par Gonzague de Varax, Consultant chez Eurogroup Consulting
Le rêve de l’économiste est-il aujourd’hui en train de se réaliser ? La transparence de l’information, troisième loi de la concurrence pure et parfaite nous rend-elle plus homo economicus ? L’accès à la donnée nous mènerait-il finalement à de meilleures décisions ? Il est évident qu’internet nous donne accès à des ressources infiniment riches. Les décimales de pi, le premier film du cinéma, la dernière actualité technologique ; « Ok Google » fait plus que satisfaire notre curiosité. Et d’ici ou là-bas, la connaissance demeure à portée de clic. Mais pourtant, une impression demeure et s’amplifie : nous vivons dans un environnement toujours plus incertain, plus complexe à appréhender. En 2016, la surprise a été générale : Comment la quasi-totalité des enquêtes d’opinion, pourtant grands bénéficiaires du Big Data, n’a-t-elle pas prédit la victoire de Donald Trump ?
Au XVIIIe siècle, l’économie européenne, influencée par les physiocrates tirait ses richesses des revenus de l’artisanat et de l’agriculture. Les échanges étaient visibles, contraints par la technique et la distance. Les frontières plus présentes permettaient de cloisonner les problèmes et de contraindre la propagation des effets. Le temps nous était donné de comprendre. Mais l’agriculteur d’hier qui avait une idée assez fidèle de l’avenir de son exploitation n’a plus grand-chose à voir avec notre chef d’entreprise d’aujourd’hui, au mieux capable d’hypothèses quant au futur de son activité. Depuis la libéralisation des capitaux et la conquête des technologies de l’information et de la communication, c’est une véritable course à la réactivité qui s’opère. Chacun se dote, consciemment ou non, des moyens nécessaires pour limiter les délais de diffusion. Il faut limiter les frictions ! La cause n’a pas crié gare, que la conséquence se fait entendre. En résulte un territoire économique qui s’est transformé en un espace viral où anticiper les effets devient un exercice bien trop périlleux, et un terrain glissant.
Alors, face au flux d’informations, l’humain se dote des moyens nécessaires pour analyser ces données. Avec l’intelligence artificielle, on passe de l’information à la connaissance. En bon élève, l’algorithme collecte, consolide et synthétise. L’augmentation de la puissance de calcul des supercalculateurs est concomitant du volume de données produit. Mais quelles que soient ces performances, une limite fondamentale demeure. Celle-là même a été mise en évidence par Nassim Nicholas Taleb, statisticien, philosophe, épistémologue, reconnu pour sa théorie du cygne noir. Il constate la chose suivante : ne croiser que des cygnes blancs nous amène à la conclusion que tous les cygnes sont blancs. Or, absence de preuve, n’est pas preuve de l’absence ! Alors, si nombreux soient les cygnes blancs, si Big soit la data, la machine est incapable de considérer l’incertitude et ne prévoit de voir ni plus ni moins que ce qui s’est déjà vu.
Elle ne s’en tire donc pas mieux que l’humain. Mais dans l’incertitude qui définit notre environnement, que ferait la machine en proie à l’imprévu ? Que déciderait-elle ? En 2010, le trading à haute fréquence provoque une baisse de 9,2% du Dow Jones. Le 6 mai, les programmes de trading « subissent » la panique. Certes une panique plus silencieuse que dans une salle des marchés mais aussi beaucoup plus rapide – 10 min. Le point de départ de cette crise est encore discuté, mais force est de constater qu’il comportait un caractère imprévu.
La technologie a favorisé l’émergence d’un monde toujours plus incertain. Un monde que Nassim Nicholas Taleb a baptisé « Extremistan » : incalculable, accidentel, invisible. Et non sans ironie nous usons de cette même technologie pour essayer de l’appréhender, voire de le diriger. Un peu comme on essayerait de forcer un coffre avec la même clef qui a cassé la serrure. Là pourrait être notre erreur ! Les mots d'Albert Einstein nous éclairent et nous mettent en garde : « Si nous ne changeons pas notre façon de penser, nous ne serons pas capables de résoudre les problèmes que nous créons avec nos modes actuels de pensée ».
À même d’embrasser l’imprévu, se nourrissant de l’incertitude de son espace, évoluant au gré des circonstances ; voilà la nature de la pensée stratégique. Un aller-retour permanent entre le terrain et la volonté. Planifiée en amont, mais construite sur le champ, la stratégie guette. Et si un événement fortuit se présente, elle réagit. Aux origines du génie napoléonien réside avant tout une faculté exceptionnelle à prendre acte des circonstances du moment pour adapter l’action. Comme il le dit, « J’ai conçu beaucoup de plans, mais je n’ai jamais eu la liberté d’exécuter un seul d’entre eux ». Plus qu’une friction, le hasard est considéré ici comme une potentialité. Le refuser serait une arrogance de l’esprit. Comme l’armée française à Azincourt, aveuglée par son évidente supériorité, qui ferma les yeux sur le terrain boueux. Immobilisée dans la gadoue, sous la pluie cette fois, des flèches anglaises. Ainsi, le stratège est à l’écoute de son environnement. S’il sait que l’imprévu guette, il est convaincu qu’il pourra en profiter. Sa stratégie n’est pas fragile, comme a pu l’être celle du général Gamelin, sans réserve face à la surprise de la percée de Sedan. Sa stratégie n’est pas non plus robuste, c’est-à-dire qui survit mais sans tirer profit des aléas. Elle est « anti-fragile » selon les mots de Nassim Nicholas Taleb : c’est-à-dire qui bénéficie des imprévus. Qui vainc par l’imprévu. La littérature des champs de bataille s’est donc nourrie de l’expérience de l’incertain. Et à entendre Carlos Ghosn expliquer que « L’incertitude n’est pas un risque. C’est une chance à saisir, une ouverture, une opportunité. Il faut simplement apprendre à ne pas la craindre pour mieux la retourner à son avantage » il va sans dire que la science du management s’est abreuvée de cette littérature.
« Intelligence économique », « intelligence artificielle », des expressions qui sous-tendent que l’intelligence réside dans la capacité à collecter, analyser, stocker, proposer. Mais bien qu’elle se nourrisse de la connaissance, elle dérive de la compréhension et se matérialise dans l(a)’ (ré)action. Désormais conscients de l’incertain qui nous encercle, faisons renaître la pensée stratégique. Construisons notre capacité à rebondir sur ce qui devrait bientôt apparaitre à l’horizon comme un magnifique cygne noir.
A lire :
- Le Cygne noire, Nassim Nicholas Taleb, Les belles lettres
- L’Homme Nu : La dictature invisible du numérique, Marc Dugain et Christophe Labbé, Plon
- Entrer en stratégie, général Vincent Desportes, Robert Laffont
- Effectuation : les principes de l’entrepreunariat pour tous, Philippe Silberzhan, Pearson