FED : des investissements infrastructurels à impact

par Sophie Chardon, Responsable investissement durable chez Lombard Odier

Les dépenses en infrastructures devraient fortement augmenter au cours des prochaines années pour accompagner les tendances démographiques, la transition vers une économie à zéro émission nette de carbone et la poursuite des progrès technologiques. Il s’agit de l’une des six transformations séculaires que nous avons identifiées à l’échelle économique mondiale et qui devraient générer des opportunités d’investissement sur le long terme. Nous examinons ici comment les investisseurs ayant opté pour une approche à impact peuvent s’y exposer par le biais d’obligations vertes et sociales, ou  «obligations labellisées», ainsi qu’au travers d’investissements dans des infrastructures privées durables.

Les entreprises participant à l’essor des infrastructures bénéficient d’un pipeline sans précédent. repenser l’infrastructure est l’un des six thèmes séculaires à forte conviction que nous avons décrits plus tôt cette année dans notre cadre rethink investments. Ce cadre mettait la focale sur les marchés actions. Au-delà des titres cotés cependant, les investisseurs qui cherchent à atteindre leurs objectifs financiers tout en contribuant activement à la réalisation d’objectifs environnementaux et sociaux peuvent trouver des opportunités significatives dans le domaine obligataire et dans les marchés privés. Ces derniers font partie de nos solutions d’investissement durable multi-actifs. 

Une économie robuste, un pipeline sans précédent

Il y a cinq ans, la Banque mondiale estimait que pour répondre à l’évolution de la demande en matière d’urbanisation, de migration, de commerce international, de changement climatique et de modernisation des infrastructures, il faudrait investir USD 97’000 milliards d’ici 2040. Les gouvernements ont pris des engagements très médiatisés, qui mobilisent des milliers de milliards de dollars pour rajeunir ou créer des infrastructures modernes pour les décennies à venir (voir graphique 1, page 2).

Quatre domaines infrastructurels à forte croissance sont particulièrement intéressants pour les investisseurs : l’énergie, le transport, les communications et l’eau. Dans le secteur énergétique par exemple, la plateforme d’investissement durable holistiQ1 prévoit que les dépenses mondiales d’investissement dans les réseaux électriques passeront d’une moyenne annuelle de USD 350 milliards dans les années 2010 à USD 800 milliards par an d’ici à 2030. Elle estime qu’à l’échelle des seuls Etats-Unis, les coûts de nettoyage des PFA – des produits chimiques largement utilisés et à longue durée de vie, qui se décomposent très lentement et peuvent être nocifs pour la santé humaine – pourraient s’élever à USD 2,5 milliards par an pendant plusieurs décennies. 

Cette dynamique est là pour durer. Les besoins d’investissement dans les réseaux de transport et de distribution d’électricité, ainsi que dans les infrastructures de recharge et de ravitaillement ont tous été soulignés dans le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne, publié en septembre. Aux Etats-Unis, l’administration Biden-Harris a récemment annoncé un financement à hauteur de USD 7,5 milliards pour des projets d’infrastructures hydrauliques. Cette somme s’ajoute à l’engagement de USD 50 milliards pris dans le cadre de la loi bipartite sur les infrastructures (Bipartisan Infrastructure Law) pour financer le remplacement et l’expansion du réseau hydraulique. Au Royaume-Uni, les autorités ont mis fin au moratoire sur la construction de parcs éoliens terrestres. 

Dans le secteur privé également, les investissements dans les infrastructures ont repris après le ralentissement causé par la pandémie de Covid en 2020/2021. L’ampleur de la refonte, conjuguée aux limites des finances publiques, offre de l’espace au secteur privé pour contribuer à la remise en état des infrastructures électriques, hydrauliques, de transport et de communication dans le monde entier. En 2022, le Global Infrastructure Hub, une organisation à but non lucratif fondée par le G20, a enregistré une forte augmentation des transactions dans le secteur privé. Celles-ci se sont principalement concentrées sur le transport et le stockage de l’énergie dans le sillage de la guerre entre l’Ukraine et la Russie, ainsi que sur les infrastructures numériques, mais on a également assisté à de nombreuses opérations dans le domaine des infrastructures d’énergie renouvelable.

Diriger les capitaux vers la transition 

Les obligations dites « labellisées », telles que les obligations vertes ou sociales, sont des titres à revenu fixe émis par des gouvernements ou par des entreprises. Elles financent des projets promettant des retombées positives sur le plan environnemental et/ou social. Contrairement à une obligation classique, dont le produit peut être utilisé pour rembourser des prêts, acheter des intrants ou verser les salaires des employés, les émetteurs d’obligations labellisées s’engagent à financer un projet très spécifique. Les obligations vertes, qui constituent le segment le plus mature, séparent ces fonds des activités usuelles des entreprises, afin de financer des projets d’énergie renouvelable, de transport propre, d’efficacité énergétique et de gestion durable de l’eau. 

Le marché mondial des obligations vertes se rapproche désormais des USD 3’000 milliards, avec USD 400 à 
500 milliards de nouvelles émissions par an depuis 2021. Un chiffre deux à trois fois plus élevé que les niveaux d’avant Covid, porté en partie par l’essor des infrastructures. En 2023, 27% du marché des obligations vertes libellées en euros était constitué d’émetteurs du secteur des services publics. Typiquement, une obligation verte est émise par une entreprise de services publics pour financer des actifs renouvelables (par exemple, photovoltaïque, parcs éoliens) ou le développement de nouveaux réseaux électriques. Au-delà de l’atténuation du changement climatique, les sociétés actives dans l’infrastructure hydraulique émettent des obligations vertes pour financer l’entretien et l’amélioration de l’efficacité des structures existantes, ainsi que les besoins liés à l’urbanisation. Les fonds levés sont utilisés pour financer des projets de gestion durable de l’eau et des eaux usées, pour renforcer les infrastructures hydrauliques essentielles, pour améliorer les systèmes de contrôle des inondations, pour réduire les fuites d’eau et pour surveiller la pollution.

Du point de vue financier, la duration des obligations vertes émises par des entreprises de services publics reste légèrement plus longue que celle d’obligations classiques (6,8 années contre 6,6 années pour les indices globaux agrégés). Cela étant, le profil risque/rendement de ces titres est désormais plus comparable (voir graphique 2). L’écart de rendement entre obligations vertes et obligations classiques d’un même émetteur a été baptisé « greenium ». Aux tous débuts de ce marché, la performance des obligations labellisées pouvait être inférieure de plus de 10 points de base (pb) à celle des obligations classiques comparables, en raison d’un déséquilibre entre offre et demande. A mesure que le marché des obligations vertes se développe, cet écart se réduit, pour atteindre un niveau presque négligeable de 2 pb dans les zones géographiques les plus matures, comme la zone euro. 

Pour les investisseurs, les obligations vertes sont donc un moyen essentiel de générer un impact et aider à financer la transition vers un monde durable, sans sacrifier une part conséquente de la performance du portefeuille. La mesurabilité est un élément clé de l’investissement d’impact. Il s’agit donc de sélectionner des émetteurs qui s’engagent à fournir un rapport annuel détaillé sur les projets financés, avec des indicateurs tels que les émissions de CO2 évitées ou la réutilisation de l’eau. 

Impact by design – des infrastructures privées durables 

Les infrastructures privées permettent aussi d’investir avec impact dans le thème. Les gouvernements et les institutions jouent un rôle clé dans le financement de projets d’infrastructure, mais l’argent public a ses limites. L’ampleur des besoins en infrastructures nécessite l’implication du secteur privé dans la transition énergétique, la gestion de l’eau, le transport et la numérisation.

En conséquence, le total des actifs gérés par les 100 principales sociétés de gestion spécialisées dans les investissements infrastructurels se monte désormais à EUR 2’200 milliards, soit une hausse de près de EUR 1’000 milliards depuis 20202. Au sein de la classe d’actifs des  infrastructures privées, la transition énergétique est le segment qui affiche la croissance la plus rapide. Un récent rapport de BloombergNEF indique que les investissements dans ce segment ont grimpé de 17% en 2023, à USD 1’800 milliards. 

Les gestionnaires de fonds infrastructurels traditionnels peuvent générer des rendements par le biais d’optimisations opérationnelles et d’investissements en capital destinés à améliorer les performances des actifs. Lorsqu’ils recherchent à la fois des rendements financiers et une contribution active à des objectifs environnementaux et sociaux, les investisseurs devraient se concentrer sur les projets nouveaux, où la création de valeur émane principalement de la réduction des risques liés au développement et à la construction et de la montée en puissance opérationnelle avant la sortie de l’investissement. L’actif est au final vendu, souvent à une entreprise de services publics qui l’exploitera par la suite. Là encore, l’impact doit pouvoir être mesuré au moyen d’indicateurs de performance spécifiques tels que les émissions évitées, la capacité d’énergie propre ajoutée, l’eau traitée ou encore les foyers alimentés en électricité ou reliés au réseau de distribution d’eau.

Les investisseurs doivent trouver un compromis entre la poursuite de projets novateurs, à fort impact mais risqués, et le maintien de rendements intéressants ajustés au risque, en sélectionnant soigneusement leurs partenaires pour accéder à ces opportunités. L’horizon d’investissement plus long des infrastructures privées comparativement aux véhicules de private equity peut constituer un inconvénient pour les investisseurs non institutionnels. Pour autant, l’émergence de marchés secondaires, permettant la revente des parts investies, et de structures à capital ouvert, dont la liquidité est meilleure, élargit l’éventail des possibilités. 

Du point de vue de la construction de portefeuille, les infrastructures privées peuvent offrir aux investisseurs de la diversification, des flux de trésorerie stables et une protection contre l’inflation. Entre 2021 et 2024, les performances des fonds en infrastructures privées se sont élevées en moyenne à quelque 13% (voir graphique 3, page 3), selon le fournisseur de données Prequin. Les besoins mondiaux en énergie propre et en solutions numériques permettent aux investisseurs de diversifier géographiquement leur exposition.

Ces dernières années, l’inflation et les taux d’intérêt ayant fait grimper le coût des matériaux et de l’équipement durant la phase de construction des infrastructures, certains projets entièrement nouveaux ont été confrontés à des pertes initiales plus marquées, communément appelées « courbe en J ». La toile de fond s’améliore toutefois, avec le recul de l’inflation et des taux d’intérêt dans les marchés développés, qui fait baisser le coût du capital. Ces facteurs accélèrent le déploiement d’actifs nouveaux dans des domaines portés par des besoins sans précédent et des vents politiques favorables. Les investissements privés en infrastructures durables permettent donc d’atteindre le double objectif de performance de l’investissement d’une part, et de résultats durables et mesurables d’autre part.

NOTES

1          holistiQ est le fruit d’un partenariat entre Lombard Odier Investment Managers et Systemiq, société leader dans le domaine de la transformation systémique. 

2                Source: « Top 100 Infrastructure Investors 2024 Survey » (IPE Real Assets).