par Robin Parbrook, Co-responsable investissements alternatifs actions asiatiques chez Schroders
Trente ans d’investissement en Asie m’ont montré que les crises changent profondément le paysage du marché. Voici comment cela influence la manière dont j’investis aujourd’hui.
N’étant pas dans ma prime jeunesse, je pense que l’âge peut avoir des avantages et des inconvénients en matière d’investissement. L’expérience peut apporter une certaine sagesse, mais elle peut aussi être source d’intransigeance ou de manque d’ouverture à de nouvelles idées. C’est l’une des raisons pour lesquelles je me remets constamment en question et me considère comme privilégié d’avoir des enfants adolescents, qui – outre des soucis – peuvent apporter un éclairage utile à la compréhension d’un monde en rapide évolution.
Mais on ne peut pas ignorer les enseignements du passé. Alors, investisseur en Asie depuis près de 30 ans, qu’ai-je appris des crises passées ?
Nous devons tout d’abord définir ce que nous entendons par crise dans un contexte d’investissement. Je définirais une crise comme une période qui aboutit à une remise à plat structurelle majeure des politiques et du comportement au niveau des gouvernements, des entreprises et des consommateurs. Il ne s’agit pas simplement d’une chute cyclique des marchés résultant d’une guerre de courte durée (comme une guerre en Irak, une attaque terroriste ou une guerre commerciale), c’est un évènement qui a un impact beaucoup plus prolongé sur les marchés boursiers.
À cet égard, je n’avais vu que deux véritables crises auparavant dans ma carrière : la crise financière asiatique en 1997-1998 et la crise financière mondiale de 2008-2009. Nous considérons la crise du Covid-19 comme similaire à ces deux évènements. Elle aura un impact structurel durable à long terme sur les économies et les marchés boursiers.
Comment la crise financière asiatique et la crise financière mondiale influent-elles sur mes décisions d’investissement en actions asiatiques aujourd’hui ? Voici les huit leçons que j’en ai tirées :
1. Changer d’état d’esprit
Il ne s’agit pas seulement de sélectionner vos sociétés favorites habituelles à leur juste valeur. Pendant une crise, vous devez tout reprendre au début. Vous devez revérifier complètement les arguments en faveur des investissements, en tenant compte des changements structurels de l’environnement. Les scénarios doivent être réexaminés et les valeurs intrinsèques doivent être remises en cause et réévaluées en fonction de nouvelles hypothèses. Les scénarios les plus pessimistes doivent être révisés – les investisseurs ne doivent pas simplement sortir des sentiers battus, ils doivent souvent imaginer l’impensable.
2. Oublier la rentabilité à court terme
Les bénéfices ne sont qu’un traitement comptable, dans le meilleur des cas. Il vaut mieux se concentrer sur le bilan et les flux de trésorerie. La dette peut être mortelle pendant une crise, même à petites doses. Ainsi, la structure de la dette, y compris les échéances, les covenants et les banques de l’entreprise, sont des données essentielles. Ne jamais sous-estimer l’impatience – et parfois l’idiotie – de certaines banques. Pendant la crise financière asiatique, de nombreuses entreprises ont fait faillite, non pas parce qu’elles n’étaient pas solides, mais uniquement parce que des banques nerveuses (en particulier celles opérant hors de leur pays d’origine) refusaient de renouveler des lignes de crédit.
3. Se méfier de la plupart des actions bancaires
De par leur nature, les banques sont les entreprises cotées en bourse les plus endettées. Effet de levier et crise ne font pas bon ménage. Les banques sont également des employeurs et, en Asie, les banques d’État et les banques familiales plus fragiles n’attirent pas nécessairement les personnes les plus qualifiées. Piloter une entreprise pendant une crise exige une bonne équipe dirigeante, et les organisations où règnent le népotisme et les rivalités ont peu de chance de se serrer les coudes pour s’en sortir. En outre, même pour les meilleures banques, les créances douteuses vont faire surface avec un décalage (tout comme les augmentations de capital) ; par ailleurs, pendant une crise, les banques peuvent devenir des pommes de discorde politiques. Comme la crise financière mondiale et la crise financière asiatique l’ont démontré, à quelques exceptions près, les banques fragiles ont tendance à disparaître ou devenir des zombies, et même les plus solides sont lentes à se redresser.
4. Les pays disposant d’institutions solides ont tendance à se redresser plus rapidement
Un gouvernement cohérent et une fonction publique bien gérée permettent généralement un rétablissement de la confiance et un retour à la normale des affaires plus rapides. Au cours de la crise financière asiatique, Hong Kong, Taïwan, l’Australie, Singapour et la Corée se sont redressés le plus rapidement, tandis que l’Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande et les Philippines, dont les gouvernements sont corrompus et ont réagi de manière chaotique, se sont presque totalement effondrées. Une crise n’est pas nécessairement le bon moment pour faire des placements audacieux.
5. Les disruptions s’accélèrent en période de crise
« Nécessité est mère d’innovation ». Une crise permet souvent de faire fi de la pensée conventionnelle et de briser les obstacles au changement. De nouveaux acteurs sources de rupture avec le passé sortent plus forts de la crise, et les entreprises bien établies peuvent être tirées de leur léthargie. Une crise peut accélérer le processus de sélection des gagnants et des perdants. On le constate nettement aujourd’hui dans le contexte de la crise du Covid-19, où des bouleversements majeurs sont sur le point de se produire. Parmi eux, on peut citer :
- La fin de la semaine de travail de 9 h à 17 h et des déplacements pendulaires
- Une transition structurelle vers le télétravail
- La santé en ligne
- L’enseignement en ligne
- La baisse des déplacements professionnels
- L’automatisation et la relocalisation de la production
- Le passage à un monde beaucoup plus virtuel avec la montée en puissance de l’intelligence artificielle (IA), de la 5G, des millenials, de la génération Z.
Pour nous investisseurs, une crise implique que nous devions revoir tous nos investissements à mesure que les changements s’accélèrent. Quel est l’avenir de l’immobilier commercial, des banques, des compagnies aériennes, des propriétaires d’infrastructures (à savoir les sociétés possédant des actifs immobilisés importants) dans un monde en situation de crise et en transition ? Notre expérience des crises passées suggère que de nombreuses entreprises doivent réinventer leur modèle économique si elles veulent survivre. Les sociétés légères et agiles s’en sortent souvent mieux.
6. Le nombre d’entreprises zombies augmentera
En période de crise, les gouvernements interviennent souvent pour empêcher le marché de faire son travail de restructuration, en particulier dans les secteurs jugés « stratégiques ». De ce fait, beaucoup de sociétés deviennent des « zombies ». C’était le cas des constructeurs navals coréens, de l’immobilier thaïlandais, du secteur de la construction coréenne et de la plupart des entreprises de Malaisie après la crise financière asiatique. La leçon que les investisseurs doivent en tirer est qu’il faut éviter d’investir dans des secteurs dans lesquels les entreprises non viables n’ont pas été éliminées ou n’ont pas pu l’être du fait du soutien des gouvernements.
7. Toujours acheter une entreprise de qualité à son juste prix
Lorsque vous avez effectué votre analyse et décidé quelles entreprises sont susceptibles de sortir plus fortes d’une crise, ne soyez pas trop avare sur le prix que vous êtes disposés à payer. La clé est de ne pas abaisser systématiquement le point d’entrée souhaité si le cours de l’action atteint votre objectif initial, à moins que les faits et les arguments d’investissement aient changé (voir leçon numéro 1).
8. L’impact d’une crise peut durer plus longtemps que vous ne le pensez
Après la crise financière mondiale, la faiblesse de l’investissement des entreprises, le populisme et le désir d’un capitalisme plus régulé ont été des caractéristiques constantes. Après la crise financière asiatique, une aversion pour la dette s’est définitivement ancrée dans la plupart des entreprises en Asie. Cela devrait être un atout pour le secteur des entreprises asiatiques pendant la crise actuelle. Les entreprises asiatiques sont moins endettées que leurs homologues occidentales et sont donc, on l’espère, mieux armées pour surmonter les tempêtes.
Cependant, après les crises structurelles, les marchés boursiers mettent beaucoup plus de temps à se redresser qu’à d’autres moments. Les marchés actions restent vulnérables et les investisseurs nerveux, notamment si, comme souligné précédemment, la crise accélère les ruptures, créant des gagnants et des perdants.
Les investisseurs ne doivent pas éprouver le besoin de viser les rebonds de marché en période de crise, à moins qu’ils n’estiment que le plus fort de la crise est passé.