« Fiscal Cliff », multiplicateur budgétaire et autres paradoxes…« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà »(1)

par Jacques Ninet, Président du Scientific Advisory Board de NExT AM

La fin de l’année 2012 a été essentiellement marquée, dans la sphère médiatico-financière, par le psychodrame américain du « fiscal cliff », terme pouvant être traduit par «falaise fiscale » ou « à pic fiscal ». Cette double interprétation permet d’évoquer à la fois le caractère insupportable de l’effort demandé et le précipice dans lequel celui-ci ferait plonger l’économie s’il était mis en œuvre.

Du point de vue américain, les péripéties du conflit entre le Président à peine réélu et le Congrès, jusqu’au dénouement en « extra-time » dans la pure tradition des sommets européens, marquent la profondeur des antagonismes entre les ultra-libéraux et les autres. Vu de l’Europe, l’évènement s’inscrit lumineusement dans la problématique des politiques d’ajustement fiscal (« fiscal consolidation ») et de leur impact sur la croissance.

Avec un total de 600 milliards de dollars, soit près de 4% du PIB, la réduction du déficit budgétaire qui aurait résulté de la fin des exemptions fiscales héritées de GW Bush et des coupes automatiques dans les dépenses aurait sans aucun doute remis l’économie américaine en récession, ses effets négatifs sur la croissance outrepassant largement la tendance actuelle, autour de 2%. Que l’accord conclu in-extremis ne constitue au mieux qu’un premier pas et au pire qu’un répit avant d’autres affrontements est une évidence que personne ne conteste.

Ce qui est plus frappant est qu’il laisse le déficit des Etats-Unis sur une trajectoire de 6-8% du PIB et, par ricochet, la dette fédérale plus que jamais dans sa spirale cumulative (d’où le prochain débat sur le « debt ceiling »).

Au même moment, l’Europe est engagée, via son pacte de stabilité, dans une dynamique de contraction budgétaire synchrone totalement inédite. Partant de cette divergence radicale des politiques budgétaires, le différentiel de croissance entre les deux rives de l’Atlantique (2,5%), n’en déplaise aux déclinologues patentés2, devient ainsi parfaitement compréhensible, surtout si l’on y ajoute le facteur démographique.

Cette réalité, rarement soulignée dans les traditionnels états des lieux de début d’année, est renforcée par le pavé que viennent de jeter dans la mare du débat macro-économique le chief economist du FMI Olivier Blanchart et son collègue Daniel Leigh, en déclarant, travaux économétriques à l’appui3, que les modèles qui inspiraient les politiques d’ajustement conduites en Europe depuis le début de la crise (2008-2009) s’appuyaient sur une erreur majeure de calibrage (« calibration ») du multiplicateur budgétaire.

Précisons qu’il s’agit bien d’une erreur de calibrage et non d’une erreur de formulation mathématique du modèle, un peu comme si l’on voulait calculer la vitesse de chute libre sur la Lune en appliquant le même coefficient d’attraction (« g ») que sur la Terre. Ainsi, les prévisions de résistance à la cure d’austérité ont-elles été bâties sur un niveau du multiplicateur keynésien conforme aux observations passées, là où le bon sens et une vraie curiosité scientifique auraient commandé de s’interroger sur les particularités régionales et conjoncturelles. On pense en particulier, dans les circonstances présentes, à l’influence du niveau de surendettement privé, des taux d’intérêts au plancher zéro et de l’absence de flexibilité du change4. Au total, selon l’étude, presque cent pour cent des erreurs de pronostic sur le PIB sont attribuables à la sous-estimation dudit multiplicateur.

A partir de ce constat, deux questions méritent d’être posées :

  • Qui, des Etats-Unis ou de l’Europe, serait dans la bonne voie ?
  • En incidence, pour quelles raisons la majorité des conjoncturistes et stratégistes considère-t-elle ces deux directions opposées comme façonnant ensemble un environnement favorable aux marchés ?

Le premier élément de réponse est qu’il est infiniment peu probable que le statu-quo budgétaire expansionniste et l’austérité galopante puissent conduire l’un et l’autre à la prospérité. Les niveaux absolus (ampleur du déficit américain d’un côté et vitesse de la contraction budgétaire européenne de l’autre) pourraient même plutôt faire craindre que les deux zones se fourvoient simultanément. Car, paradoxalement, ces deux approches antagonistes ramènent au sujet crucial de la trappe de dette ou, pour le dire autrement, d’un possible effet cliquet sur le ratio dette/PIB.

Dans le cas américain, subsiste en effet le risque d’une trajectoire de la dette devenant exponentielle, par le double jeu du vieillissement démographique et de l’effet cumulatif des intérêts (auquel se joindra tôt ou tard la part de la dette auto-détenue par le système de retraite fédéral).

Le cas de la zone euro fait quant à lui penser au fameux paradoxe d’Achille : malgré la rigueur budgétaire, les déficits perdurent du fait de la baisse de l’assiette des recettes fiscales et plus l’effort budgétaire s’accentue, plus l’effet récessif s’amplifie.

Vis-à-vis de ces perspectives, les niveaux « japonais » vers lesquels tendent les taux obligataires souverains américains et européens (core) reflètent de moins en moins un statut de valeur-refuge (i.e. d’actif sans risque) pour ne plus dépendre que de la croyance dans la permanence de l’intervention des Banques Centrales comme prêteurs de dernier ressort et artisans d’un QE infini. Ce qui n’est évidemment pas possible, les autorités monétaires se devant absolument, pour conserver la crédibilité de leurs Institutions, de fixer des limites à l’expansion de leurs bilans.

Indépendamment de toute question d’ordre micro (i.e. la profitabilité des firmes), l’épée de Damoclès que constitue l’inévitable retour, à une date inconnue, à une politique moins accommodante devrait normalement inciter les prévisionnistes à la modération quant au potentiel de progression des marchés. En effet, sur les cinquante dernières années, sept des huit retournements à la hausse du cycle monétaire ont occasionné un mouvement similaire sur les actions, parfois avec un décalage temporel important (1967-68 ; 1971-72 ; 1986- 87 ; 2004-07). En fait, seule la malencontreuse séquence de resserrement de 1994 n’a eu pratiquement aucun effet sur la bourse, en dépit du krach obligataire qu’elle a déclenché.

On retrouve quasiment la même concordance avec les retournements de la tendance des taux obligataires, du fait de leur quasi synchronisation avec le cycle monétaire, les mouvements de courbe se traduisant surtout par des différences d’amplitude.

La succession ininterrompue des crises financières et économiques depuis un quart de siècle a pour principale cause l’augmentation de la dispersion des situations des agents, ce qu’on appelle aussi l’aggravation des déséquilibres globaux (« global imbalances ») :

  • augmentation en valeur absolue de la moyenne des soldes des balances de paiements
  • creusement des inégalités de revenus et de patrimoines
  • divergence des gains de productivité

Faute d’adhérer à ce diagnostic, les autorités politiques, de par le monde et singulièrement en Europe, persistent à appliquer des remèdes ne traitant que les symptômes, i.e. les risques de rupture du système financier (et de l’euro). Affirmer, comme on l’entend beaucoup en ce début de l’année, que la crise de la zone euro est terminée relève de la dimension incantatoire nécessaire à tout effet placebo. Mais confondre le recul bienvenu du stress monétaire avec la résolution des problèmes structurels est une erreur porteuse d’un risque sévère d’aggravation. Le cavalier seul des américains5, rendu possible par le postulat d’infaillibilité du dollar, et les travaux de MM Blanchart et Leigh devraient pourtant alerter sur le sérieux de la situation.

NOTES

  1. Pascal, Pensées
  2. Qui pourraient plus utilement s’interroger, à propos des experts, sur le contraste entre le pragmatisme des uns et le dogmatisme des autres et ses conséquences sur la pros- périté.
  3. http://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2013/wp1301.pdf
  4. Le même problème méthodologique est au cœur des discussions sur les « effets non- keynésiens » positifs des consolidations fiscales, qui ne peuvent être déconnectés de ces conditions. Canada1993 ; Suède1994;Nlle-Zélande1986.
  5. Un mauvais jeu de mot consisterait plutôt à remplacer « cavalier » par « cavalerie ».