par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse chez Amundi
Dans notre précédente édition, nous avons mis l’accent (« Dégradation des conditions économiques et surperformance des actifs risqués: cherchez l’erreur ! » mai 2013) sur le décalage entre le risque macro européen (révision continue des perspectives de croissance, hausse du taux de chômage, débats sur la compétitivité…) et la performance des actifs financiers risqués (actions et obligations d’entreprises). Nous avons également analysé les pressions déflationnistes qui se sont graduellement installées dans la zone euro (« La déflation est à la porte de l’Europe: encore un nouveau défi pour le policy-mix de la zone euro » et « État des lieux des pressions déflationnistes en zone euro », mai 2013). Celles-ci ont pour l’instant peu d’incidence sur le développement des marchés financiers. Nous allons dans ce texte préciser des notions essentielles pour les mois à venir.
Nombreux sont ceux qui ont – encore – tendance à opposer inflation et déflation, une situation d’inflation étant caractérisée par une croissance de la quantité de monnaie, et une situation de déflation par une contraction. Cette idée – ancienne – repose sur le fait que, généralement, inflation et hausse de la production allaient de pair. L’histoire a cependant apporté des contre-exemples cinglants: ainsi, dans les années 70, le monde industrialisé a connu une période d’inflation sans croissance (la stagflation) qui a été davantage qu’un épiphénomène; de même, il est facile de trouver des périodes – nombreuses et longues – d’inflation et de baisse de la production.
Autrement dit, il est difficile désormais de penser qu’il existe une relation biunivoque entre production et inflation, ou encore entre quantité de monnaie et production ; ceci oblige bien évidemment à mieux préciser les concepts en question.
Quelques définitions
L’inflation («inflatio», en latin, signifie gonflement) est définie comme une hausse générale et cumulative des prix. La désinflation est caractérisée par un ralentissement du taux de croissance des prix. La déflation est une situation dans laquelle le taux d’inflation est négatif. Les taux réels deviennent alors positifs et augmentent au rythme de la baisse du taux d’inflation (d’où le débat sur les taux d’intérêt négatifs, seule possibilité pour réduire les taux d’intérêt réels). Dans le cas d’une « debt deflation », c’est la correction de l’excès d’endettement (le « deleveraging ») qui a un effet néfaste sur l’emploi, l’activité, les salaires, les prix, les taux d’intérêt, les actions, le change… autrement dit, il y a dans ce cas une baisse concomitante de l’activité et des prix, de tous les prix: des salaires sur le marché du travail (d’où les gains de compétitivité-coût), des taux d’intérêt sur le marché du capital (qui entraîne un accroissement du poids de la dette mais en facilite le financement), du cours de change sur le marché des changes (qui génère des gains de compétitivité et une amélioration des balances commerciales via les exportations), des valeurs des entreprises sur les marchés d’actions, et des prix des biens sur le marché des biens et services (gains de compétitivité-prix). Dans le cas d’une dépression, on retrouve les mêmes caractéristiques d’une « debt deflation », mais avec une magnitude de grande ampleur : récession profonde, chômage de masse, krach boursier, faillites… Rappelons simplement qu’Irving Fisher, le premier théoricien de la « debt deflation » a basé son étude sur la crise des années 1930, période de grande dépression.
Il ressort du débat théorique (cf. encadré) au moins deux choses :
- il vaut mieux avoir un peu d’inflation que prôner – ou constater – continûment la baisse des prix ; c’est en fait ce que recherche désormais le Japon,
- une économie ne sort pas naturellement d’une situation de déflation, et l’interventionnisme de l’État est nécessaire pour sortir d’une telle impasse;
- le « Quantitative easing », la politique de taux zéro, le rachat de titres « toxiques », la recapitalisation des banques, les réformes fiscales, l’acceptation de déficits budgétaires temporaires sont autant d’exemples de lutte contre la déflation.
L’une des grandes erreurs des années 1930 aura été de croire en l’auto-régulation des marchés et au retour – automatique – des grands équilibres économiques. Tous les manuels d’économie rappellent ces erreurs et le bien-fondé du « New Deal » interventionniste de F.D. Roosevelt. Pourtant, non seulement l’Europe n’a pas suivi ces recommandations et n’a pas soutenu la croissance via des politiques contra-cycliques, mais la mise en place des politiques d’austérité pro- cycliques (avec l’aval de la Commission européenne, des agences de notation et du FMI, pour ne citer qu’eux) a amplifié la détérioration de l’activité économique européenne. À cela sont venues s’ajouter des erreurs d’estimation empiriques, notamment sur le multiplicateur budgétaire : erreur de diagnostic sur l’état réel de la situation économique ou grave erreur de politique économique, ou les deux à la fois sans doute.
Au total, création monétaire, aide au crédit, expansionnisme budgétaire sont finalement les meilleurs indicateurs d’une politique anti-déflationniste. Cette sorte de « préférence pour l’inflation » a cependant trouvé ses limites, ce qui justifie les hésitations de bon nombre de banquiers centraux. La stagflation des années 70 (situation d’inflation et d’absence de croissance) a remis en cause ce précepte dans les années 80, et les politiques de désinflation ont fait leur apparition. La question est désormais de savoir jusqu’où il est possible d’aller. Dans de nombreux pays, les risques déflationnistes sont apparus, même si partout (ou presque) banquiers centraux et gouvernements rejettent le terme de déflation. Le fait est là: dire que l’on n’est pas en situation de déflation avec des taux de croissance négatifs et des taux d’inflation proches de 1 % relève, pour certains, de la pure rhétorique.
La désinflation est-elle vraiment compétitive ?
Nul ne peut contester la nécessité de bien maîtriser les prix et les salaires dans la recherche d’une meilleure compétitivité. La désinflation compétitive, par définition, doit permettre une meilleure maîtrise de l’inflation et le retour à des excédents commerciaux. Pourtant, pour qu’une telle politique ne devienne pas rapidement contre-productive, deux conditions sont nécessaires :
- d’une part, il faut que l’endettement pouvant en découler (de façon temporaire ou non) puisse être financé à un taux d’intérêt inférieur au taux de croissance de l’activité économique. Il s’agit d’une condition fondamentale pour peu que l’on souhaite éviter que l’effet « boule de neige » de la dette ne mette en péril la croissance ;
- d’autre part, il ne faut pas que la maîtrise de l’inflation (et du différentiel d’inflation à l’égard des partenaires commerciaux) ait pour contrepartie une forte augmentation du chômage.
Toute désinflation se traduisant par ces deux effets néfastes serait elle-même indésirable. On ne peut pas dire, au regard de ces deux critères, que la désinflation européenne soit totalement vertueuse. Certes, et cela est crucial, récession et chômage ont été fortement accrus par la crise financière et ses conséquences, mais cela n’explique pas tout. On retrouve en zone euro et avant 2008, les deux problèmes majeurs : le caractère explosif de la dette publique, et le haut niveau du chômage. Nous avons à plusieurs reprises fait référence, dans cette publication, à l’inadéquation de la politique économique en Europe. Examinons maintenant de façon plus précise la relation entre désinflation et chômage (hors période de crise financière).
Tout le monde connaît la « théorie » explicitant la relation négative qui existe entre l’inflation et le chômage (la célèbre courbe de Philipps). Cette idée très controversée a souvent été « revisitée », et notamment sur la relation désinflation – chômage (qui nous intéresse ici) dans une étude menée par Laurence Ball, Professeur à l’Université John Hopkins (« How costly is disinflation : the historical evidence », Federal Reserve Bank of Philadelphia Business Review, November – December 1993). Celle-ci, qui concerne 20 pays de l’OCDE durant la période 1960 – 1991, montre clairement que la vitesse et l’ampleur de la désinflation sont des éléments déterminants dans l’ampleur de la montée du chômage de longue durée. En substance, l’auteur montre plusieurs choses :
- plus la désinflation est importante, et plus la croissance du chômage sera durable ;
- plus les périodes de désinflation sont longues, et plus la hausse du chômage est importante ;
- enfin, et cela n’est pas directement lié à l’inflation, plus les périodes d’indemnisation du chômage sont longues, et plus l’augmentation du chômage est importante.
Au total, si le point de départ de la montée du chômage est lié à l’insuffisance de la demande (induite par les politiques menées), le maintien d’un chômage élevé se transformant en chômage de longue durée a un lien avec les systèmes d’indemnisation mis en place. Voilà de quoi méditer s’agissant de quelques pays de la zone euro, qui combinent chômage de masse, forte récession et forte désinflation / déflation. Au regard de leur situation actuelle, il est fortement préférable de cesser les politiques d’austérité déflationnistes, de mener des réformes structurelles, de miser sur des mesures de relance « budgétairement neutres » qu’accroître précarité et pauvreté et réduire encore salaires et indemnisations…
Relance de l’activité et réformes sur le marché du travail seraient donc les deux solutions-indissociables à mettre en place.
Tout cela ne signifie pas pour autant que la résorption du chômage soit une chose aisée. Le débat n’est pas simple du tout : derrière le problème de l’inflation se pose en réalité celui de l’endettement. Comment arriver à maîtriser ce dernier sans recourir ni à l’inflation, ni à la déflation, sachant par ailleurs que croissance et endettement sont intiment liés ? Voilà en réalité ce qui nous semble être la véritable question de fond.
Conclusion
On peut grouper les pays en plusieurs blocs :
- ceux qui semblent en train de sortir de la « debt deflation », au prix de mesures non conventionnelles exceptionnelles comme les États-Unis ;
- ceux qui conservent une croissance positive et un taux d’inflation proche voire au-dessus de la cible de 2 % : Allemagne, Pays-Bas, Autriche et Luxembourg ;
- ceux qui sont encore au « milieu du gué », comme les pays de la zone euro, où le « deleveraging » se poursuit, et où les taux d’inflation sont en baisse depuis au moins 6 mois. Désormais entre 0 % et 1 % (Italie, France, Portugal, Chypre, Slovénie, Malte notamment) ou entre 1 % et 1.5 % (Slovaquie, Finlande, Belgique, Italie), c’est dans ces pays que la déflation menace ;
- ceux qui, au sein de la zone euro, ont des caractéristiques de dépression (chômage de masse, baisse des taux d’épargne notamment) comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal. Dans certains pays, le taux d’inflation baisse et y est même devenu négatif (Irlande et Grèce). L’Espagne a pour sa part un taux d’inflation encore au-dessus de 1.5 %.
Le risque de déflation qui avait menacé l’économie mondiale lors de la crise financière de 2008 redevient d’actualité en Europe. Il ne s’était pas concrétisé grâce à deux caractéristiques essentielles, selon le FMI : l’ancrage des anticipations d’inflation du fait de la crédibilité des cibles d’inflation d’une part, et la rigidité des salaires nominaux d’autre part. Ces deux aspects favorables ont désormais disparu: la cible d’inflation s’éloigne et les salaires ont été réduits fortement, du moins dans certains pays européens, la baisse des salaires étant au cœur des programmes de conditionnalité initiés par la Commission Européenne.
En outre, le cycle de « deleveraging » n’est pas terminé, loin s’en faut. Rappelons qu’il aura fallu plus de 10 ans au Japon pour ramener leur ratio engagements/dépôts autour de 70 %, niveau qui est désormais stable depuis une décennie… et que ce ratio est encore proche de 115 % en Europe, contre 135 % il y a 5 ans. Rappelons également que ce ratio peut être réduit grâce à la progression des dépôts. Celle-ci est désormais bien visible dans les pays périphériques comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal ou encore la Grèce. La confiance dans le système bancaire est une chose, l’amélioration des pouvoirs d’achats et des revenus disponibles en est une autre. Pour en arriver là, il faudra sans aucun doute une inflexion forte dans les politiques d’austérité, des réformes structurelles « budgétairement neutres » si possible, et l’assurance que les déficits ne sont pas systématiquement financés par des hausses d’impôts… là est sans doute un des grands enjeux pour la zone euro.