depuis le début de la crise financière, au cours de l’été 2007. L’économiste américain Joseph Stiglitz, prix Nobel de l’économie, dénonce depuis longtemps certaines dérives. “Le système des indemnités a très certainement contribué d'une manière importante à la crise. Il a été conçu pour encourager la prise de risques mais il a encouragé la prise de risques excessifs. En fait, il les paie à faire des paris”, expliquait-il dans une interview au quotidien britannique The Independent, en mars 2008. “Quand les choses tournent bien, ils s'en tirent avec des primes énormes. Quand les choses tournent mal, comme maintenant, ils ne partagent pas les pertes. Même s'ils perdent leur emploi, ils s'en sortent avec d'importantes sommes d'argent”.
Va-t-on pour autant assister à la suppression du système des bonus ? Rien n’est moins sûr. Nicolas Sarkozy n’a pas eu de mots assez durs pour dénoncer “ces jeunes gens qui jouaient à spéculer”. Mais c’est oublier que les traders et les autres opérateurs des marchés financiers ont un rôle bien précis : ils sont chargés d’orienter l’argent vers les meilleurs placements afin de pouvoir rétribuer ceux qui leur ont confié leur épargne. C’est la nature même du capitalisme : faire fructifier le capital. Le capitalisme n’est fait que de pari : un individu décide d’utiliser tout son argent disponible pour créer une activité parce qu’il est convaincu que son projet rencontrera le succès et sera donc rémunérateur. Les épargnants achètent des actions d’entreprises cotées en bourse parce qu’ils pensent que cette entreprise offre de réelles perspectives et que sa valorisation va augmenter. Tous ceux qui placent en bourse ne sont pas d’affreux spéculateurs. Les fonds de pension, que les dirigeants politiques français confondent souvent avec des fonds d’investissement spéculatifs comme les Hedge Funds et les fonds de capital-risque, placent les cotisations de leurs membres afin de pouvoir verser des pensions de retraite. Ils ont besoin d’experts pouvant les aider. L’utilité de professionnels connaissant bien le fonctionnement des marchés financiers pour avoir le meilleur rendement n’est donc plus à démontrer.
Reste la question de la rémunération. Quel est le juste salaire d’un trader ? Dans le système actuel, le trader est payé en fonction de ce qu’il rapporte à sa banque. C’est une profession qui ne compte que quelques dizaines de milliers de personnes en Occident. Les traders placent chaque jour des sommes énormes et s’ils réalisent des bénéfices à la fin de l’année, ils peuvent prétendre à un bonus représentant plusieurs fois leur salaire annuel. S’ils ne sont pas satisfaits, ils changent d’employeur. C’est le rêve de tout salarié après tout : pouvoir imposer ses conditions.
Le système de rémunération des traders ne mérite donc pas l’excès d’opprobre que l’on constate depuis quelques mois. Mais cela ne signifie pas que rien ne doit changer. Car la croissance des dernières années s’est faite au détriment des contrôles, comme on l’a vu avec l’affaire Kerviel à la Société Générale. Les dirigeants des banques doivent renforcer les procédures internes et exiger un “reporting” beaucoup plus précis et fréquent. René Ricol, nommé à l’automne dernier Médiateur du Crédit, racontait récemment qu’un dirigeant d’une banque lui avait avoué que les membres du conseil d’administration pensaient que les positions de trading évoquées lors des débats étaient brutes alors qu’elles étaient en réalité nettes. En clair, les sommes d’argent transitant par les salles de marché sont devenues si importantes que beaucoup d’administrateurs ne sont pas en mesure de comprendre les évolutions. Les banques doivent peut-être faire entrer à leur conseil d’anciens opérateurs des marchés financiers.
Surtout, les réformes doivent être lancées partout en même temps. Si la France décide d’imposer seule ses propres règles, les traders ne voudront plus travailler à Paris. La capitale française a dépensé beaucoup d’énergie et de temps ces dernières années pour convaincre le reste du monde de son attractivité dans l’industrie financière. Tous ces efforts auront été vains. Le Royaume-Uni, dont la place financière a beaucoup souffert ces derniers mois et qui fera tout pour se redresser, ne risque pas de suivre la voie de la France. Une réflexion sur les enjeux à moyen et long terme est indispensable avant de lancer des réformes qui risquent de pénaliser le pays.