De la surchauffe à la récession sans transition ?

par Benjamin Melman, Global Chief Investment Officer, Asset Management, chez Edmond de Rothschild AM

Les investisseurs accordent une attention grandissante à la « Sahm rule » qui constate que lorsque la moyenne mobile du taux de chômage des 3 derniers mois dépasse de 0,5% le plus bas point observé sur les 12 derniers mois, il y a toujours eu derrière une récession. Or après les dernières statis- tiques sur l’emploi, nous sommes bien dans ce cas de figure. Pour autant, il convient de relativiser un peu ces chiffres. En effet, nous ne constatons pas de rebond particulier des licenciements mais une forte variabilité de la population active avec une recrudescence des nouveaux entrants à la re- cherche d’un travail, notamment grâce à l’immigration et sur le dernier mois un nombre important de salariés n’ayant pu se rendre au travail du fait de mauvaises conditions météorologiques (ouragan Beryl). Le chômage de long terme n’a pas varié depuis un an. S’il y a bien un ralentissement des embauches, la hausse du chômage est avant tout une augmentation de l’offre de travail, un phénomène qui ne peut pas être mauvais pour les entreprises américaines qui se heurtaient à tant de pénuries de main d’œuvre et qui voient enfin les salaires ralentir.

Depuis le début de la crise du Covid, l’économie américaine est beaucoup plus difficile à lire, les secteurs sont sur des cycles différents et il nous semble important de ne pas réagir à une seule donnée. A ce titre, il est intéressant de regarder les nowcasts qui agrègent les données du trimestre. Chaque méthodologie diffère, mais selon Bloomberg, la FED de New-York ou d’Atlanta, les statistiques sont compatibles avec une croissance trimestrielle de 1,17%, 2,11%, et 2,54%, des niveaux globalement plus faibles qu’au deuxième trimestre mais pas non plus en chute libre. Surtout, au-delà de la querelle sur les statistiques, nous ne voyons pas les facteurs conduisant à la récession : la dégra- dation des marges des entreprises conduisant aux restructurations et la crise financière.

Nous sommes donc dans une phase de ralentis- sement dite « late cycle » qui historiquement s’ac- compagne de baisses de taux et de performances des marchés d’actions qui restent favorables. Notre lecture du cycle nous amène à considérer qu’il est un peu trop tôt pour s’inquiéter du risque écono- mique, d’autant plus que le Gouverneur de la FED considère que l’inflation a suffisamment faibli pour chercher à favoriser le cycle.

Le grand déphasage de la Banque du Japon

La bourse japonaise est celle qui a le plus baissé (plus de 11% de baisse depuis le 31 juillet). La fragi- lité intrinsèque de ce marché vient du resserrement monétaire surprise fin juillet de la Banque du Japon et de l’annonce d’un cycle éventuellement plus puissant de hausse de taux. La banque centrale se positionne ainsi aux antipodes d’un reste du monde qui se débarrasse plus ou moins certainement de la question inflationniste et a commencé ou va enga- ger un cycle de baisse de taux. De quoi propulser le yen à la hausse et pénaliser les entreprises ex- portatrices nippones peuplant les indices japonais. D’autant plus qu’à l’effet devise, il faudra ajouter le ralentissement mondial à des entreprises qui ont un levier opérationnel plus important que chez les principaux partenaires. Il n’y a jamais eu de sortie heureuse de la politique de taux zéro au Japon en dépit des quelques tentatives ces dernières décen- nies. En se lançant en opposition de phase avec les autres partenaires, la Banque du Japon prend donc un risque important.

Oui, la bourse nippone a baissé la première et plus violemment que les autres. Nous ne voyons pas dans ce mouvement un indicateur avancé de la bourse mondiale mais un risque de politique moné- taire très spécifique.

Nous ne profitons pas du repli pour nous reposi- tionner stratégiquement sur les actions japonaises.

La géopolitique est toujours un risque

Les derniers événements laissent craindre un embrasement du conflit entre Israël et l’Iran. Il y a manifestement malgré tout au sein de chaque partie une volonté de contrôler l’escalade. Le repli ces derniers jours du pétrole, de l’or ou du dollar ne montre pas que la prime de risque géopolitique pèse sensiblement sur les marchés actuellement.

La Fed à la rescousse ?

Un élément de prudence est lié à la pression que les investisseurs mettent sur la Réserve Fédérale pour baisser les taux d’intérêt avant même le prochain meeting de politique monétaire, partant de l’idée que la banque centrale américaine serait désormais en retard sur le cycle de baisse des taux.

Ils risquent d’être déçus, nous n’y croyons pas. Les baisses de taux intermeetings sont extrêmement rares et liées à des crises exception- nelles comme celle de LTCM1 ou l’épisode d’effondrement des marchés en pleine affaire Kerviel, inscrite dans le cadre de la débâcle des subprimes. Même si le marché a un com- portement caractéristique de panique, il n’y a aucun élément fauteur de trouble identifié à ce jour permettant de justifier un tel mouvement. Et d’ailleurs, les conditions financières ne se sont finalement que peu dé- gradées (grâce à la baisse des taux longs).

En revanche, il ne faut pas sous-estimer le potentiel de baisse de taux de la banque centrale qui peut largement
délivrer ce que le marché anticipe d’ici la fin de l’année. La FED considérerait déjà ces dernières semaines que l’inflation était désormais suffisamment faible pour se concentrer sur d’éventuels risques sur la croissance. Les pro- jections des membres de la FED (dots) montrent un taux long terme/neutre à 2.75%. Les marchés anticipent fin 2025 des taux à 3.2%. Sachant que si le risque de récession était sérieux, la FED passerait ses taux directeurs sous le taux neutre, on voit bien ici que la capacité à surprendre positivement les marchés reste considérable.

Donc, la FED interviendra en cas de risque signifi- catif de récession. À court terme, cela paraît peu pertinent.

Quel positionnement dans ce contexte ?

l est vrai que les enquêtes montraient une certaine complaisance des investisseurs et des taux d’investissement élevés en actions. Au regard de la per- formance enregistrée depuis le début de l’année, la dégradation de l’environnement évoquée a sus- cité, dans des marchés estivaux moins liquides, des prises de profit qui ont eu tant d’impact qu’elles en ont suscité d’autres. Le money management a pris des allures de panique.

Dans ce contexte, nous ne modifions pas nos allo- cations mais prenons juste des profits sur les obli- gations souveraines qui ont bénéficié du flight to quality. Nous continuons à analyser les dynamiques de cet environnement fluctuant et surveillons de près les flux car c’est bien le nettoyage des surpo- ndérations passées qui permettra aux marchés de repartir sur une dynamique plus sereine.

NOTE

 LTCM : Long Term Capital Management est un fonds spéculatif apparu en 1994 et dont la quasi-faillite en 1998 fit courir un risque majeur au système bancaire international et créa des perturbations importantes sur les marchés financiers.