par Didier Borowski, Responsable de la Recherche macroéconomique chez Amundi
L’expansion économique se poursuit aux États-Unis et en zone euro mais à des rythmes différents. Tandis que l’économie américaine va vraisemblablement accélérer cette année, dopée par la politique budgétaire, la zone euro a probablement passé le pic de son cycle l’an dernier. Quelles conséquences cela peut-il avoir sur la politique monétaire de la Fed et de la BCE ? Comment vont-elles se déterminer ? Et comment les « risques globaux » (protectionnisme, risques géopolitiques) sont-ils susceptibles de jouer ? Après quelques considérations générales sur les nouvelles contraintes auxquelles les banques centrales (BC) font face, nous soutenons que les risques globaux envisagés pourraient pousser la Fed à remonter davantage ses taux d’intérêt tandis qu’ils inciteraient la BCE à temporiser davantage, avec pour risque de l’empêcher de normaliser sa politique monétaire.
L’expansion économique se poursuit aux États-Unis et en zone euro mais à des rythmes différents. Tandis que l’économie américaine va vraisemblablement accélérer cette année, dopée par la politique budgétaire, la zone euro a probablement passé le pic de son cycle l’an dernier. Dans ces conditions, quel rôle attribuer à l’écart de cycle entre les États-Unis et la zone euro dans le découplage des politiques des deux banques centrales? Comment la BCE et la Fed détermineront-elles leur politique monétaire cette année et l’an prochain ? Comment les « risques globaux » seront-ils pris en compte par la Fed et la BCE ? Est-il encore possible pour la BCE de « normaliser » sa politique monétaire ? Autant de questions sur lesquelles les investisseurs s’interrogent et dont les réponses conditionneront pour partie l’évolution des marchés financiers.
1. Le décalage de cycle est à l’origine du découplage des politiques monétaires
La zone euro, prise dans son ensemble, est « en retard » sur les États-Unis. Elle est encore en milieu de cycle quand l’économie américaine est au plein-emploi. Aux États-Unis, la reprise est ininterrompue depuis la mi-2009; en zone euro, le cycle actuel a débuté près de 4 ans plus tard (au 2e trimestre 2013) et à un rythme plus lent, si bien que les économies des pays périphériques, les plus durement touchées par la crise des dettes souveraines, sont encore loin du plein-emploi. Dans ces conditions, les pressions inflationnistes commencent à se manifester aux États-Unis mais tardent à se matérialiser en zone euro. Il n’est pas donc surprenant d’observer un décalage de 3 à 4 ans entre les politiques monétaires de la Fed et de la BCE; ce dernier correspond peu ou prou au décalage des cycles.
À quand la fin du cycle ? Les yeux sont naturellement tournés vers les États-Unis, car l’économie américaine a été la première à se redresser et la Fed a été la 1re banque centrale à commencer à normaliser sa politique monétaire, avec une première hausse de taux en décembre 2015. Aux États-Unis, le cycle actuel est en passe de devenir le plus long de l’histoire américaine1. À ce stade, il n’y a pas de raison de le voir s’interrompre. On n’observe à ce jour pas de surchauffe, et les entreprises n’ont pas surinvesti contrairement à la fin des années 1990. Elles continuent d’accroître leurs capacités pour répondre à la demande.
Si les cycles ne meurent pas de vieillesse, ils peuvent néanmoins buter sur certains déséquilibres et en particulier sur la dette accumulée (États, entreprises non financières et ménages). Aux États-Unis, la dette publique est sur une trajectoire insoutenable avec la politique budgétaire mise en place par Donald Trump : on estime le déficit budgétaire à plus de 5 % du PIB en 2018 et 2019. En outre, les entreprises ont profité des faibles taux d’intérêt au cours des dernières années pour se ré-endetter. Il suffirait d’une remontée un « peu trop rapide » des taux d’intérêt pour faire dérailler la reprise.
En revanche, en zone euro, la situation des finances publiques s’améliore lentement, avec des ratios de dette publique sur PIB qui sont soit stables, soit en repli. Toutefois il ne faut pas s’y tromper: les charges d’intérêt sont contenues car la croissance est « forte » et les taux d’intérêt sont faibles. Et ces derniers sont faibles parce que la BCE poursuit sa politique d’assouplissement quantitatif (et accessoirement parce que les taux courts sont négatifs). Que les taux d’intérêt remontent un peu trop vite, et la reprise s’enrayera.
Ce n’est pas tant le cycle économique qu’il faut craindre, que la rétroaction financière sur l’économie réelle de politiques monétaires mal calibrées (ou d’une crise financière).
2. Une normalisation monétaire devenue plus complexe
Les banques centrales (BC) ont perdu leurs repères traditionnels et leur tâche est devenue beaucoup plus complexe pour au moins 4 raisons:
- l’affaiblissement de l’inflation tendancielle en deçà des cibles des banques centrales rend de facto inopérantes les fonctions de réaction traditionnelles (type règle de Taylor);
- la baisse de la croissance potentielle a abaissé le niveau du taux d’intérêt d’équilibre (les BC ont moins besoin de remonter leurs taux pour neutraliser la politique monétaire);
- avec l’augmentation des dettes publiques et privées, les économies sont devenues potentiellement plus sensibles à la remontée des taux d’intérêt;
- l’excès de « liquidité banque centrale » dope les prix des actifs réels et financiers (avec le risque de bulle).
En phase d’expansion économique, et même en l’absence d’inflation, il est clair que les banques centrales doivent diminuer le degré d’accommodation monétaire (pour éviter la formation de bulles sur les prix des actifs). Mais à quel rythme procéder
La fonction de réaction des BC est devenue indéterminée ex ante. Les BC sont sensibles aux conditions financières dans la mesure où ces dernières jouent sur la demande finale. Or les conditions monétaires et financières dépendent, elles-mêmes, pour partie, de la stratégie monétaire poursuivie. Cette circularité politique monétaire/conditions de marché se trouve renforcée par l’incertitude qui entoure la mesure du taux d’intérêt d’équilibre, de la croissance potentielle ou encore de l’inflation tendancielle. Avec l’affaiblissement du lien croissance-inflation (lié à l’aplatissement de la courbe de Phillips notamment), les BC sont littéralement désorientées. En particulier, si l’inflation des biens et services reste inférieure à leurs cibles en haut de cycle, doivent-elles se préoccuper de l’impact de taux d’intérêt « excessivement faibles » sur la stabilité financière ? Et si oui dans quelle mesure ?
À cela s’ajoute le fait que les QE ont durablement brouillé la frontière entre politique budgétaire et politique monétaire. Le service de la dette pèserait sur les agents endettés si les taux d’intérêt remontaient trop nettement. À l’avenir le poids des dettes va donc contraindre les banques centrales à poursuivre une politique de « répression financière », c’est-à-dire à maintenir des taux d’intérêt réels faibles pour assurer la solvabilité publique. Dans ces conditions, les achats d’actifs font désormais partie intégrale de la boîte à outils des BC. Reste à savoir combien de temps ce type de politique sera compatible avec la stabilité des prix.
D’une façon ou d’une autre, c’est autour de ces questions très générales que se structurent les débats sur la politique monétaire tant aux Etats-Unis que dans la zone euro.
Dans ces conditions, les grandes BC ont opté pour une gouvernance dans laquelle la communication 2jo,5ue un rôle clé. Elles communiquent régulièrement leur propre lecture des événements, leurs prévisions voire leurs intentions. Les banquiers centraux cherchent à compenser la carence des règles par une politique de communication renforcée, dont la forward guidance est devenue la pierre angulaire.
Conscientes des conséquences potentiellement dévastatrices d’un « krach obligataire », les banques centrales promettent de diminuer l’excès d’accommodation monétaire à petits pas. L’objectif est d’amener les investisseurs à revoir progressivement leurs anticipations sur le niveau futur des taux d’intérêt sans générer de turbulences financières. Mais ce « gradualisme » revendiqué par les BC n’est pas sans ambiguïté. -Ainsi pour plusieurs membres de la Fed, une remontée des taux au rythme de 25pb par trimestre pourrait toujours être qualifiée de « graduelle ». Or les opérateurs de marché sont encore loin d’escompter un tel rythme: ils doutent même de la capacité de la Fed à suivre le rythme de hausse des taux prévu par les « dots » (pourtant inférieur). Les doutes sont multiples et portent : sur la pérennité du cycle, sur le retour de l’inflation ou encore sur la stabilité financière. Du côté de la BCE, la normalisation n’ayant pas réellement commencé, on n’observe pas à ce jour de hiatus entre les intentions de la BCE et les attentes du marché. Mais on peut légitimement s’interroger sur les marges de manœuvre de la BCE.
3. Indépendamment du cycle, la Fed et la BCE sont dans des situations très différentes
– Aux États-Unis, il est nécessaire de rééquilibrer le policy mix…
Avec les baisses d’impôts et l’augmentation des dépenses publiques, l’économie américaine sera artificiellement dopée cette année et l’an prochain. Mais le surcroît d’activité se fait au prix d’un accroissement très marqué du déficit budgétaire et de la dette publique, et donc des besoins de financement de l’économie américaine2.
L’expansion fiscale accroît non seulement le risque de surchauffe (car l’économie est au plein-emploi) mais aussi la vulnérabilité de l’économie en cas de retournement (car la politique budgétaire ne pourra plus jouer son rôle stabilisateur). Il est donc doublement nécessaire de poursuivre la normalisation monétaire: d’une part pour éviter une possible « surprise inflationniste » et, d’autre part, pour regagner des marges de manœuvre monétaires suffisantes pour pouvoir mener une politique contra-cyclique adéquate le cas échéant. Dit autrement, la politique monétaire doit tenter de neutraliser le caractère trop accommodant du policy mix actuel3
Or en dépit des hausses de taux effectuées (+150pb depuis décembre 2015) et du début de la baisse de la taille du bilan (une partie des titres arrivant à maturité n’est plus réinvestie depuis octobre 2017), on observe que les conditions monétaires et financières se sont à peine resserrées aux États-Unis. Le degré d’accommodation monétaire est donc toujours jugé excessif, notamment au regard de l’émergence de pressions inflationnistes. Dans ces conditions, la Fed voudrait sans doute compenser une « surprise » sur l’inflation par une hausse de taux d’intérêt équivalente, de façon à neutraliser l’impact sur le taux d’intérêt réel.
– …Tandis qu’en zone euro, il est nécessaire de maintenir des conditions monétaires durablement accommodantes
Pour la BCE, la fin de son programme d’achat de titres (APP) et l’abandon des taux négatifs sont en vue. Le consensus table sur une extinction de l’APP d’ici la fin de l’année (au plus tard) avec une 1re hausse du taux de dépôt vers la mi-2019. Et le BCE fait tout, dans sa communication, pour conforter ces anticipations. « Patience, prudence et persistance » restent les maîtres mots. Car en dépit d’une reprise soutenue – la croissance a atteint 2,5 % en 2017, son rythme le plus élevé depuis 2007 – l’inflation sous-jacente ne montre aucun signe de redressement. Le diagnostic de la BCE est clair : il faut maintenir des conditions monétaires durablement très accommodantes pour que l’inflation retrouve sa cible à moyen terme. En d’autres termes, la BCE préfère prendre le risque (improbable) d’une accélération (précoce) de l’inflation que celui d’une fin de cycle prématurée.
Les signes récents d’affaiblissement de la conjoncture en zone euro (repli des enquêtes, ralentissement de la p0roduction industrielle et des ventes au détail en Allemagne) confortent la BCE dans son approche. Rappelons que contrairement aux États-Unis, la zone euro n’a pas l’amortisseur de l’expansion budgétaire en cas d’erreur de politique monétaire.
Un autre argument soutient la position de la BCE: les conséquences possibles de la politique de la Fed sur les conditions monétaires et financières mondiales doivent être prises en considération. La BCE craint en effet de subir un durcissement précoce des conditions financières suite au policy mix américain, avec notamment une contagion de la remontée des taux américains. Ce qui pourrait être particulièrement contre-productif dans une période où la zone euro traverse un trou d’air.
Les « risques globaux » sont en mesure de découpler encore davantage les politiques monétaires de la Fed et de la BCE
On peut identifier deux risques de nature globale à ce stade: il y a, d’une part, le risque protectionniste (avec la hausse des droits de douane décidée par Trump, suivie de mesures de rétorsion de l’UE et de la Chine) ; et il y a, d’autre part, le risque géopolitique au Moyen-Orient (avec son corollaire qui est la montée du prix du pétrole). Or dans les deux cas, il s’agit d’un côté d’un risque d’inflation aux États-Unis et, de l’autre, d’un risque de ralentissement économique en zone euro.
- Hausse du prix du pétrole4. Aux États-Unis, la hausse du prix du baril se matérialiserait par des pressions inflationnistes plus rapidement qu’en zone euro (car se produisant au plein-emploi, et donc à un moment où les salaires peuvent assez facilement réagir) sans compter que depuis le développement des gaz de schiste, la hausse du prix du baril a également des effets favorables sur l‘activité. En revanche, la situation est très différente en zone euro qui est importatrice nette de pétrole : la croissance serait plus affectée (la hausse des prix détériore le pouvoir d’achat des ménages et les marges des entreprises) et, au final, la hausse de l’inflation serait de courte durée.
- Guerre commerciale. L’augmentation des droits de douane sur les importations américaines, risquerait de faire monter les prix locaux. En revanche, du côté de la zone euro, cela pèserait sur la confiance, ce qui pourrait gripper l’investissement des entreprises. De nombreux chefs d’entreprise se déclarent inquiets en Europe des mesures protectionnistes brandies par Donald Trump. Tandis qu’aux États- Unis, les menaces de rétorsion de l’UE et de la Chine n’ont eu quasiment aucun impact sur la confiance des chefs d’entreprise.
Dans ces conditions, ces deux risques globaux seraient analysés différemment de part et d’autre de l’Atlantique : la Fed verrait une remontée des prix du pétrole et/ou une augmentation de droits de douane comme faisant peser un risque haussier sur le PIB nominal (peu d’impact sur la croissance réelle, mais un impact sur l’inflation), tandis que la BCE l’analyserait comme faisant peser un risque baissier sur le PIB nominal (impact négatif sur la croissance réelle, mais peu d’impact sur l’inflation).
Toutes choses égales par ailleurs, ces évolutions divergentes du PIB nominal pourraient inciter la Fed à procéder à davantage de hausses de ses taux directeurs, tandis qu’au contraire, cela pourrait conduire la BCE à temporiser davantage. Avec le risque, en définitive, de l’empêcher de normaliser sa politique monétaire…
NOTES
- Rappelons que la période qui va de 1990 à 2000 constitue à ce jour le cycle le plus long (120 mois) enregistré aux États-Unis depuis que le NBER a commencé à dater les cycles (milieu du 19ème siècle). Pour que le cycle actuel (aujourd’hui le 2e plus long cycle après le précédent) devienne le plus long, il faut que l’économie américaine ne tombe pas en récession avant l’été 2019.
- Le besoin de financement total des Etats-Unis en 2018 et 2019 atteindra 24% du PIB (19% pour la dette publique arrivant à maturité +5% de déficit public) ; les Etats-Unis deviendront ainsi le 2ème pays ayant le plus grand besoin de financement parmi les pays avancés (en % du PIB), après le Japon
- En théorie, l’augmentation de la dette devrait se traduire par une prime de risque additionnelle sur les titres du Trésor et donc par une hausse des taux à long terme. Il n’est pas dans notre propos ici d’analyser les raisons pour lesquelles la prime de risque sur les Treasuries ne se matérialise pas. Mais la Fed doit tenir compte de cette anomalie si elle veut neutraliser le policy-mix.