par Ludovic Martin, économiste au Crédit Agricole
• L’industrie française s’est légèrement redressée en 2015 ; un certain nombre de freins se desserrent. En 2016, nous anticipons une poursuite de cette reprise modeste, même si l’environnement demeure très fragile.
• Au-delà de ces aspects conjoncturels, les tendances de fond sont plus moroses et conduisent à s’interroger sur la notion de désindustrialisation, un phénomène qui apparaît plus rapide en France qu’en Allemagne.
• Il ressort que la désindustrialisation résulte de facteurs structurels et de ce point de vue elle est l’autre nom de la tertiarisation (modification de la structure de la demande des ménages, gains de productivité dans l’industrie plus rapides que dans les services et effet du développement de l’externalisation). Elle dépend également de facteurs liés à la concurrence étrangère et au manque de compétitivité structurel de l’économie française.
• Au-delà de la complexité du phénomène de désindustrialisation, les politiques économiques mises en place peuvent être déterminantes, ce dont témoigne par exemple la divergence entre la France et l’Allemagne.
• Enfin, et on le voit singulièrement dans le cas de la France, la transformation des chaînes de production à l’échelle mondiale induit une nouvelle répartition de la valeur ajoutée et par ricochet a des effets en termes de cohésion sociale au niveau national, dont la résolution peut s’inscrire dans une réflexion européenne plus approfondie.
2015: un mieux pour l’industrie française
L’année 2015 s’achève sur un tableau en demi- teinte pour l’industrie française. Plusieurs éléments favorables peuvent être soulignés. La production industrielle se redresse : en moyenne annuelle en 2015, elle est en hausse de 0,8% sur un an, après +0,1% en 2014. Pour 2016, on retient que cette amélioration continuerait avec une croissance du secteur manufacturier de 1,5%. Les soldes d’opinion sur les carnets de commande demeurent au-dessus de leur moyenne de long terme, aussi bien les carnets de commandes globaux que ceux en provenance de l’étranger.
Plusieurs facteurs nuancent cette amélioration
- Les chiffres de l’emploi dans l’industrie continuent de se dégrader. Au quatrième trimestre, l’emploi recule de 1,2% sur un an dans l’industrie et de 1,3% dans le secteur manufacturier. Ainsi, depuis 1980 le secteur industriel (hors construction) en France a enregistré une baisse de l’emploi d’environ 2,1 millions de personnes.
- Cette timide amélioration de la production ne traduit pas nécessairement une reprise pérenne. Elle a en effet bénéficié d’un ensemble de facteurs externes favorables (baisse du prix du pétrole, la baisse de l’euro, taux ultra-bas), mais également de mesures de politique économique (CICE, Pacte de responsabilité, et suramortissement de l’investissement industriel).
- On constate une reprise progressive de l’investissement qui commence à s’inscrire dans la durée mais conserve une ampleur modeste au regard de la forte amélioration des profits observée (+15% en 2015). Ces investissements sont pour partie liés à un effet d’aubaine suscité par la mesure temporaire de suramortissement des investissements industriels.
- Enfin, le taux d’utilisation des capacités de production se redresse mais il demeure en dessous de sa moyenne de long terme. En janvier 2016, il atteint 80,7% contre une moyenne de long terme de 84,5%. Cela ne suggère pas de besoins urgents d’investissements d’extension des capacités de production.
Des indicateurs qui témoignent clairement d’un mouvement de désindustrialisation
- Le constat n’est pas nouveau, l’industrie française est à la peine quand on la compare à celle de ses partenaires européens, notamment l’Allemagne, et cette tendance s’est renforcée depuis la crise. La production manufacturière reste inférieure à son niveau d’avant-crise dans l’ensemble des principaux pays européens, sauf en Allemagne où elle a retrouvé son niveau de 2007.
- L’industrie française peine à répondre à la demande intérieure, laquelle se tourne vers les importations. Sur longue période, on constate une fuite à l’importation. Depuis l’an 2000, alors que la production de biens manufacturés progresse de 11%, les importations bondissent de 70%. La hausse de la consommation est soutenue par une fuite à l’importation. L’incapacité de la production nationale à répondre à la demande intérieure a en outre pour effet de limiter l’efficacité des politiques de relance par la demande intérieure qui se traduisent par une hausse des importations. Ces politiques deviennent également déflationnistes, les prix des produits manufacturés importés étant structurellement orientés à la baisse.
Cette incapacité de l’offre de produits manufacturés à répondre à la demande des ménages s’accompagne également d’une faiblesse relative des exportateurs et d’un déficit commercial chronique. L’essentiel du creusement de ce déficit provient des échanges de la France avec la Chine et la zone euro, dont les soldes déficitaires se sont creusés sur dix ans. Plus spécifiquement au sein de la zone euro, la balance des échanges de biens de la France avec ses principaux partenaires commerciaux s’est dégradée (Allemagne et Espagne).
Le phénomène de fuite à l’importation et le déficit extérieur chronique de la balance des biens sont fréquemment invoqués comme des marqueurs de l’étiolement de l’industrie en France, mais dans quelle mesure peut-on parler de désindustrialisation en France ?
La désindustrialisation en France est une tendance de fond
Une approche simple pour observer la tendance à la désindustrialisation en France consiste à mesurer la part de l’emploi manufacturier dans l’emploi total et la part de la production manufacturière dans la production totale. Depuis 1990, la part de la production manufacturière dans le PIB est passée de 18% à environ 11%, soit environ 7 points de moins, une évolution très proche de l’évolution de la part de l’emploi manufacturier dans l’emploi total.
Au-delà, de ce constat, la désindustrialisation apparaît comme un phénomène complexe.
Des facteurs structurels expliquent la désindustrialisation
Une première série d’arguments permet de relativiser la désindustrialisation. Il s’agit de tendances de fond, de facteurs structurels :
- L’effet revenu induit une modification de la structure de la demande. A mesure que le revenu des ménages augmente, leur consommation se modifie et la part des services augmente. Cette tendance est également connue sous le nom de loi d’Engel. La part de la consommation de services dans la consommation totale des ménages (en valeur) connaît une hausse structurelle. Alors qu’elle était de 30% en 1960, elle dépasse 50% depuis le milieu des années 2000. A l’inverse, la part de l’alimentation et des biens diminue structurellement.
- L’effet des gains de productivité. Sur longue période, les gains de productivité dans le secteur industriel sont plus élevés que dans les services. Il en résulte que la part de l’emploi dans les services augmente structurellement au détriment de sa part dans l’industrie. Ces gains de productivité s’accompagnent d’une évolution divergente des prix des biens et des services. En effet, alors que les prix des produits manufacturés stagnent depuis 2000, les prix des services augmentent d’environ 40% sur quinze ans.
- Le recours à l’externalisation. Les entreprises industrielles ont eu un recours croissant à l’externalisation, ce dont témoigne la progression de l’emploi dans le secteur des services aux entreprises, en hausse de 159% entre 1980 et 2015, lequel représente en 2015 19% de l’emploi des secteurs marchands. Par exemple, au sein des entreprises industrielles les activités d’entretien général ont eu tendance à être sous traitées, ce qui d’un point de vue strictement comptable tend à renforcer le phénomène de désindus- trialisation. Le secteur des services aux entreprises fait ainsi apparaître non pas la dualité entre industries et services, mais leur complémentarité.
La DG du Trésor1 a réalisé une estimation de l’influence de ces différents facteurs structurels sur les pertes d’emplois industriels en France sur la période 1980-2007 :
- Selon cette estimation, 30% des destructions d’emplois s’expliqueraient par le double effet de la déformation de la structure de la demande et l’effet des gains de productivité dans l’industrie.
- 25% des destructions d’emplois sur la période s’expliquent par le développement de l’externalisation d’une partie des activités industrielles vers le secteur des services.
Une approche par « métier » de l’emploi relativise aussi la désindustrialisation
La frontière entre les emplois industriels et les emplois de services est parfois floue. En effet, certains emplois de services peuvent être considérés comme des emplois industriels et inversement. Par exemple, un cadre travaillant dans une entreprise industrielle n’effectue pas un travail de nature industrielle. A l’inverse, un ouvrier de maintenance employé par une entreprise de service effectue une activité de nature industrielle.
Une approche par « secteurs d’activité » de l’emploi ne prend pas en compte ce phénomène. Aussi, des travaux conjoints de la Dares et de l’ANPE ont adopté une approche de l’emploi par « métiers » mieux à même de décrire les emplois.
L’approche de l’emploi par « métiers », comme l’approche par « secteurs industriels » indique une baisse de l’emploi industriel sur longue période. En utilisant les données de la Dares, qui fournit l’évolution de l'emploi par familles professionnelles, on calcule l’évolution de l’emploi dans les « métiers industriels ». Entre 1984 et 2011 (dernier point disponible), la part des « métiers industriels » dans l’emploi total est passée de 18% à 13%. En valeur absolue, cela signifie une baisse de 17% des «métiers industriels » (620 000 emplois environ) alors que, dans le même temps, on observe une hausse de 13% de l’emploi total. L’observation de l’emploi dans les « secteurs » de l’industrie indique une baisse beaucoup plus marquée de l’emploi industriel (hors construction) dans l’emploi total, qui passe sur la même période de 21,5% en 1984 à 12% en 2011, soit une destruction de 1,5 million d’emplois.
L’observation en termes de « métiers industriels » relativise donc l’évolution de l’emploi dans l’industrie au sens propre car elle apparaît moins brutale.
Au-delà des facteurs purement structurels, un déclin relatif de l’industrie française ?
On pourrait dire que la désindustrialisation qui découle des facteurs précédemment énoncés est en fait l’autre nom de la tertiarisation de l’économie, du développement d’une économie de services; ce qui ne revêt pas la connotation négative que comporte le terme de désindustrialisation. La composante structurelle de la désindustrialisation est la conséquence de l’émergence d’une économie de services qui est une tendance de fond dans toutes les économies développées.
Toutefois, le phénomène de tertiarisation ne suffit pas à expliquer le fait que le déclin de l’industrie soit davantage marqué en France qu’en Allemagne, Espagne et Italie. Ce qui préoccupe dans le cas français, c’est que le mouvement de désindus- trialisation est plus rapide que dans d’autres pays européens partenaires, singulièrement l’Allemagne.
Force est de souligner que l’Allemagne est une exception car il s’agit du seul pays européen à n’avoir connu aucun mouvement brutal de désindustrialisation depuis 1995. La part de la production manufacturière dans le PIB allemand est restée stable autour de 23% tandis que dans les autres grands pays de la zone euro une tendance claire à la baisse est observée, comme en France où elle passe de 16% en 1995 à 13% en 2014.
Effet de la concurrence étrangère et du déficit structurel de compétitivité
Ce déclin relatif invite à s’interroger sur l’effet délétère potentiel de la concurrence étrangère sur l’évolution de l’industrie française. Quelle part de la désindustrialisation française s’explique par l’émergence de nouveaux acteurs dans l’économie mondiale au cours des trente dernières années ? Tout d’abord, intuitivement, l’émergence de ces nouveaux acteurs a un effet ambivalent. D’un côté, ils accroissent la demande adressée aux produits français. De l’autre, ils constituent une concurrence face à laquelle les industriels européens sont incités à délocaliser, voire à abandonner certaines filières.
L’impact de la concurrence étrangère est complexe à évaluer. Une telle estimation a été réalisée par la DG du Trésor2 sur la période 1980-2007. Selon les méthodologies utilisées, les résultats obtenus sont assez différents, signe de la complexité de la question et de la précaution avec laquelle ces estimations peuvent être interprétées. Une première approche, fondée sur une estimation du contenu en emplois des importations, indique que 13% des destructions d’emplois sur la période s’expliquent par l’effet de la concurrence étrangère. Une autre approche, plus écono- métrique, suggère que cet effet expliquerait 40% des destructions d’emplois, mais il s’agit en réalité d’une valeur moyenne car le modèle en question donne un intervalle de confiance entre 10% et 70%.
En particulier, le phénomène des délocalisations ne constitue qu’une partie de cet effet de la concurrence étrangère sur l’emploi industriel. Une délocalisation se définit comme la fermeture d’une unité de production en France, suivie de sa réouverture à l’étranger, en vue de réimporter sur le territoire national les biens produits à moindre coût. L’enquête « Chaînes d’activité mondiales » réalisée par l’Insee estime à environ 20 000 le nombre de suppressions directes de postes en France dues à des délocalisations entre 2009 et 2011 par les sociétés de 50 salariés ou plus. Autrement dit, environ 6 600 emplois par an au cours de ces trois années. Un chiffre à interpréter avec prudence mais qui invite à relativiser l’ampleur du phénomène des délocalisations qui expliquerait une part minoritaire, mais non négligeable, des destructions d'emplois dans l'industrie. Sur la même période, l’emploi industriel baisse en moyenne de 30 000 emplois par an.
Au global, bien que difficiles à estimer avec certitude, les déterminants de la désindus- trialisation sont donc de deux natures. Ils sont, d’une part, structurels (externalisation, effet revenu, gains de productivité) et, d’autre part, liés à l’émergence de nouveaux concurrents et aux faiblesses structurelles de la France en termes de compétitivité. Pour répondre au défi industriel ainsi posé, de quels leviers les décideurs disposent-ils ?
Quels instruments de politique économique ?
Il convient avant tout de définir le but recherché. Prétendre contrer les éléments structurels dont découle la désindustrialisation serait vain. A l’inverse, penser qu’une économie peut déserter la production de biens est idéaliste. A titre de comparaison historique, les pays développés n’ont pas cessé d’être alimentairement autosuffisants alors que l’industrie se développait à la suite de la révolution industrielle au XIXe siècle. Mais les gains de productivité dans l’agriculture ont permis de libérer une partie de la main-d’œuvre vers d’autres secteurs. Le phénomène de désindus- trialisation n’est pas qu’un phénomène structurel et il n’est par conséquent pas une fatalité. Dans ce cadre, quels sont les principaux leviers qu’il est possible d’activer ?
- Mesures de baisse de charge. L’économie française pâtît d’un décalage de la compétitivité-coût notamment par rapport à l’Allemagne. En effet, l’évolution des coûts salariaux unitaires (CSU) montre des écarts importants entre l’Allemagne et la France, et plus généralement entre l’Allemagne et le reste de la zone euro – les coûts français progressant à peu près au même rythme que ceux du reste de la zone euro. Entre 2000 et 2010, ceux-ci ont progressé de seulement 0,2% par an en Allemagne contre 2% en France. Dans ce contexte, plusieurs mesures ont été mises en place par le gouvernement pour soutenir les entreprises. Il s’agit du CICE et du pacte de Responsabilité. A plein régime en 2017, cela représente une baisse des charges de 40 milliards d’euros. Ces mesures ont un impact favorable pour les entreprises en améliorant leur compétitivité coût, mais leur principale limite réside dans le saupoudrage de l’ensemble de l’économie. On observe une amélioration de l’écart de compétitivité-prix entre la France et l’Allemagne, qui est assez stable depuis 2008 et tend même à se réduire depuis 2012.
- Diminution de la fiscalité. L’impôt sur les entreprises en France est supérieur à la moyenne européenne, ce qui peut constituer un frein en termes d’attractivité. Il est prévu dans le cadre du pacte de responsabilité de ramener le taux de l’IS à un niveau plus en ligne avec la moyenne européenne. Le pacte prévoit que celui-ci passe à 32 % en 2017, puis à 28 % en 2020. Toutefois, concernant ces deux éléments, si l’ensemble des pays de la zone euro adopte des stratégies similaires, on peut s’interroger sur l’effet global de ce type de mesure.
- Compétitivité qualité. L’innovation et la montée en gamme des produits industriels français permettent d’améliorer la compétitivité hors coût. Par exemple, en 2005, la création des pôles de compétitivité, ayant vocation à susciter des synergies dans le domaine de la recherche et de l’innovation et à accompagner les PME et ETI dans leur développement, allait dans ce sens.
- Un autre levier consiste par différents biais à favoriser l’investissement industriel. C’est notamment le rôle de la mesure de suramortissement industriel mise en place par le gouvernement. On peut également penser à des mesures visant à favoriser l’allocation de l’épargne vers des investissements productifs dans l’industrie.
- La relocalisation. Certaines entreprises peuvent également faire le choix de relocaliser leur production, une démarche que l’Etat cherche à susciter. On peut par exemple penser à l’outil Colbert 2.0, développé par le ministère du Redressement productif, qui permet aux entreprises d’examiner la pertinence de la relocalisation d’une partie de leurs activités. Cette démarche de relocalisation permet aux entreprises, tout en restant cohérentes avec la logique d’une économie ouverte, de prendre en compte les aspirations de certains consommateurs soucieux notamment du contenu environnemental et social des produits.
D’autres leviers pourraient ici être cités comme des instruments de politique économique (par exemple, l’aide aux entreprises exportatrices par des garanties publiques à l’exportation), mais leur inventaire exhaustif n’est pas l’horizon de cette note. Une question de fond en débat actuellement dans les instances européennes porte sur l’octroi du statut d’économie de marché à la Chine. La reconnaissance de ce statut aurait des conséquences néfastes sur l’emploi pour certaines filières qui bénéficient jusqu’alors de protections antidumping. De l’avis du think tank Aegis Europe, les conséquences de cette décision seraient de 228 milliards d'euros par an pour l'industrie européenne, soit jusqu'à 3,5 millions de suppressions d'emplois.
Chaîne de valeur à l’échelle mondiale et cohésion sociale
La désindustrialisation est un phénomène complexe car il mêle des déterminants structurels (modification de la structure de la demande et gains de productivité) et d’autres qui dépendent de choix de politique économique (compétitivité, attractivité, allocation de l’épargne, protections douanières…). Cette désindustrialisation est en outre pour partie liée à la tendance de fond à l’éclatement des chaînes de valeur à l’échelle mondiale. Certes, la mondialisation a permis l’émergence de nouvelles puissances économiques et un enrichissement global. Toutefois, et on le voit singulièrement dans le cas de la France, la transformation des chaînes de production à l’échelle mondiale induit une nouvelle répartition de la valeur ajoutée et par ricochet a des effets en termes de cohésion sociale au niveau national, dont la résolution peut s’inscrire dans une réflexion européenne plus approfondie.
NOTES
- Lilas Demmou (2010), La désindustrialisation en France, Direction générale du Trésor.
- Lilas Demmou (2010), La désindustrialisation en France, Direction générale du Trésor.