par Thibault Mercier, économiste chez BNP Paribas
• Le PIB espagnol a progressé de 0,5% au T3, probablement grâce à la contribution positive de la demande intérieure et notamment de la consommation des ménages.
• La reprise pourrait s'essouffler dans les prochains trimestres. Les enquêtes PMI sont en repli depuis cet été. Le ralentissement de la demande externe pourrait affecter les créations d'emplois et la demande intérieure.
• Dans ce contexte, la croissance et l'inflation pourraient décevoir en 2015, compromettant le respect des objectifs budgétaires.
• La situation espagnole illustre les limites de la stratégie adoptée en Europe. L'absence de soutien à la demande intérieure expose l'UEM au ralentissement extérieur. Pourtant, d'importantes ressources existent.
Une reprise indéniable…
Conformément aux attentes, le PIB espagnol a progressé de 0,5% t/t (1,6% g.a) au troisième trimestre, après 0,6% au T2 et 0,4% au T1. Le détail par composante n’a pas encore été publié, mais, comme depuis le début de l’année, la demande intérieure a très certainement été le principal moteur de la croissance. Les enquêtes sur la population active indiquent en effet que l’emploi a progressé (de 0,4% t/t au T3), soutenant le revenu des ménages et donc leur consommation. Les dépenses d’investissement des entreprises ont vraisemblablement continué d’augmenter, bien qu’à un rythme moindre compte tenu de la dégradation de l’environnement extérieur.
Enfin, la contribution du commerce extérieur pourrait avoir été nulle, voire légèrement négative. Les exportations de services ont probablement été dynamiques, dopées par l’excellente saison touristique, compensant le ralentissement des ventes de marchandises à l’étranger et la hausse des importations.
Depuis le début de l’année, la croissance du PIB espagnol s’établit à 0,5% t/t en moyenne, une bonne performance, qu’il convient cependant de mettre en perspective : entre fin 2007 et mi 2013, le PIB a reculé de 7,4% et l’emploi de 18,3%. L’activité demeure donc loin de ses niveaux d’avant crise, et il est normal que le rattrapage soit rapide, au moins dans un premier temps. En réalité, les performances économiques espagnoles sont remarquables en ce qu’elles contrastent avec la langueur de l’activité en zone euro. Cette dernière devrait afficher une croissance de 0,1% au T3, après avoir été nulle au T2.
…mais qui devrait s’essouffler
C’est cependant l’absence de croissance en zone euro, doublée du ralentissement en Amérique latine, en Chine et des tensions avec la Russie qui pourraient avoir raison de la vigueur de la reprise espagnole. Les données de commerce extérieur, disponibles jusqu’en août, font déjà état d’un net ralentissement des ventes de marchandises à l’étranger. Les exportations de biens industriels intermédiaires (50% du total) sont les plus touchées, du fait du ralentissement manufacturier en zone euro. Elles ne sont pas les seules : les ventes de produits alimentaires (13%), d’automobiles (10%), de machines et de biens d’équipement (9%) ralentissent également. En termes de débouchés, les marchés émergents, qui avaient permis aux exportations espagnoles de progresser rapidement pendant la récession en zone euro, sont désormais moins porteurs. Les exportations vers l’Amérique Latine (7% du total) reculent nettement ; celles vers la Russie et les PECO (7%) ainsi que vers la Chine sont également en repli. Les ventes de biens à destination de la zone euro (50%) ralentissent.
La dégradation de l’environnement extérieur pourrait donc peser sur la croissance dès le quatrième trimestre. Les enquêtes PMI demeurent au-dessus de 50 (seuil d’expansion) mais ont amorcé un repli : depuis juin, dans le secteur manufacturier, et, depuis août, dans les services. Surtout, la fragilité de la composante « emploi » inquiète, le marché du travail se redressant à peine. Depuis juin, l’indice composite de l’emploi a perdu 1 point s’établissant à 51 en septembre, juste au-dessus du seuil d’expansion. Le ralentissement de la demande externe pourrait en effet affecter les créations d’emplois, ces dernières provenant en grande partie des secteurs exportateurs (industrie manufacturière, tourisme, services aux entreprises).
Dans ce contexte, la demande intérieure pourrait, elle aussi, marquer le pas. Depuis le T2 2013, la consommation des ménages a été très dynamique – elle a progressé de 0,6% t/t en moyenne – principalement soutenue par la reprise de l’emploi, le regain de confiance induit, et son corollaire, la baisse du taux d’épargne : entre le T2 2013 et le T1 2014 ce dernier a reculé de 1,5 point, s’établissant à 9,5% du revenu disponible, en deçà de sa moyenne historique. Toutefois, faute de créations d’emplois soutenues, la consommation des ménages devrait ralentir. En dépit de la faiblesse de l’inflation, les salaires réels restent atones et il ne semble plus y avoir de marge à la baisse du taux d’épargne (on peut même s’attendre à une remontée). Face à de faibles perspectives de demande, les entreprises devraient également ralentir la croissance de leurs dépenses d’investissement.
Au final, nous attendons un essoufflement de la reprise dans les prochains trimestres. La croissance du PIB pourrait n’atteindre que 1,6% en 2015 (contre un consensus à 2%), après 1,3% cette année. Dans ce contexte, inflation totale et sous-jacente devraient demeurer proche de 0%.
Risque de dérapage budgétaire
Le 15 octobre, l’Espagne a présenté son projet de Budget 2015 à la Commission Européenne. L’objectif de déficit public en 2015 est de 4,2% du PIB après un déficit attendu cette année à 5,5%. La réduction prévue de 1,3 point du solde budgétaire provient d’un resserrement structurel de 0,2 point et d’une amélioration cyclique de 1,1 point. Cette dernière résulte de l’accélération de la croissance (réduction de l’output gap) et de la sensibilité des recettes et des dépenses à cette variation. Le respect de l’objectif de déficit public l’an prochain dépend donc étroitement de la réalisation des hypothèses de croissance du Budget. Le gouvernement table sur une croissance de 2% et une inflation de 0,6%, deux éléments qui risquent de décevoir, rendant probable un dérapage budgétaire.
Les limites de la stratégie
La reprise de la croissance espagnole a été, pour l’essentiel, permise par la concentration de l’économie autour d’entreprises exportatrices, capables, face à la chute de la demande intérieure, de trouver des relais de croissance à l’étranger. A côté des entreprises exportatrices établies, les gains de compétitivité-coût réalisés pendant la crise ont permis à de nombreuses firmes, jusqu’alors incapables de faire face aux pressions concurrentielles internationales, d’accéder aux marchés mondiaux. D’après les données de l’ICEX (l’Institut espagnol du commerce extérieur), le nombre de firmes exportatrices espagnoles a augmenté de 6% par an en moyenne entre 2008 et 2012. Pour 2013, les données préliminaires indiquent une hausse de près de 12%.
L’évolution que l’on pouvait attendre peut se schématiser ainsi : l’activité et les emplois générés par les secteurs exportateurs alimentent une reprise graduelle de la demande intérieure qui permet alors à de nouvelles entreprises, pas nécessairement exportatrices, de se développer. La croissance devient plus vigoureuse et surtout, plus auto-entretenue. Le rattrapage de la demande s’accompagne d’une accélération de l’inflation et les comptes publics s’améliorent. C’est, peu ou prou, ce qui se passe en Irlande depuis un an.
Le problème se pose lorsque, comme en Espagne, la demande externe faiblit avant que la reprise de la demande interne ne soit suffisamment ancrée. La croissance risque alors de s’essouffler, pesant sur la formation des prix, compromettant le respect des objectifs budgétaires etc…
La situation de l’Espagne renvoie aux limites de la stratégie adoptée par l’Europe pour sortir de la crise de la dette. La « dévaluation interne » dans les pays périphériques de l’Union Economique Monétaire (UEM) a permis une forte croissance des exportations mais au prix de sacrifices en termes de salaires et d’emplois les exposant, plus que les autres, aux risques de déflation et d’instabilité politique. La popularité croissante des partis antisystèmes (Podemos en Espagne, Syriza en Grèce) est typique de la hausse du risque politique en zone euro.
Cette stratégie a également rendu l’UEM plus vulnérable aux chocs extérieurs. Elle dispose pourtant des ressources pour faire face au ralentissement mondial. Prise dans son ensemble, la zone euro affiche un excédent d’épargne de l’ordre de 2,5% du PIB. Et les besoins en investissement ne manquent pas. Le stock de capital dans la zone euro ne progresse plus que de 0,6% en 2014 contre 2,2% en moyenne durant la période 2001-2008. La zone euro a la nécessité d’investir ses excédents d’épargne à l’intérieur de ses frontières. Plus facile à dire qu’à faire ? Oui et non : dans une trappe à liquidité, la politique budgétaire peut pallier la faiblesse de la demande. Les effets sur la croissance seraient d’autant plus importants que les investissements en infrastructure ont des effets positifs sur la productivité et, à terme, sur la croissance potentielle. Comme l’écrivait récemment le FMI, dans des situations comparables à celles de l’Espagne, financer par la dette des investissements en infrastructure aujourd’hui est le plus sûr chemin pour réduire la dette de demain. Mais l’Espagne ne peut agir seule et on en vient, une fois de plus, à en appeler à un renforcement de la coopération budgétaire au sein de la zone euro.