La BCE immobile à grands pas

par Philippe Weber, Responsable Etudes et Stratégie chez CPR AM

La BCE, lors de sa réunion mensuelle, n’a pas apporté de modification à sa politique monétaire, ni en termes de taux, ni en termes de bilan. Pourquoi, alors que la nouvelle baisse de l’inflation avait entretenu les anticipations d’un nouvel assouplissement ? Si la BCE n’a pas bougé, c’est que les évolutions récentes de l’économie sont à peu près conformes à son scénario central.

Certes, l’inflation du mois de mars a été plus basse qu’anticipé mais cela pourrait s’expliquer par des facteurs non récurrents (effets de base ou calendaires) et n’a pas modifié sensiblement les anticipations. A l’inverse, la publication, début novembre, d’une inflation pour octobre inférieure aux attentes avait sensiblement infléchi les anticipations d’inflation, ce qui avait contribué à la décision de baisse de taux directeurs.

La BCE se montre donc résolument immobiliste… Je ne dirais pas cela : ce n’est pas parce qu’elle ne bouge pas souvent qu’elle est immobiliste ! On croit d’ailleurs retrouver une des expressions favorites de la Bundesbank en son temps, récemment reprise par M. Weidmann, son président, la politique de la « main calme » (Politik der ruhigen Hand) : ne bouger que si nécessaire, et peu à la fois. Mais en fait, la conférence de presse de M. Draghi marque (ou, sur certains points, confirme) une inflexion profonde de la doctrine monétaire. D’une part, elle se déclare désormais prête à agir non pas seulement en cas de détérioration des perspectives d’inflation ou de durcissement non désiré des conditions sur le marché monétaire, comme elle l’avait déclaré en janvier (c’était déjà une innovation). Désormais, elle se déclare prête, unanimement, à utiliser les outils, y compris non classiques (incluant donc un assouplissement quantitatif) en cas de période trop prolongée d’inflation basse. Certes, la BCE a défini l’objectif de stabilité des prix qui lui est assigné comme une inflation « inférieur à 2 % mais proche de 2 % », et une inflation à 0,5 % n’est pas « proche de 2 % ». Cependant, de là à se déclarer prêt à des mesures non classiques, il y avait un pas, qui vient d’être franchi.

Ce n’est pourtant pas en soi un changement profond de doctrine… Ce n’est pas si négligeable ! Mais il y a mieux : comme on lui demandait en quoi une inflation durablement baisse était dangereuse, M. Draghi a apporté ces précisions : d’une part, plus l’inflation est basse longtemps, plus le risque de voir les anticipations décrocher est important – c’est là le propos le plus classique ; de plus, l’erreur de mesure sur les prix fait que, avec une inflation à 0,5 %, on n’est pas sûr que les prix montent, alors qu’à 2 %, le risque d’une baisse est pratiquement nul – argument plus nouveau à la BCE, mais de nature encore technique ; ensuite, une inflation à 2 % facilite les ajustements de prix relatifs entre pays puisqu’avec 0,5 % de hausse des prix, un pays peut regagner en compétitivité tandis que, avec une inflation moyenne à 0,5 %, il faut que certains pays connaissent une baisse des prix ; enfin, avec une inflation trop basse, la valeur réelle de la dette ne baisse pas assez vite, ce qui rend plus difficile l’ajustement des emprunteurs et le désendettement. Les deux derniers points sont évoqués à l’envi par nombre d’économistes depuis des années mais presque exclusivement par les économistes hétérodoxes alors que les banquiers centraux européens frémissaient à la simple évocation de ces arguments. Les voir repris par M. Draghi est extrêmement étonnant.

En effet c’est inattendu… D’autant que cela ne s’arrête pas là : la BCE déclare désormais explicitement prendre en compte les facteurs géopolitiques et le taux de change, qui n’est toujours pas un objectif (au demeurant, en régime de changes flottants, ce serait difficile) mais « sera surveillé de près » car il est « très important pour la stabilité des prix ». Ce n’est pas là un changement de doctrine mais l’insistance mise depuis quelques semaines sur le change est tout à fait nouvelle.

Inflexion de doctrine, certes ; mais de nouvelles mesures seront- elles prises ? La mention répétée des discussions autour d’un assouplissement quantitatif, de nouveaux prêts à très long terme, ciblés ou non, de la fin de la stérilisation des liquidités issues du SMP, d’un taux négatif sur la facilité de dépôt, le fait aussi que la BCE se déclare prête à agir « rapidement » si nécessaire et, enfin, l’insistance sur les risques d’une inflation basse et non plus seulement ceux de la déflation, font penser que si l’inflation devait rester proche des niveaux actuels, la banque centrale agirait sans doute en commençant par cesser de stériliser le SMP, ne serait-ce que pour donner un signal, ensuite par une mesure d’expansion quantitative ; mais le choix des titres à acheter ne semble pas arrêté ! Ensuite, il s’agit de « tenir » jusqu’à la fin de l’Asset Quality Review (examen de la qualité des actifs), qui devrait permettre, à l’automne, de remettre en route les échanges interbancaires et surtout le crédit à l’économie réelle.