par Luca Rossi et Tom Pesso, Economistes chez Natixis
Notre deuxième étude sur l'intégration européenne traite de la confiance, un facteur souvent sous-estimé, mais toujours très important pour expliquer la dynamique politique.
Après avoir montré dans nos travaux précédents que l'Europe devient, lentement mais sûrement, une entité culturelle plus homogène, nous estimons que ce processus se heurtera inévitablement à des résistances en l’absence d’un certain degré de confiance mutuelle au sein des différentes populations.
Les européens se font-ils confiance? Les citoyens européens se sentent-ils davantage européens ? Font-ils confiance aux organismes publics? Les prochaines élections européennes vont implicitement apporter des réponses à l’ensemble de ces questions. Nous tentons de devancer les enseignements du scrutin en abordant le thème de la confiance.
Nous nous penchons sur la confiance interpersonnelle (entre les citoyens), sur l'identité nationale et européenne et sur ce que nous pensons être le résultat des deux : la confiance dans les institutions, tant au niveau national (Parlement national, pouvoirs publics locaux/régionaux) qu'au niveau supranational (Union européenne, Parlement européen, BCE).
Portant sur de multiples sujets, l’enquête Eurobaromètre Standard donne un certain nombre d’informations utiles au niveau global et national sur la période allant de 2012 à 2018.
Nos principales conclusions sont que la confiance mutuelle en Europe semble étroitement liée à la géographie (Sud vs. Nord) et à l'histoire, que le sentiment de citoyenneté européenne n'entre pas en concurrence avec l'identité nationale et que les citoyens ont tendance à faire davantage confiance aux organismes publics physiquement proches d’eux.
Confiance mutuelle
Il n'est pas exagéré d’affirmer que la confiance constitue la condition de toute intégration. Au moment de prendre une décision stratégique, même indirectement, chaque agent (ou pays dans ce cas de figure) s’appuie sur les principes de base de la théorie des jeux. A titre d’exemple, dans la sphère financière, tout échange de crédits repose sur la conviction du prêteur qu’il sera remboursé à un moment donné. Le débat complexe sur le partage des risques dans la zone euro s’inscrit dans une même logique : pourquoi l'Allemagne devrait-elle accepter de « partager les risques » avec des pays comme l'Italie et la Grèce ? Ces derniers membres de l’UE doivent donc impérativement conserver un minimum de crédibilité aux yeux de l'Allemagne.
En transposant ce raisonnement aux processus sociaux, il serait utile de mesurer la confiance entre les différents pays européens. Une union fondée sur une confiance mutuelle solide devrait autoriser davantage de réformes politiques, économiques et sociales à l’échelle européenne.
De ce point de vue, l’enquête Eurobaromètre Standard donne un certain nombre d’informations utiles. En effet, jusqu'en 1995, l'une des questions posées était la suivante : « Je voudrais maintenant vous poser une question à propos de la confiance que vous inspirent différents peuples. Pouvez-vous me dire si vous avez une grande confiance, assez confiance, pas tellement confiance ou pas confiance du tout ? »
Guiso, Sapienza, Zingales (2008) ont analysé les réponses à cette question au travers du tableau ci-dessous (tableau 1) affichant le niveau moyen de confiance des citoyens du pays d'origine (lignes) envers les citoyens du pays de destination (colonnes). Pour de plus amples explications, veuillez-vous reporter à l'annexe. Les scores affichés dans le tableau 1 vont de 1 à 4, 1 désignant la réponse « pas confiance du tout », 2 « pas tellement confiance », 3 « assez confiance » et 4 « une grande confiance ».
En moyenne, seuls les pays nordiques tels que le Danemark, la Finlande et la Suède ont répondu avoir « assez confiance », alors que l’ensemble des autres pays se situent à la limite entre « pas tellement confiance » et « assez confiance ». Il est à noter que la France et l'Allemagne, largement considérées comme le noyau dur de l'Europe au niveau décisionnel, affichent un même niveau de confiance général (environ 2,8). En outre, il existe également des différences marquées au niveau régional : les pays de l'Europe du Sud (Italie, Espagne, Grèce, Portugal) affichent les moins bons niveaux de confiance envers les autres pays et suscitent en retour la plus grande défiance chez ces derniers.
Le tableau semble confirmer que l’histoire commune entre deux pays et leur proximité géographique jouent un rôle dans la construction de leur relation de confiance (voir le cas singulier de la méfiance des pays scandinaves envers le Portugal).
Enfin, il est intéressant de noter qu’il existe des écarts importants entre la moyenne des lignes et celle des colonnes. Autrement dit, certains pays affichent un niveau de confiance moyen pratiquement égal à celui qu’ils inspirent : les pays généralement dignes de confiance se montrent également les plus confiants. Un nuage de points (graphique 1) nous permet de mieux visualiser cette corrélation :
Sur notre échantillon de 15 pays, 3 sont placés sur la ligne de la régression : le Danemark, la France et l'Espagne. Si l’hypothèse d’une quelconque causalité entre la confiance accordée et celle suscitée nous paraît légèrement aventureuse, nous pouvons simplement nous contenter de définir un « équilibre de confiance » par ces trois pays. En moyenne, au regard du comportement général, les pays situés sous la courbe de régression linéaire suscitent une confiance moindre que celle qu'ils accordent.
Rappelons que ces observations datent de 1995 et que la situation pourrait avoir changé depuis. En même temps, il est probable que les mentalités n’évoluent que lentement. Pour le vérifier, nous comparons les données de l’Eurobaromètre à celles de l’enquête Eurostat de 2013. Au cours de cette dernière, il a été demandé aux répondants : « pensez-vous pouvoir faire confiance aux gens ? ». Nous estimons que la réponse à cette question est la même que celle figurant sur la dernière colonne du tableau 1, à savoir le degré de confiance accordé par chaque pays. Nous montrons en annexe que les résultats observés sont proches : les données de 1995 restent donc probablement pertinentes.
Comme dernière remarque, il convient de noter qu’hormis pour l'Italie, la valeur la plus élevée de chaque colonne de la « matrice de la confiance » est située sur la diagonale : il s'agit de la confiance des sondés envers leur propre pays. Ceci décrit ce que l’on pourrait nommer un « parti pris identitaire » : un agent est enclin à faire davantage confiance à ses compatriotes. Si un tel comportement devait être confirmé en moyenne, il serait alors intéressant de comprendre où nous en sommes en termes d'identité européenne. Nous sentons-nous davantage citoyens européens ? Et comment l’évolution de l'identité européenne agit-elle sur la confiance mutuelle ?
Le sentiment de citoyenneté s’est-il renforcé ?
Pour répondre à cette question, nous analysons les données de l’Eurobaromètre. Nous examinons la manière dont les répondants s'identifient au travers de leurs réponses à différentes questions : vous sentez-vous citoyen européen ? Êtes- vous attaché à l'Europe ? Êtes-vous attaché à votre propre pays ? Le graphique 2 reprend la part des réponses affirmative à chacune de ces questions en 2012, puis en 2018.
Alors que l'attachement au pays d'origine est déjà fort et a seulement légèrement augmenté, la part des réponses affirmatives aux deux questions portant sur l'identité européenne a augmenté de 11pb en cinq ans. Le sentiment de citoyenneté européenne progresserait donc avec le temps. En outre, l'attachement au pays d'origine n'a pas diminué. Ainsi, d’une certaine manière, le sentiment de citoyenneté européenne n'entre pas en concurrence avec l'identité nationale. Plutôt que de se substituer à elle, le sentiment de citoyenneté européenne semble s’appuyer sur l’identité nationale.
Il serait certes judicieux d'étudier le lien existant entre confiance mutuelles et identité, notamment pour déceler les relations de cause à effet. Toutefois, nous avons des difficultés à trouver des statistiques susceptibles de permettre de tels travaux. Nous sommes néanmoins certains que ces deux facteurs sont au cœur d’une autre dimension de la confiance mesurée par l’Eurobaromètre : la confiance des européens dans les institutions. Nous pouvons donc nous poser la question suivante: le renforcement du sentiment de citoyenneté européenne s’accompagne-t-il d’un renforcement de la confiance des individus dans les institutions européennes ?
Confiance dans les institutions L'Eurobaromètre Standard repose sur la confiance des citoyens européens dans les institutions publiques aux niveaux national et supranational. Par institutions publiques, nous entendons « partis politiques », « gouvernement », « Banque centrale européenne », « Parlement national », « Union européenne », « Commission européenne », « Nations Unies », « pouvoirs publics locaux/régionaux », « Parlement européen ». Notre analyse couvre la période allant de novembre 2012 à mars 2018. Nous avons demandé aux personnes interrogées s'ils « étaient enclins ou non à » faire confiance « à l'institution concernée ». Nous rapportons ci-dessous le pourcentage des réponses affirmatives.
Nous tirons deux conclusions de ce graphique. Premièrement, la progression de la part des réponses par l’affirmative montre qu'en Europe, la confiance globale dans les institutions s'est améliorée au fil du temps. La situation devient bien plus problématique si l’on examine le niveau des pourcentages : même si elle diminue progressivement avec le temps, globalement, la méfiance prédomine (les réponses par l’affirmative tendent à être minoritaires sauf concernant les Nations Unies, les pouvoirs publics locaux/régionaux et le Parlement européen). Les mesures globales masquent-elles certaines spécificités ? Le graphique 4 illustre la répartition des réponses au sein des différents pays.
Les résultats de l'enquête menée en 2012 figurent en gris et ceux de 2018 en rouge. La ligne horizontale bleu clair reprend la moyenne des résultats de 2018. Bien que le niveau moyen de la confiance soit comparable pour les deux ensembles (47% et 48%), certains pays font encore davantage confiance aux institutions nationales alors que d’autres se sentent toujours plus proches des institutions européennes. L’Autriche, l’Allemagne et la Suède sont dans le premier cas de figure, tandis que les pays de la périphérie (Portugal, Irlande, Italie, Grèce et Espagne), à savoir les pays qui ont connu un contexte économique difficile depuis 2008, sont dans le second. De tels résultats suggèrent que l’état de la conjoncture domestique influe sur le niveau de confiance, au-delà des spécificités géographiques résumées par le tableau 1. Au niveau des différentes entités considérées, la confiance accordée à l’échelle nationale est-elle homogène ? Le graphique 5 illustre la confiance dans les institutions nationales et les préférences au sein de chaque pays.
Il existe une préférence diffuse et stable (nous avons vérifié les résultats depuis 2012) pour les pouvoirs publics locaux/régionaux généralement préférés aux entités centrales telles que le gouvernement/ Parlement national, sauf en Suède et aux Pays-Bas. Au niveau des citoyens, une forme de fédéralisme serait donc préconisée. La défiance envers les partis politiques est impressionnante. Elle nourrit la fièvre populiste. Comme nous l’avons montré dans l’une de nos précédentes publications, le rejet des élites politiques/économiques et du clivage traditionnel gauche/droite explique en grande partie la montée des extrêmes.
Conclusion : une forte variation du niveau de confiance
In this piece we have analyzed trust at the European level. Its importance in analyzing the political process stems from the fact that trust is the core of every interaction, both at the micro and at the macro level.
Nous avons examiné la confiance entre les différents pays européens, et montrant comment elle semblait dépendre d’un certain nombre de facteurs géographiques et culturels, les pays du sud se montrant généralement plus méfiants.
Nous avons également observé que le sentiment de citoyenneté européenne n'entrait pas en concurrence avec l'identité nationale mais semblait plutôt s’appuyer sur elle.
Les données sur la confiance des citoyens dans les institutions ont complété l’analyse en montrant comment elle dépendait de l’état de la conjoncture domestique au niveau des entités européennes. La perte de confiance dans les institutions nationales laisse entrevoir une forte prédilection pour les pouvoirs publics locaux/régionaux et une réelle aversion pour les partis politiques. La future composition du Parlement européen devrait refléter ces observations.