par Tania Sollogoub, Economiste Asie (hors Japon) au Crédit Agricole
« America is back » a déclaré Joe Biden. Parfait. Mais est-ce une bonne nouvelle pour nous ? Il y a trois façons de comprendre. La première, sans surprise : retour dans le multilatéralisme. La seconde est un message de politique intérieure : se reconstruire autour du cœur de la Nation. Reste la troisième : les États-Unis veulent retrouver le leadership de l’alliance occidentale. America is back ?
Le mot leadership, à la mode, n’est pas anodin. Importé de l’anglais, il est difficile à traduire et on le comprend différemment selon sa culture. Mener, diriger, orienter, inspirer, on n’est pas leader de la même façon partout[1]. Les Suédois cherchent le consensus, les Américains veulent la vision d’un Kennedy. Les mêmes ambiguïtés traversent la géopolitique. Ainsi, la puissance d’un État se mesure à ses capacités matérielles (militaires, économiques, démographiques, etc.), mais aussi à sa volonté et son habileté à les mobiliser autour d’une projection de puissance (c’est là que l’Europe est faible…), et enfin à sa capacité psychologique de ralliement[2].
C’est le domaine le plus impossible à mesurer de la géopolitique et l’un des plus importants. Aussi vaste et difficile que l’amour, dit Joseph Nye, le père du soft power, et la métaphore est riche. Effectivement, le leadership – et, au-delà, la puissance d’attraction d’un hégémon – va de l’incarnation des valeurs à la diffusion d’une culture, d’une éducation, d’un mode de vie, mais aussi d’une idéologie et/ou d’une philosophie et/ou d’une religion. C’est bien plus qu’une influence culturelle : c’est une bataille d’idées et d’affects. Il faut acheter les cœurs et créer du consensus. Or, cela va être difficile pour les États-Unis qui ne peuvent plus produire du soft power as usual, car le rêve américain est brisé. Même les universités les mieux notées au monde n’auront plus le même impact géopolitique si la société n’est pas attractive : le but est d’attirer les cerveaux pour qu’ils restent ! Traduction économique : l’efficacité marginale d’un facteur de puissance dépend de l’efficacité d’attraction du modèle global.
Quant à la Chine, dont le soft power est handicapé par la peur qu’elle suscite, elle bénéficie d’une confusion, liée à l’attraction civilisationnelle de l’Asie. Yoga et méditation obligent, cette dernière apporte une réponse aux maux existentiels de l’Occident. Cependant, le yoga vient de l’Inde et le zen du Japon et si les pays asiatiques (sauf l’Inde) sont entrés dans l’alliance RCEP[3], ils sont ennemis géopolitiques de la Chine. Paradoxe, c’est l’Occident qui construit un narratif asiatique dont bénéficie le soft power chinois : que de textes géopolitiques ou économiques emploient le mot Asie, là où il faudrait Chine ou Asean ! La confusion pointe certes la réalité d’un déplacement du centre civilisationnel, au sens de Braudel[4], mais elle véhicule un narratif géopolitique qui n’existe pas.
La bataille de l’affect géopolitique va donc être rude pour Joe Biden. Mais, aussi difficile soit-elle, elle va marquer sa mandature car c’est une évidence stratégique, pour quatre raisons au moins.
La première tient au constat qu’il est quasi impossible pour les États-Unis de reconstruire rapidement leur puissance hégémonique par l’économie(sauf rupture technologique et sauf utilisation agressive de l’arme monétaire). Au mieux, ce sera une stratégie de découplage des secteurs technologiques, de « strategic rivalry » (terme à la mode dans les think tanks américains), de containment de la puissance chinoise, notamment en verrouillant l’indispensable maillon taïwanais de production de micro-processeurs. Taïwan, c’est la carte maîtresse de l’Occident, et le risque Wutong, côté chinois[5]… C’est la ligne chaude de la nouvelle guerre froide qu’on nous vend… Mais si l’on met à part la monnaie (ce n’est pas rien : c’est un attribut du pouvoir à ne jamais sous-estimer), l’économie est le domaine où le transfert d’hégémonie vers la Chine est le plus avancé. Il ne s’agit pas d’un rattrapage de PIB mais d’un vrai report de puissance. Exemple : un marché suffisamment important pour influencer prix et quantités mondiales DEVIENT un facteur d’hégémonie[6]. Aujourd’hui, il est impossible pour un investisseur de bouder le marché chinois et l’Europe, n’en déplaise à Biden comme à Trump, a signé son accord d’investissement avec Pékin. Cette limite structurelle au déploiement de puissance par l’économie est également renforcée par un impératif politique : tous les États cherchent à assurer leur souveraineté dans les secteurs stratégiques (énergie, santé, secteur technologique, etc.) et, au minimum, à limiter leur dépendance. On ne se laissera plus « acheter » par la route de la soie et on diversifiera ses approvisionnements, même entre alliés occidentaux.
La deuxième raison qui rend indispensable la géopolitique des cœurs tient à l’impact de la transition numérique dans le champ du politique. Capacité à mobiliser les peuples, effets de contagion, déplacement des centres de légitimité, d’identité, de pouvoir… Aucun pays ni régime n’y échappe : la numérisation transforme la nature du Politique et provoque une énorme bascule des facteurs de puissance vers la datasphère[7]. Il est impossible de prévoir jusqu’où cela peut aller mais une certitude cependant : la bataille des idées et des affects est une priorité pour exister géopolitiquement.
Troisième raison, l’Occident vit deux crises en même temps, géopolitique et politique, qui s’auto-entretiennent : pour être réussie, la reconstruction des valeurs doit se faire en interne et en externe de façon simultanée. Les États-Unis n’ont pas le choix, le héros américain est universel. Cela dit, le piège est énorme : la bataille des droits de l’homme sans lutter contre les inégalités ou sans résoudre les fractures identitaires serait suicidaire. Un narratif sans valeurs, ne prenons plus les Terriens pour des idiots… Mais rassurons-nous, Joe Biden doit le savoir, puisqu’il a insisté dans son discours d’investiture sur la nécessité de l’exemplarité. Et puis, l’expérience Obama doit hanter ses nuits car, malgré le leadership et les prises de positions très engagées de l’ex-président américain, Bachar al-Assad est encore là…
Enfin, la dernière raison est la plus importante. Ce sont nos enfants. Car la géopolitique va bientôt être marquée par un choc générationnel, dès qu’ils arriveront aux commandes, convaincus par l’urgence climatique. À ce moment-là, il faudra une géopolitique qui réinvente l’imaginaire, ce qui va bien au-delà d’un narratif droit de l’homme. Aucun État ne pourra prétendre à un leadership s’il n’offre une solution écologique et s’il n’est une puissance de Paix, capable de collaborer autour du bien public mondial Terre. On pense à la Renaissance : un « bouleversement stupéfiant de l’ordre moral et idéologique », qui est impossible sans une « tentative d’améliorer l’art de gouverner dans le cadre de l’ordre établi »[8]. La géopolitique de la transition, pour être réussie, serait donc à la fois une géopolitique de la Paix, une refonte des idéologies et une nouvelle théorie de l’État. Et les héros seront remplacés, comme les chevaliers l’ont été par les entrepreneurs bourgeois.
Pour Joe Biden, la route est longue. Les États-Unis ont un atout, une chance et un risque. L’atout, c’est d’être le pays du New Deal. La chance, c’est que les régimes autoritaires, même efficaces économiquement, ont une attractivité toujours limitée par le goût des hommes pour la liberté. Le risque serait une croisade pour les droits de l’homme vécue comme un plan marketing. Et puis, bien sûr, il ne faudra pas sous-estimer la capacité des autres puissances à s’autonomiser stratégiquement et à produire un soft power concurrent. Bollywood et les Studios Ghibli sont à prendre au sérieux : ce sont aussi les symptômes géopolitiques d’un déplacement du monde. L’un apprend le hindi aux gamins marocains, l’autre façonne l’imaginaire de tous les enfants du monde…
NOTES
- G. Nurdin, Ollin O. Oedekoven, Deborah K. Robbins, Le leadership en action, Éditions l’Harmattan, 2015
- Voir l’excellent article : Grégory Vanel. Le concept d’hégémonie en économie politique internationale, HAL Id:halshs-00129192, 2003
- Partenariat économique global signé en novembre entre 15 pays d’Asie-Pacifique
- Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Éditions Champs histoire, 1977
- Le Mont Wutong fait face à Taïwan, en mer de Chine du Sud. L’expression est utilisée par le Général Qiao Liang dans la revue Conflits en mai 2020, à propos du risque pour la Chine, de rester les yeux fixés vers Taïwan, voire d’y intervenir. Le Général prône dans cet article la patience stratégique. Il est aussi le coauteur d’un ouvrage important en termes stratégiques : La guerre hors limite.
- R. Keohane, Après l’hégémonie, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2015
- T. Gomart, Guerres invisibles, Éditions Tallandier, 2021
- A. Hirschman, Les passions et les intérêts, PUF, 1980