Etats-Unis : Il est urgent d’attendre

par Alexandra Estiot, économiste chez BNP Paribas

La réunion de la Fed de la semaine prochaine est sûrement la plus attendue de l’année. Il sera alors question de savoir si le robinet de la liquidité doit être resserré. A défaut, il faudra expliquer pourquoi la décision de ralentir la troisième vague d’assouplissement quantitatif (QE3) est remise à plus tard. Depuis avril 2011, quatre des huit réunions annuelles du FOMC1 sont suivies d’une conférence de presse, occasion pour Ben Bernanke de présenter la mise à jour des prévisions, mais aussi d’expliquer (voire expliciter) les décisions prises.

Ces réunions sont devenues, de facto, celles aux cours desquelles la Fed annonce des décisions importantes : la fixation d’un objectif d’inflation (janvier 2012), la prolongation de l’Opération Twist (juin 2012), QE3 (septembre 2012), le maintien des achats mensuels de Treasuries malgré la fin de l’Opération Twist (décembre 2012), l’engagement de garder les taux bas tant que le taux de chômage demeure supérieur à 6,5% (décembre 2012). A cette liste, peut-être faudrait-il ajouter les précisions apportées en juin 2013 par Ben Bernanke quant au probable calendrier de sortie de QE3, même si ce qui fût alors dit ne fût jamais écrit…. Cette règle d’annonce devant attendre les conférences de presse est communément admise par la plupart des Fed Watchers (économistes et journalistes spécialisés dans le suivi et l’analyse des faits et gestes de la Fed), même si une exception de taille est à noter : l’Opération Twist avait été décidée en septembre 2011, soit lors d’une réunion qui ne se prolongeait pas d’une conférence de presse.

Ben Bernanke a déclaré, avant l’été, que le rythme d’achats au titre de QE3 serait ralenti d’ici la fin de l’année. Certains tablent sur une annonce en septembre et d’autres en décembre. Jusqu’à la publication du rapport emploi du mois d’août, les premiers étaient plus nombreux que les derniers. Nous faisons partie du camp des «décembristes», notamment au vu de la faiblesse de l’emploi.

Depuis un an que la Fed achète mensuellement USD 40 mds de MBS et USD 45 mds de Treasuries à longues échéances, le tableau conjoncturel n’a pas tellement varié. En août 2011, les créations d’emplois étaient de 141 000 en moyenne sur six mois. Un an plus tard, cette moyenne est de 160 000. Cette amélioration, qui reste marginale et fragile, est par ailleurs le seul fait des activités de services dans le secteur privé. Les effectifs du secteur public continuent de se réduire sensiblement au même rythme, alors que le secteur manufacturier est passé d’un statut de créateur net à un statut de destructeur net d’emplois. Certes, en un an, le taux de chômage a été réduit de 8,1% à 7,3%, mais cette baisse n’est attribuable qu’aux deux tiers aux créations d’emplois et à un tiers au recul du taux d’activité (63,2% en août, au plus bas depuis 1978).

Par ailleurs, le ratio de l’emploi à la population en âge de travailler n’a progressé que de 0,2 point (de 58,4% à 58,6%) demeurant près de 5 points sous son niveau d’avant l’entrée en récession. Si la baisse du taux d’activité est en partie attribuable aux évolutions démographiques (une population vieillissante et des taux d’activité plus faibles avec l’âge conduisent à une baisse du taux d’activité moyen), elle reflète aussi des conditions économiques qui sont loin d’être revenues à la normal.

Le taux de chômage perd donc en pertinence lorsque le taux d’activité varie autant. Synthétique, mieux appréhendé du grand public, ses évolutions n’en sont pas moins trompeuses, et surestiment l’amélioration des conditions prévalant sur le marché du travail. Pour pallier ces travers, nous construisons des indices sur la base des listes de données que Ben Bernanke et Janet Yellen (Vice-Présidente de la Fed) ont déclaré suivre2. (Dans) les Indices Ben et Janet (…) on voit très clairement dans quels abysses l’économie américaine a sombré durant la crise, les deux indices plongeant de six écart-type sous leur moyenne de référence. On constate aussi les progrès rapides entre le creux de cycle et le début de 2011, et les améliorations marginales depuis, qui laissent les deux indices d’environ deux écart-type sous la moyenne de référence. De fait, les Indices Ben et Janet sont actuellement aux niveaux enregistrés au début de 2003, soit une période de détente monétaire : Ben Bernanke, alors vice-président de la Fed avait gagné quelques mois plus tôt son sobriquet d’Helicopter Ben. La Fed combattait le risque de déflation, avec des taux abaissés de 25 points de base (à 1%) en juin et l’adoption de sa première forward guidance en août. En résumé, selon les Indices Ben et Janet, il serait aujourd’hui temps pour la Fed d’assouplir davantage sa politique monétaire, pas de réduire son soutien.

C’est en janvier 2004, que la Fed s’assouplissait dans l’assouplissement, modifiant l’énoncé de sa forward guidance de «the Committee believes that policy accommodation can be maintained for a considerable period » à « the Committee believes that it can be patient in removing its policy accommodation ». Les Indices Ben et Janet étaient alors proches de leurs moyennes de référence, ce dont nous sommes loin aujourd’hui. L’output gap était alors estimé à environ -0,5 points de PIB et la différence entre le taux de chômage constaté et le NAIRU à 0,7 point3. Ces deux mesures sont aujourd’hui de respectivement -5,5 pts et 1,8 pt. Output gap et NAIRU sont des abstractions non mesurables, et donc sont souvent mésestimées. L’ampleur des surcapacités pointées par ces deux indicateurs se trouve pourtant confirmée par l’absence d’inflation. Le déflateur de la consommation privée, mesure préférée de la Fed, était ainsi en hausse de seulement 1,4% en juillet (contre une cible de 2%) avec une hausse sous-jacente encore plus limitée (à +1,2%).

Une décomposition des Indices Ben et Janet montre que les diverses composantes peuvent être séparées en deux groupes. Dans le premier, on trouve les créations d’emplois et l’activité (auxquelles s’ajoutent les premières demandes d’indemnisation du chômage dans le cadre de l’Indice Ben). Les autres mesures de sous-utilisation de la main d’œuvre se retrouvent dans le second groupe : taux de chômage, de démissions et d’embauches (ainsi que la progression salariale dans le cadre de l’Indice Ben). Selon le premier groupe, les conditions économiques se sont considérablement améliorées (l’indice est au-dessus de sa moyenne de 2003-2007). Selon le second, elles n’ont connues qu’une reprise marginale (l’indice reste trois écart-type sous sa moyenne de 2003- 2007). Bien que de moindre ampleur, cette décorrélation était déjà présente après la sortie de récession de 2001. Le problème principal de l’Amérique demeure ainsi son marché du travail, et la Fed est loin de satisfaire à son objectif de plein emploi.

Tout ceci semble plaider, d’un point de vue des conditions économiques, pour une accélération des achats de titres et non pas un ralentissement. Il s’agit alors de nuancer. Il s’agit d’abord de remarquer que les Indices Ben et Janet s’améliorent actuellement, alors qu’au début de 2003, ils se détérioraient. De plus, et du point de vue des officiels de la Fed, si l’assouplissement quantitatif agit sur l’économie grâce aux flux (achats mensuels de titres), il existe également un effet stock (volume de titres détenus par la Fed). Les membres de la Fed semblent, sur la base de travaux académiques, estimer ce second canal de transmission comme important, et pourraient conclure que les effets retardés des détentions seront suffisants à soutenir l’économie. Une autre préoccupation est l’évolution de l’équilibrage des risques et des bénéfices. Les bénéfices attendus se mesurent en termes de soutien à la demande et les risques en termes de stabilité financière. Il faut alors tenter d’équilibrer des bénéfices à court terme avec des risques à moyen terme. Certains estiment la politique monétaire inefficace une fois que les taux sont proches de zéro : avec des bénéfices nuls, les risques deviennent l’élément prépondérant à prendre en compte lors de la décision, même s’ils sont négligeables. D’autres pensent que la politique monétaire peut être efficace, aux travers d’outils non orthodoxes, qu’un soutien monétaire est d’autant plus nécessaire que la politique budgétaire et restrictive, et craignent les effets d’hystérèse4 : l’absence de croissance d’aujourd’hui est alors un plus grand risque que la stabilité financière de demain.

Ben Bernanke et Janet Yellen font indubitablement partie du second groupe, tout en étant convaincu des effets stock du QE. Face au ralentissement des créations d’emploi, il nous semble improbable que le couple (professionnel) qui dirige la Fed cherche à freiner le QE3 dès le mois de septembre, ce qui devrait suffire à trancher le débat. Et pour ce qui sera décidé en décembre, peut-être serait-il plus sage d’attendre de savoir si Janet Yellen prendra la succession de Ben Bernanke ou si la place sera réservée à un candidat moins impliqué dans la politique monétaire de ces dernières années.

NOTES

  1. Comité de l’Open Market. En avril 2011 étaient décidées la tenue de conférences de presse à l’issue de certaines réunions, les dates précises étant annoncées en amont. Un an plus tard, en mai 2012, la règle de quatre réunions par an (à la fin de chaque trimestre soit en mars, juin, septembre et décembre) était adoptée.
  2. Voir EcoWeek du 26 avril 2013, « Cartographie de la Fed ». Pour l’indice Janet, nous agrégeons des mesures centrées réduites (sur la période de référence 2003-2007) de cinq statistiques (créations d’emplois, taux de chômage, taux d’embauches, taux de démissions, indicateur d’activité), liste qui compte deux indicateurs de plus pour l’indice Ben : les premières inscriptions à l’indemnisation du chômage et l’évolution du taux de salaire horaire.
  3. Nous utilisons les mesures d’activité potentielle et de NAIRU (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment, soit le taux de chômage qui n’accélère pas l’inflation) du CBO (Congressional Budget Office).
  4. Lorsque des faiblesses d’aujourd’hui viennent à peser sur la croissance de demain. Il en va ainsi des conséquences d’un taux d’investissement trop faible (qui conduit à une moindre productivité du capital dans le futur) et de périodes prolongées de chômage (qui réduisent les compétences et l’employabilité de la main d’œuvre dans le futur).

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