par Jean-Marie Mercadal, Directeur Général Délégué en charge des gestions chez OFI AM
Nous vivons une récession d’une ampleur inégalée depuis la grande dépression des années 30. Face à ce constat, la baisse des actions américaines « n’est que » de 16 % depuis le début de l’année ! Les interventions massives et rapides des gouvernements, et surtout des Banques Centrales, permettent effectivement d’amortir le choc. Les liquidités fournies, quasi illimitées, au-delà de poser des questions de sens, irriguent donc les marchés. Quelle analyse porter sur cette situation et quelle stratégie d’investissement adopter ?
La crise liée à la mondialisation du Coronavirus est très violente : économiquement, financièrement et surtout psycho- logiquement. Elle a mis en évidence certaines lacunes dans l’organisation de nos pays et, d’une certaine façon, elle arrive à un moment bien particulier, où un certain nombre de principes étaient déjà en questionnement. Cette terrible crise, par certains aspects, présente aussi un côté positif : la santé est passée avant l’économie et, surtout, elle peut nous projeter plus rapidement dans « une forme de monde d’après ». Ce monde, nous avions en effet le sentiment d’avoir commencé à y entrer ces dernières années, marquées par une montée profonde des enjeux sociétaux, une remise en cause du libéralisme financier et commercial… Pour résumer, par le sentiment d’arriver « au bout d’un certain chemin » illustré par la multiplication des mouvements sociaux et populistes un peu partout dans le monde. Bref, finalement, cette crise peut accélérer ce processus de mutation, notamment dans le domaine de la transition énergétique. Ce qui a été fait pour la santé doit également pouvoir être fait face à l’urgence climatique. Ces expériences inédites de confinement vont donc marquer les esprits, ce qui va contribuer à modifier l’organisation de la vie sur plusieurs plans : accélération du développement de l’économie « online », du télétravail, du phénomène de relocalisation ou de raccourcissement des chaînes de production, redéfinition du rôle des États dans certains secteurs stratégiques comme la santé ou l’agricul- ture… Ces thèmes devront être suivis attentivement dans les politiques d’investissement futures.
Le choc sur les marchés a été logiquement violent, à la hauteur de cette stupéfaction et de l’ampleur du ralentissement économique provoqué, « décrété » presque. Mais si le choc est très violent, il n’y a pas non plus d’ambiance de panique financière : personne ne songe à « protéger son argent dans des coffres » et le système bancaire ne suscite pas de défiance particulière. Les actions ont baissé très rapidement et les spreads de crédit se sont écartés car les bénéfices des entreprises vont naturellement plonger avec la récession provoquée, mais il n’y a pas eu de sorties de capitaux massives des marchés financiers, et en particulier des actions. Il y a eu en revanche cette fois davantage de retraits des placement monétaires : les entreprises et les institutions ont effectivement besoin de liquidités pour faire face à l’arrêt de l’économie. Ceci a mis en évidence le manque de fluidité des marchés des titres de créance court terme, ce qui a provoqué quelques séances boursières très agitées.
Il s’agit donc avant tout d’un choc économique, avec un arrêt conjoint de l’offre et de la demande comme cela a déjà été largement commenté ces dernières semaines. Les appareils financiers et surtout industriels ne sont pas endommagés. Donc la question essentielle désormais tient en deux mots : quand et comment allons-nous sortir de cette crise ?
L’incertitude est évidemment grande sur le timing de sortie de crise, bien que nous commencions à subodorer un certain « pic » ou « plateau » dans la diffusion du virus, même aux États-Unis qui ont été touchés plus tard. Il s’agit donc a priori d’une question de semaines avant de réappuyer sur le bouton « on ». Mais le chemin et la façon de cette remise en route sont encore très incertains.
Pour le « comment », c’est effectivement là que les avis divergent le plus et cette incertitude pèse sur les marchés. En bref, « V », « U » ou « L » pour les scénarios de reprise économique ?
Le « V » semble hors de portée vu qu’il n’y a pas de remède disponible et a priori pas de vaccin avant plusieurs mois au mieux selon les spécialistes. Le déconfinement sera donc très progressif pour limiter les risques de propagation et les secteurs très importants des services, notamment dans le domaine du tourisme et de la restauration, risquent de connaître beaucoup de difficultés avec de nombreuses faillites. Par ailleurs, dans ce contexte anxiogène, l’épargne de précaution a significativement augmenté et ne sera pas dépensée rapidement car le marché de l’emploi est dégradé.
Le scénario du « L » est – lui – aussi assez aléatoire. Les gouvernements et les Banques Centrales ont pris des mesures très importantes pour que les entreprises puissent passer ce cap difficile au mieux. De part et d’autre de l’Atlantique, les efforts budgétaires sous différentes formes (soutiens directs, prêts garantis, différés de charges, tout un éventail de dispositifs déjà largement décrit dans la presse) sont inédits par leur ampleur (plus ou moins 10 % de PIB selon les pays) et devraient « limiter la casse ». Dans ces conditions, difficile d’imaginer qu’il n’y ait pas de rebond du tout dès que les conditions de confinement vont se relâcher.
Le scénario du « U » apparaît de ce fait le plus probable. Aujourd’hui, les consensus de chute des PIB se situent au- tour de 8 à 10 % pour l’ensemble de l’année 2020 pour ce qui concerne l’Europe et les États-Unis. Dans l’ensemble en effet, les scénarios de reprise se fondent sur une hypothèse de retour à une certaine normalité de fonctionnement de nos sociétés autour du mois de septembre. Aujourd’hui, les esti- mations tablent sur une croissance de l’ordre de 3 % l’année prochaine, rythme qui pourrait fléchir légèrement ensuite. En fait, cela signifie qu’il faudrait de 3 à 4 ans pour revenir au niveau de production de 2019 ! Selon les analyses du FMI, l’économie occidentale tournerait donc en « sous régime » pendant encore plusieurs années, ce qui signifie que l’inflation sous-jacente devrait rester modérée encore quelques années. La croissance chinoise serait comprise entre 0 et 1 % cette année, avant un rebond l’année prochaine, le FMI l’estime à + 9 %, mais il n’y a pas encore de consensus clair à ce sujet.
Taux d’intérêt : les Banques Centrales en ont fini avec l’outil « baisse des taux »…
Les marchés obligataires gouvernementaux ont été « nationalisés » au Japon, aux États-Unis et en zone Euro. Dans ces trois zones, les Banques Centrales ont pris en charge les dettes gouvernementales nées de plusieurs années de déficit budgétaire, de la crise financière de 2008, puis enfin, des mesures de soutien nécessaires pour faire face à ce coup d’arrêt économique issu de la propagation du virus. Les ratios dette/PIB de la majorité des grands pays européens et des États-Unis vont se dégrader de 10 à 15 % en moyenne cette année. Pour la France, cela signifie quelatailledeladettevapasserdeprèsde100%à115%duPIB. Nous sommes encore loin du cas du Japon, en avance dans le cycle « déflationniste », qui a un niveau de dette de plus de 250 % du PIB. La question de la dette publique et de sa signification commence à susciter de vifs débats et de plus en plus d’obser- vateurs considèrent que cette dette ne sera jamais remboursée, mais « rollée » éternellement.
Les taux longs à 10 ans ont donc convergé autour de 0 % : c’est le niveau du JGB japonais, le Bund allemand se stabilise autour de – 0,45 % et le T-Notes américain se situe à 0,65 % (son rendement était encore de près de 2,00 % en début d’année avant que la Fed ne se décide à baisser les taux directeurs dans la fourchette 0,00/0,25 %). Même les taux long chinois baissent rapidement et sont passés de près de 3,0 % à 1,5 % aujourd’hui.
Cette convergence étant réalisée, nous avons le sentiment que les rendements vont se stabiliser pendant assez longtemps autour de ces niveaux. Le Fed a expliqué qu’elle n’envisageait pas de faire passer les taux directeurs en territoire négatif et la BCE n’ira pas plus loin sur ce plan non plus semble-t-il.
…Mais les Banques Centrales ont d’autres outils possibles
La Fed est allée très loin et assez rapidement dans l’utilisation d’une panoplie large de mesures « non conventionnelles » pour faire face aux nombreux risques croissants, économiques bien sûr, mais aussi sur les marchés : manque de liquidités et écartements sur les spreads interbancaires, sur le marché du crédit, des obligations « High Yield »… Elle peut encore aller plus loin potentiellement : achats d’actions, ciblage de PIB nominal… Mais c’est surtout la BCE qui sera la plus observée dans les prochaines semaines, et particulièrement pour savoir si elle compte aller plus loin sur ses interventions sur le marché du crédit, et notamment celui du « High Yield », sur les dettes souveraines ? À suivre…
En attendant, nous préférons investir sur les dettes d’entre- prises que sur les dettes souveraines de la zone. La situation sur la dette italienne s’est calmée avec la décision de S&P de ne pas dégrader la note du pays. La situation en zone Euro reste assez tendue entre les pays du Nord et du Sud sur les modalités de financement des déficits, et notamment sur la question de mutualisation des dettes. Ce sujet de la construction européenne a une nouvelle fois été mis à l’ordre du jour en période de crise, il reviendra sur le devant de la scène, peut-être plus tard.
Nous pensons que les obligations « Investment Grade » ont retrouvé de la valeur, particulièrement sur le segment 1-3 ans, avec des rendements autour de 1,4 %. Les maturités plus longues sont également intéressantes.
Les obligations « High Yield » ont rebondi sensiblement de l’ordre de 10 % depuis leurs plus bas niveaux du mois de mars. Nous étions très positifs le mois dernier sur ce segment, nous le restons. Certes, le taux de défaut implicite a baissé, passant de 50 % à près de 40 % aujourd’hui. Mais cela reste plutôt dans des normes historiques élevées, en tout cas bien supérieures aux plus hauts taux effectifs constatés de l’ordre de 10 %. Le rendement offert est de l’ordre de 5,5/6,0 %, ce qui reste compétitif en termes de rendement absolu et relatif.
La dette émergente a été assez volatile, mais la proposition nous semble également convenable, et notamment sur la dette locale où il y a moins de risques de restructurations après la baisse d’ensemble des monnaies contre le dollar. Les taux ont également baissé, mais un portefeuille assez équilibré de divers pays procure un rendement de l’ordre de 5 % à 4-5 ans, avec des devises au plus bas.
Les obligations convertibles ont été très résilientes pendant les phases de marché baissier, bénéficiant de leur caractère convexe. Mais de ce fait, la sensibilité aux marchés actions a beaucoup baissé (autour de 25 % en Europe) et l’optionalité est désormais faible. En contrepartie, nous retrouvons également du rendement sur la classe d’actifs.
Notons que l’or bénéficie de ce contexte de questionnements sur la signification des dettes gouvernementales, et potentielle- ment sur la valeur des monnaies sous-jacentes et de taux réels négatifs. De plus en plus d’investisseurs cherchent à placer dans des actifs réels, et l’or représente une sorte de réserve de valeur par défaut des autres. L’once d’or est passé au-dessus de 1 700 dollars l’once et pourrait dépasser ses plus hauts historiques de 1 900 dollars l’once dans les prochains mois.
Actions : les marchés pourraient être fragilisés par la concrétisation de résultats très négatifs des entreprises
Depuis les plus bas atteints il y a pratiquement un mois jour pour jour, les indices actions ont rebondi fortement. L’indice S&P 500 a ainsi regagné plus de 26 % (+ 20 % pour l’Eurostoxx), si bien que le repli des actions américaines depuis le début de l’année n’est plus que de 16 % ! Cela nous semble trop peu au regard de l’ampleur de la crise. Certes, cette fermeté globale des actions américaines se justifie par la bonne tenue des va- leurs « GAFA »(1) (20 % de l’indice) qui ont bénéficié de l’engouement pour l’économie « online » durant les confinements. Mais nous pensons que les marchés pourraient être fragilisés par l’impact très négatif de la crise sur les comptes des entre- prises. Les chiffres du premier trimestre sont logiquement mauvais mais ne traduisent pas encore l’arrêt brutal des économies qui s’est produit plus tard, dans le courant du mois de février. Aujourd’hui, les profits des entreprises américaines ont chuté de 24 % par rapport à la même période de 2019. Ces baisses s’expliquent principalement par le secteur financier (-50 %). En Europe, la baisse est de 11 % au global à ce jour. Les chiffres du deuxième trimestre donneront une vision plus réaliste de « l’ampleur des dégâts ». Les estimations « Top Down », c’est-à-dire en modélisant les impacts économiques sur les bénéfices en masse semblent plus utiles en ce moment. Selon ces modèles, cela donnerait des chutes de profit de l’ordre de 35 à 40 % sur les grands indices. Par exemple, pour ce qui concerne les bénéfices agrégés des entreprises de l’indice S&P 500, on passerait de 165 USD de profit par unité d’indice en 2019 à un niveau compris entre 100 et 110 USD en 2020, avant de regagner éventuellement de l’ordre de 15 à 20 % en 2021, ce qui donnerait autour de 125 USD de bénéfice par indice. En termes de valorisation, cela permet de fixer les idées et de donner quelques repères : le PER(2) de l’indice S&P 500 de la dernière année normale, donc 2019, est donc de 17 aux cours actuels. En appliquant la baisse des bénéfices anticipée, il se situe à 27 pour 2020 et 22 pour 2021. Tout cela est assez tendu et ne laisse que peu de marges d’appréciation, même si les taux d’intérêt sont bas. Pour la zone Euro, avec un raisonnement similaire, nous obtenons des PER 2019, 2020 et 2021 de respectivement 12, 18 et 15. Cela semble plus raisonnable, mais l’indice européen est moins riche en valeurs technologiques qui sont structurelle- ment plus chères. Par ailleurs, l’atout dividendes des actions a perdu de son éclat : d’une part parce que les dividendes versés vont baisser nettement cette année (de moitié ?) et, d’autre part, les rendements des obligations ont monté. En termes de style, si les valeurs de « croissance » sont chères dans l’ensemble, il nous semble également trop tôt pour revenir vers les valeurs « value ». Il n’y a pas de catalyseur macroéconomique visible à court terme sur le segment des valeurs industrielles cycliques, ni sur les banques. Nous pouvons juste constater que ce n’est pas cher historiquement en absolu et en relatif. Au final, sur les actions américaines et européennes, nous pensons que de prochaines consolidations sont possibles et nous donnerons des points d’investissements plus intéressants.
Notre scénario central
Les marchés achètent actuellement un scénario de sortie de crise assez rapide, considérant que le pic de l’épidémie est proche et que, grâce au soutien potentiellement illimité des Banques Centrales, le cap difficile sera franchi. Celles-ci vont en effet absorber le surplus de dettes publiques émises et les porter et/ou « roller ». Les États peuvent donc s’endetter éternellement à taux 0, où est le problème ?
En revanche, la crise est brutale et l’impact sur les comptes des entreprises sera très important. Nous envisageons donc des marchés actions pris entre ces deux logiques, avec beaucoup de volatilité.
D’ailleurs, les phases de grandes corrections boursières se font souvent en plusieurs temps, une nouvelle vague de baisse ne serait pas surprenante de ce point de vue. Elle donnerait l’occasion de renforcer à bon compte les portefeuilles, comme le mois dernier.
Plus globalement, nous préférons investir dans les entreprises que dans les États, et nous restons positifs sur les segments « Investment Grade » et « High Yield ». Et n’oublions pas l’or qui « coche beaucoup de cases » actuellement.
NOTES
- Google, Amazon, Facebook, Apple.
- PER : Price Earning Ratio. Indicateur d’analyse boursière : ratio de cours divisé par le bénéfice.