par Paola Monperrus-Veroni, Economiste chez Crédit Agricole
• À quelques jours des élections générales italiennes, les investisseurs semblent très confiants quant aux résultats possibles.
• Trois facteurs semblent rassurer les marchés. En premier lieu, la très faible probabilité que le mouvement antisystème, Mouvement cinq étoiles, accède au pouvoir. Deuxièmement, la tonalité moins « anti- euro » que précédemment du message porté par ce dernier et par la Ligue du Nord. Troisièmement, la probabilité élevée d’une absence de majorité parlementaire à l’issue des élections qui obligerait les partis de la gauche et de la droite traditionnelle, ainsi que du centre, à s’allier pour soutenir un gouvernement qui s’inscrit dans la continuité du programme de réforme récent.
• Même si l’incertitude sur le résultat final n’a jamais été aussi forte, en raison notamment de la nouvelle loi électorale, de la forte fragmentation politique et d’une abstention qui sera probablement élevée, les investis- seurs semblent avoir acheté ce dernier scénario de grande coalition.
• Les derniers sondages suggèrent la forma- tion d’une coalition post-électorale regroupant Forza Italia, différents partis centristes et le Parti Démocrate de Matteo Renzi, à la faveur d’un vote tactique en faveur des partis traditionnels. Mais la probabilité de ce scénario s’est cependant affaiblie et une coalition plus large et plus fragile pourrait être nécessaire. La montée dans les sondages de la coalition de centre-droit rend sa victoire possible. Le risque d’une arrivée au pouvoir du Mouvement cinq étoiles allié à l’extrême-droite nous paraît très limité.
• Si les investisseurs se montrent très complaisants, ils pourraient brutalement réviser à la hausse leur perception du risque dans le cas d’une victoire de la coalition de centre-droit, notamment si le rapport de force à l’intérieur de la coalition était favorable à la Ligue. Le potentiel de confrontation avec les partenaires européens sur les questions migratoires et de finances publiques serait en effet élevé.
Nouvelle loi électorale, nouveau paysage politique
– Une scène politique plus fragmentée
Le président de la République italienne a dissous le Parlement le 28 décembre 2017 et des élections générales ont été convoquées pour le 4 mars prochain. Alors même que l’ancienne tradition de proportionnalité du système italien a habitué les observateurs à une forte incertitude post-vote, les inconnues sont encore plus nombreuses pour ces élections, en raison de l’apparition de nouveaux acteurs majeurs, d’une loi électorale qui n’a encore jamais été mise en œuvre et d’un taux d’abstention probablement élevé.
La scène politique italienne, autrefois dominée par deux grands partis traditionnels, a connu des changements majeurs et est devenue tripartite avec la montée en puissance d’un parti dépassant les clivages habituels, le Mouvement cinq étoiles (M5S).
M5S est devenue la première force politique du pays (en termes d’intentions de vote) devant la gauche traditionnelle (Partito Democratico, le PD de Matteo Renzi) et la droite traditionnelle (Forza Italia, ou FI, de Silvio Berlusconi).
Alors que le Parti Démocrate a connu une baisse ininterrompue, de 40% lors des élections euro- péennes en 2014 à 23% dans les derniers sondages, il a également souffert du départ de la gauche radicale (Liberi e Uguali ou LeU).
De la même manière, Forza Italia a vu sa base électorale s’éroder au profit de la Ligue du Nord (Lega Nord, LN), plus extrême.
Alors qu'il s'appuyait à ses débuts sur un programme de gauche anti-mondialisation, le M5S s'est progressivement caractérisé par un électorat fortement disparate socialement et idéologiquement : 45% de ses électeurs ne se reconnaissent pas dans la division gauche-droite et les autres se répartissent uniformément sur l'échiquier politique. Cela se traduit par une forte réticence de M5S à se prononcer sur les sujets qui divisent et pousse ce nouvel acteur de la vie politique à adopter une attitude peu conciliante, laquelle complique forte- ment la formation d'une coalition. Le risque d'une incapacité à gouverner a donc augmenté.
– Premier test de la nouvelle loi électorale
Le nouveau système électoral – le quatrième en vingt-quatre ans – permettra-t-il la formation d'une majorité stable ? Rien n'est moins sûr. La question de la loi électorale est technique, mais fonda- mentale pour comprendre les possibles alliances, la majorité qui pourrait émerger, ses chances de survie et son efficacité.
Après l'échec des négociations sur un système proportionnel avec un seuil élevé, en juin, le Parti Démocratique de Matteo Renzi a repris l'initiative et remis sur la table l’harmonisation des systèmes électoraux des deux chambres du Parlement italien. Le président italien avait demandé cette harmoni- sation, afin d'éviter d’avoir deux majorités diffé- rentes dans les deux chambres (conséquence de la coexistence de deux systèmes électoraux diffé- rents : majoritaire au Sénat et proportionnel à la Chambre des députés).
Le nouveau système électoral comprend une composante de représentation proportionnelle (pour 64% des sièges), mais également une composante de représentation majoritaire (pour 36% des sièges, avec des circonscriptions uni- nominales avec élection à la majorité simple). Même si ce système sera plus efficace qu’un système entièrement proportionnel pour garantir la gouvernabilité du pays, il ne résout pas tout. Les bulletins de vote indiquent à la fois les candidats (qui seront élus) et les partis qui les soutiennent. La préférence exprimée pour un des partis détermine la partie proportionnelle de l’élection. Le seuil minimum de 3% des voix et la prime à la majorité, implicite dans les circonscriptions uninominales, encouragent la formation de coalitions pré-électorales.
Les forces en jeu et les alliances potentielles
– Trois partis inférieurs à 30%
Depuis la mi-février, les sondages ne sont plus autorisés. La moyenne des sondages conduits au cours de la semaine précédant cette trêve ne permet pas de designer un parti gagnant. Le M5S pourrait se révéler le premier parti en nombre de votes, le Parti démocrate le premier en sièges (Chambre des députés et Sénat confondus).
En réalité, le parti qui ressort vraiment en tête est l’abstention, créditée de 30% dans les sondages. Le pourcentage des indécis est aussi élevé à 15%.
– Trois coalitions principales
-) La coalition de centre-droit
La coalition de centre-droit, constituée de Forza Italia de Silvio Berlusconi (16,5% d’intentions de vote d’après les derniers sondages), la Ligue du Nord (13,5%) et Fratelli d’Italia (4,5%) est celle qui a le mieux su, au moins sur le papier, surmonter les différences entre ses composantes pour afficher un front uni et elle a toujours attiré vers elle des partis politiques plus petits :
* À ce jour, la coalition de centre-droit semble gagner du terrain après ses bons résultats, lors des élections partielles de juin et des élections régionales en Sicile.
* Pour l’instant, la coalition a exclu la publication d’une profession de foi commune et n’a pas pris de décision claire concernant son équipe dirigeante (Silvio Berlusconi s’est vu interdire tout rôle officiel par une décision de justice). De fait, la loi électorale est rédigée de telle manière qu’elle permet de constituer une coalition, sans avoir à nommer de candidat Premier ministre et sans avoir de programme électoral propre à la coalition (seules les listes doivent en déposer un lors de leur inscription). Après les élections, cette unité pourrait être affaiblie par des luttes de pouvoir (entre Silvio Berlusconi et Matteo Salvini le leader de la Ligue du Nord) et par des incompatibilités entre les programmes des trois partis, notamment sur les questions euro- péennes.
* L’essence même du futur parti qui dominera le centre-droit italien est en jeu : s’agira-t-il d’un parti modéré et libéral ou bien d’un parti nationaliste, plus extrême ?
* L’importance de la composante proportionnelle dans le système électoral devrait donner au parti de Silvio Berlusconi suffisamment de voix pour lui permettre de se passer d’alliances après les élections. Mais au cours des dernières semaines les sondages ont témoigné d’une remontée de la Ligue.
-) Coalition de centre-gauche
* Matteo Renzi misait sur ce phénomène de dissolution / recomposition post-électorale lorsqu’il a proposé sa nouvelle loi électorale :
* Son parti semble avoir de facto renoncé à une alliance avec la gauche plus radicale qui s’est détachée du PD (Liberi et Uguali, LeU est crédité de 6,5% des intentions de vote dans les sondages) ; parallèlement, il envisage la constitution d’une grande coalition sur sa droite avec les centristes et Forza Italia, après les élections.
* Les difficultés à rassembler le reste de la gauche autour de sa candidature et de son programme de réformes ne lui laissent guère d’autre choix. De plus, la récente implosion d’Alternativa Populare, le parti centriste qui avait soutenu les gouvernements Renzi et Gentiloni, a finalement profité à la coalition de centre-droit.
-) Le Mouvement cinq étoiles
Bien que le M5S ait vu une hausse marquée de ses intentions de vote en début d’année, les derniers sondages montrent qu’il plafonne à 28%. Une majorité constituée de M5S et des partis d’extrême- droite (Ligue du Nord et Fratelli d’Italia) est possible, mais peu probable.
Une telle alliance créerait en effet des problèmes au M5S, qui risquerait de perdre une part importante de son socle d’électeurs se situant plutôt à gauche. Les appels récents de M5S à d’autres partis pour qu’ils se joignent à lui et élargissent la plateforme de M5S suggèrent que le mouvement envisage un mandat minoritaire exploratoire, puisqu’il pourrait être le parti recueillant le plus de voix. Il se heurtera toutefois aux revendications du Parti Démocrate, qui pourrait remporter le plus grand nombre de sièges et à celles du centre-droit, qui semble être la seule coalition capable de remporter les élections. Malgré de bons résultats, M5S ne restera probablement qu’une simple minorité de blocage.
En dépit de l’avantage qu’il offre aux deux coalitions traditionnelles, le système électoral aura du mal à déboucher sur une majorité claire, en raison du partage des voix en trois blocs.
Il sera en effet très difficile pour les trois groupes politiques de réunir le nombre de sièges requis dans les collèges uninominaux (50%) pour s’assurer la majorité. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, même au plus fort du bipartisme, la part la plus élevée des sièges jamais obtenue lors d’une élection majoritaire a été d’un peu moins de 50%. La dispersion des voix (un certain nombre de partis n’atteindront pas le seuil des 3%) et un certain report des voix vers les coalitions majeures (phénomène de vote tactique ou « utile ») pourrait certes renforcer la nature majoritaire du système, mais ces facteurs resteront marginaux.
Si les sondages expriment des préférences, c’est le système électoral qui transforme les préférences en nombre de sièges. Le système proportionnel fournit un résultat linéaire par rapport au vote ; le système majoritaire, grâce à la prime attribuée au candidat gagnant, produit un résultat exponentiel par rapport au vote.
On ne peut pas voter pour une liste pour le scrutin proportionnel et pour le candidat d’une autre liste pour le scrutin uninominal : le vote est conjoint. Cela peut avoir son importance dans le résultat du vote.
L’introduction de circonscriptions uninominales confère un avantage au centre-droit, notamment dans ses bastions d’Italie du Nord, et au centre- gauche dans la partie centrale du pays. Ce système est donc moins favorable au M5S, même si l’existence de circonscriptions uninominales ne devrait pas lui être trop défavorable dans le sud du pays. Dans le Sud l’électorat est plus volatil, mais le Sud est devenu ces dernières années un bastion du M5S où il récolte 38% des intentions de vote.
Cependant, il sera crucial de savoir si les électeurs du Sud voteront pour la liste M5S indépendamment du candidat ou s’ils seront attirés par les candidats des autres partis mieux implantés et plus connus. Dans le premier cas, le M5S réalisera un bon score, rendant plus difficile la victoire du centre-droit. Dans le deuxième, le centre-droit a des chances de remporter les élections.
En effet, aujourd’hui, le centre-droit est crédité de 38% des intentions de vote. Avec 40% de sièges gagnés à la proportionnelle, il doit gagner 70% des sièges dans le scrutin uninominal au niveau national, soit 61% des sièges dans les cir- conscriptions uninominales du Sud. C’est ambi- tieux, mais jouable, si le vote du Sud ne s’accroche pas massivement aux candidats proposés par le M5S.
* Résultats possibles : le risque n’est pas là où on l’attend
Les derniers sondages (semaine se terminant le 16 février) suggèrent que la coalition de centre-droit recueillera 38% des voix, le centre-gauche 27% et le M5S 29%. Aucune coalition n’atteindrait les 316 sièges nécessaires pour obtenir la majorité à la Chambre des députés.
-) Un scénario central favorable aux marchés
Notre scénario central table sur une redistribution des cartes après des élections qui n’auraient pas défini de majorité à la sortie des urnes, avec la formation d’une grande coalition post-électorale entre partis traditionnels (Parti Démocratique, partis centristes et Forza Italia). Une telle configuration pourrait facilement poursuivre la vague de réformes structurelles entamée par les gouvernements Renzi et Gentiloni. Ce serait le scénario le plus favorable pour les marchés.
-) La possible nécessité d’une coalition plus large et plus fragile
Il est toutefois possible, qu’en raison de la faiblesse du Parti Démocrate, cette grande coalition ne dispose pas de la majorité. Élargir la coalition à la Ligue du Nord serait difficile en raison du programme économique de cette dernière (très éloigné de celui du Parti Démocrate) et de ses positions eurosceptiques. Un tel scénario donnerait naissance à une majorité plus fragile, moins à même de poursuivre les réformes et d’assurer la longévité du gouvernement.
-) Un gouvernement technique à la rescousse ?
Un gouvernement plus technique, parrainé par le président de la République et soutenu par une majorité plus large, pourrait être une solution. Les partis pourraient soutenir un Premier ministre apolitique, mais une majorité devrait alors être recherchée pour chaque projet de loi, d’où un résultat très fragile. Le risque de nouvelles élections serait par conséquent non négligeable dans un tel scénario. Mais on voit mal comment un compromis sur une nouvelle loi électorale pourrait être trouvé et approuvé.
-) Le retour de Berlusconi ? Avec ou sans une coalition de droite ?
La coalition de centre-droit – constituée du parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia, de la Ligue du Nord et de Fratelli d’Italia – est placée en tête par les sondages. Mais il lui sera très difficile, bien que possible, d’obtenir le nombre de sièges nécessaires dans les circonscriptions uninominales pour rem- porter la majorité. Ce scénario a gagné néanmoins en probabilité au cours des dernières semaines.
Le risque lié à ce scénario dépendra du rapport de force entre les deux principales composantes. Si Forza Italia ressortait comme le principal parti de la coalition, il lui serait plus facile d’imposer une ligne plus modérée. Au contraire, si la Ligue du Nord devait s’imposer comme la première force de la coalition, il serait plus compliqué de contraindre ses velléités souverainistes. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agirait d’une majorité fragilisée par son hétérogénéité. Ce scénario n’a pas été suffisamment anticipé par les investisseurs, qui paraissent avoir massivement acheté l’hypothèse d’une grande coalition entre forces traditionnelles, mais une réappréciation brutale du risque pourrait intervenir dans le cas d’une victoire de cette coalition, notamment si elle était menée par la Ligue. Le potentiel de confrontation avec les partenaires européens sur les questions migratoires et de finances publiques serait élevé. Le pro- gramme de la coalition table sur une baisse importante de la fiscalité et sur des transferts de nature universelle (un abattement important et un impôt négatif) dont le coût serait financé par des recettes de l’évasion fiscale et par une réorganisation des déductions et niches fiscales. Des propositions généreuses d’augmentation du minimum vieillesse et de démantèlement de la réforme des retraites de 2011 ont aussi été avancées. Plusieurs études ont évalué le coût du financement de ce programme de baisse de la fiscalité, avec pour conclusion commune l’arbitraire des recettes indiquées. Le risque de dérapage des comptes publics serait donc important. Mais un programme n’est qu’en programme, surtout dans une campagne électorale, où la presque certitude d’absence de gagnant a produit une surenchère de promesses électorales avec l’idée qu’elles ne seront pas tenues.
– Risque extrême : M5S et l’extrême-droite
Le scénario unanimement considéré comme le pire – compte tenu de ses conséquences en termes de respect du cadre budgétaire européen et de possibles retours en arrière sur les réformes passées – est un scénario à faible probabilité. Un gouvernement M5S minoritaire serait handicapé par son incapacité à trouver un « partenaire silen- cieux » et un gouvernement majoritaire avec l’extrême-droite serait difficilement envisageable au regard des fortes différences entre leurs program- mes respectifs, hormis sur les questions touchant à l’Europe et aux migrants. Nous doutons que ces deux thèmes suffisent pour former une plateforme commune et élaborer un consensus sur les questions budgétaires.