par Alexandra Estiot, économiste chez BNP Paribas
• Il est généralement reconnu que la rapide baisse du taux de chômage conduit à surévaluer l’état du marché du travail.
• L’ampleur des capacités excédentaires est moins consensuelle, comme son effet possible sur les salaires. Notre analyse est que le sous-emploi reste très important et contraint l’inflation salariale.
• Malgré une rapide résorption récemment, l’ampleur du sous-emploi explique la patience de la Fed
Le marché du travail est difficile à décrypter. Le rapport emploi est constitué de deux enquêtes ; l’une, auprès des ménages, permet l’estimation de la population active, du taux d’activité et du chômage ; l’autre fournit les effectifs, les rémunérations et le temps de travail. Réconcilier les données des deux enquêtes peut être ardu, mais la difficulté est aujourd’hui davantage liée au fait qu’il ne s’agit plus de répondre à l’unique question du dynamisme de l’emploi mais à plusieurs. L’emploi est-il bien orienté? Le rythme des créations d’emplois est-il suffisant ? Quelle est l’ampleur du sous- emploi résiduel ? Quelle sera la tendance suivie par les salaires et ses conséquences sur l’inflation ?
Cette fois, c’est différent
La récession de 2007-09 se distingue de toutes les autres: accompagnée d’une crise financière, elle a été provoquée et aggravée par la nécessité pour certains agents de se désendetter. Le repli de l’activité a été sévère et prolongé, le rebond inégal et limité. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont connu, abstraction faite de la dernière crise, dix phases de contraction du PIB. D’une durée de dix mois, ils ont entraîné un repli moyen de l’activité de 1,7%. Il suffisait en général de deux trimestres de croissance pour que le précédent point haut soit de nouveau atteint et cinq ans après la récession, le PIB et l’emploi se situaient en moyenne 16% et 7%, respectivement, au-dessus de leurs niveaux d’avant crise. L’inflation avait alors depuis longtemps commencé à accélérer et la Fed à resserrer sa politique monétaire. Ainsi, cinq ans après la récession de 1990-1991, les taux avaient été relevés à sept reprises (pour un total de 300 points de base) ; cinq ans après la récession suivante (2001), les taux étaient supérieurs de 425 pb à leur précédent point bas.
La récession de 2007-2009 s’est, quant à elle, prolongée sur 18 mois, avec un recul cumulé d’activité de 2,9% et il aura fallu neuf trimestres de croissance pour que l’activité revienne à son niveau de fin 2007. Quant à l’emploi, il demeure aujourd’hui inférieur à son niveau d’avant crise, de 2,4%. L’inflation reste désespérément faible: en juillet, le glissement annuel du déflateur de la consommation privée était inférieur à l’objectif de la Fed (2%) pour le vingt-septième mois consécutif. Hors denrées alimentaires et énergie, il n’a franchi la barre de 2 % que cinq fois (au début de 2012) depuis la fin 2008.
Le taux de chômage, qui est historiquement le meilleur indicateur de la santé de l’emploi, a connu une évolution atypique. Il est habituel que les variations du taux d’activité affectent l’évolution du taux de chômage, faisant de ce dernier un indicateur retardé. En résumé, pendant et après une récession, certains chômeurs peuvent se décourager et ne plus chercher activement un emploi, sortant de la population active et limitant ainsi la hausse du taux de chômage. Avec la reprise et le dynamisme retrouvé de l’emploi, ils reprennent une recherche active et limitent alors le recul du chômage. Aujourd’hui, les travailleurs découragés n’ont toujours pas fait leur retour et certains se demandent s’ils le feront un jour.
Les raisons de la baisse du taux d’activité sont cruciales. S’il diminue pour des raisons structurelles (vieillissement de la population), le taux de chômage reste un indicateur pertinent et son recul de près de 4 points de pourcentage l’a amené à un niveau (6,1% en août) suffisamment proche du NAIRU (taux de chômage n’accélérant pas l’inflation, soit une mesure de son niveau d’équilibre1) pour autoriser la normalisation de la politique monétaire, de façon à prévenir l’émergence de tensions inflationnistes. En revanche, si le recul du taux d’activité est (même partiellement) conjoncturel, le taux de chômage surestime l’état de santé du marché du travail, de sorte qu’un relèvement prématuré des taux pourrait conduire à un nouveau ralentissement, donnant ainsi un coup d’arrêt à l’embellie de l’emploi. Le risque serait alors pour la Fed de ne pouvoir relancer l’activité, faute d’une puissance de feu suffisante2. Par ailleurs, le prolongement des épisodes de chômage finirait par abaisser la croissance potentielle, du fait de pertes de compétence.
Quelle est la gravité de la situation ?
Nous avons pu observer récemment des signes très positifs. L’emploi non agricole a progressé d’environ 2,5 millions d’une année sur l’autre en juillet et en août, en accélération après une moyenne stable de 2,25 millions au cours des dix-huit mois précédents. La création de plus de 200 000 emplois par mois est certes une bonne nouvelle mais la performance n’en reste pas moins insuffisante. C’est en effet le rythme tendanciel de croissance de la population active : ainsi, ce rythme ne fait que permettre la stabilisation du taux de chômage. De plus, cette accélération des créations d’emplois s’explique avant tout par la fin du recul des effectifs du public… Il n’y a rien de surprenant au fait que le secteur privé n’accélère pas le rythme de ses embauches: depuis la sortie de récession, la croissance trimestrielle de la demande intérieure finale est resté limitée à 1,9% (taux annualisé), soit 0,6 pp seulement au-dessus des gains de productivité du travail.
Même si la plupart des économistes s’accordent sur l’existence du sous-emploi, son ampleur fait débat. Pour évaluer l’état du marché du travail, il convient d’analyser un grand nombre de données différentes, telle tendance positive ici étant nuancée par telle tendance négative là ou tel niveau toujours élevé ailleurs. En mars, Janet Yellen avait déroulé la liste des indicateurs lui permettant de poser son diagnostic, nous conduisant à la construction d’un indicateur synthétique. Nous avons de nouveau opté pour la méthode utilisée pour construire les indices Ben et Janet, conçus pour mesurer les progrès accomplis vers la réalisation des objectifs de QE3. Cette méthode consiste à normaliser (la moyenne est fixée à zéro, l’écart-type à 1 sur une période « normale », assez longue pour couvrir un cycle complet mais excluant la récession de 2007- 2009) une liste d’indicateurs, puis à les agréger. Cette liste est celle fournie par Janet Yellen : le nombre de personnes travaillant à temps partiel (pour des raisons économiques), le taux de chômage de longue durée (27 semaines ou plus), la progression des salaires, les taux de recrutement et de démission, et le taux d’activité des 25-54 ans.
Le rapport JOLTS (Job Opening and Labor Turnover Survey) sur la rotation de la main-d’œuvre n’existe que depuis 2000. Cependant, la relation entre les taux de recrutement et de démission, d’une part, et le taux de chômage, d’autre part, est stable, de sorte qu’il est possible de reconstruire l’indice SLACK sur longue période (Graphique 3). Les conclusions qui en découlent sont on ne peut plus claires: la situation actuelle du marché du travail est épouvantable ! Cet indicateur n’a, bien sûr, rien d’officiel ; il est donc possible qu’il surestime l’ampleur du sous-emploi.
Cependant, il suit de près l’évolution de l’output gap mesuré par le Congressional Budget Office (CBO), tout en décrivant une situation plus détériorée encore3. Alors que l’output gap du CBO n’est pas très éloigné des niveaux précédents, ce n’est absolument pas le cas de l’indice SLACK. Quoi qu’il en soit, les deux aboutissent à la conclusion qu’un durcissement monétaire serait prématuré…
Salaires, prix…
La politique monétaire a vocation à assurer la stabilité des prix et le mieux est d’agir préventivement… Il en va ainsi depuis la forte inflation des années 1970. La Fed avait alors trop tardé à durcir sa politique (entre 1974 et 1979, les taux d’intérêt réels ont fluctué entre -4,7% et 2,3%, pour une moyenne d’environ -0,5%), nécessitant par la suite une politique d’autant plus restrictive, avec de graves conséquences sur l’activité et l’emploi.
Cependant, et sans remettre en question les erreurs commises au cours de cette période, la Fed était alors très en retard : les taux longs réels n’ont dépassé la croissance du PIB qu’en 1981, alors que l’inflation est restée supérieure à 5% pendant huit ans. Aujourd’hui, l’inflation est très faible (1,5% en juillet, telle que mesurée par le glissement annuel du déflateur de la consommation privée) et dire que la Fed est en retard (behind the curve) est très exagéré…
Quant aux salaires, ils restent désespérément stables sur une tendance de 2% l’an ces cinq dernières années malgré la chute du taux de chômage, preuve que la relation entre les deux (courbe de Phillips) s’est rompue. Certains soutiennent que les chômeurs de longue durée ne doivent pas être pris en compte dans cette relation. « Preneurs de salaires » (wage-takers), ils ne participent pas à la fixation du niveau de salaire qui équilibre offre et demande de travail. Notre propre analyse montre, au moyen de régressions linéaires simples, que le taux de chômage de longue durée est actuellement un meilleur indicateur pour la tendance des salaires.
La recherche récente semble confirmer nos propres conclusions : le chômage de l’ombre, comme l’a qualifié Janet Yellen, en juin dernier, semble contraindre l’évolution des salaires. Reprenant et développant des travaux déjà publiés, David G. Blanchflower a présenté, cette semaine, les résultats de son travail à partir des données de panel (au niveau des cinquante Etats, ce qui permet de lever la difficulté liée à un échantillon statistique trop limité pour tester rigoureusement l’hypothèse que le sous-emploi exerce ces dernières années de fortes pressions à la baisse sur les salaires). Ces travaux mettent en évidence l’existence d’un « effet négatif statistiquement significatif » de l’inactivité (1 – le taux d’activité) sur les salaires : plus le taux d’activité augmente, plus les salaires progressent rapidement, et, inversement, plus il recule, plus la croissance des salaires est limitée.
Blanchflower et Posen concluent que «l’existence de capacités excédentaires sur le marché du travail est la raison principale de la persistance d’une inflation inférieure à l’objectif de 2% du FOMC », et recommandent que la progression des salaires soit adoptée comme «cible intermédiaire supplémentaire pour la politique monétaire».
Une telle recommandation est de nature à choquer ceux qui pourraient y voir la réapparition de la spirale prix / salaires, largement responsable de la grande inflation des années 1970. Il n’en est rien : Blanchflower et Posen ne font qu’appeler la Fed à se fixer pour objectif une croissance des salaires réels, et non la réintroduire une indexation des salaires sur l’inflation. Ils recommandent ainsi à la Fed de soutenir l’économie de façon à générer une croissance décente des salaires réels. Il n’y aurait pas nécessairement de conséquence néfaste sur l’inflation : au cours de la période dite de Grande modération, les salaires se situaient sur une pente annuelle de 4% sans que l’inflation (glissement annuel du déflateur de la consommation privée) ne dépasse 1,9 % en moyenne.
Cette recommandation de Blanchflower et Posen fait écho à une interview accordée par Janet Yellen à Time Magazine au début de l’année. Elle avait alors déclaré souhaiter « voir les salaires réels repartir à la hausse » ; des propos qu’il convient de ne pas oublier lorsqu’il s’agit de déterminer la paternité (ou la maternité) des fameux points dots (qui permettent de visualiser sur un graphique les projections du niveau de taux cible des fonds fédéraux, Fed Fund Target, de chaque membre du FOMC).
Pour l’heure, les membres du FOMC jugent qu’il n’est pas opportun de dévoiler l’identité attachée à chacun de ces points, même si, individuellement, certains Présidents de Fed Régionales ont dévoilé leur propre projection. Interrogée sur la valeur de son dot lors de la conférence de presse du dernier FOMC, Janet Yellen a refusé de répondre, ajoutant que ses anticipations ne devaient pas être sur-interprétées, le degré d’incertitude qui leur est attaché étant inconnu, discours qu’a également tenu cette semaine le Président de la Fed de New York, William C. Dudley.
Il fut un temps où la compréhension du jargon des membres de la Fed n’allait pas de soi. Mais la communication de la Fed a aujourd’hui tellement changé depuis les débuts de l’ère Greenspan, qu’elle semble celle d’une toute autre institution. Les responsables de la Fed s’expriment à présent en termes simples : communiquer le plus d’information possible est désormais considéré comme un moyen de limiter la volatilité. Mais des révélations aussi détaillées peuvent aussi avoir des effets pervers, comme le montrent les turbulences suscitées par l’annonce du tapering l’année dernière, un épisode qui reste frais dans la mémoire des membres de la Fed. Il nous semble ainsi difficile d’imaginer que la Fed ne tenterait pas de détromper les marchés financiers si elle les estimait faire une mauvaise interprétation de son discours, s’attendant à un resserrement plus tardif que ce que la Fed tente d’annoncer. Notre lecture de la Fed est la même que celle des marchés, qui semblent suivre davantage le chemin indiqué par le discours officiel de la Fed que celui marqué de points bleus.
En 2009, alors qu’elle présidait la Fed de San Francisco, Janet Yellen déclarait : « Si j’ai une crainte, c’est que nous soyons tentés de resserrer trop tôt notre politique, étouffant la croissance. C’est exactement ce qui s’est passé en 1936, lorsque la Fed, après deux ans de croissance robuste, et inquiète des larges montants de réserves excédentaires du système bancaire, avait resserré sa politique. Le résultat ? En 1937, l’économie replongeait dans une profonde récession ». Cette déclaration date d’il y a cinq ans, mais vaut encore certainement aujourd’hui. Nous n’avons en tout cas pas pu ne pas la relier aux récentes déclarations de William Dudley, qui lors de son interview télévisée de cette semaine n’a pas dit autre chose …
NOTES
- Selon les estimations du Congressional Budget Office (CBO), le NAIRU se situe à 5,8 %. D’après les estimations des membres du FOMC, le taux de chômage de longue durée s’inscrit dans une fourchette de 5,0 % à 6,0 %, la plupart des projections s’établissant entre 5,2 % et 5,5 %.
- William C. Dudley, Président de la Fed de New York et membre votant permanent du FOMC, a en effet affirmé : ”La première raison d’être patient c’est que l’on veut être sûr, au moment de relever les taux, de réussir. Il ne s’agit pas de donner un tour de vis puis de s’apercevoir que l’économie ralentit de nouveau et qu’il faut faire marche arrière”.
- Nous avons en réalité construit l’indice SLACK à partir de 1965 et avons choisi de ne pas présenter les données correspondantes car elles indiquent ce que chacun sait à présent : l’économie était en surchauffe et s’accompagnait d’une inflation élevée avant que Paul Volcker n’impose une politique très restrictive qui a entraîné une chute de l’inflation et mis un terme aux chiffres supérieurs à la tendance de l’indice SLACK. Nous tenons néanmoins le graphique à disposition pour ceux qui le souhaitent.