La Chine et l’Afrique, partenaires et concurrents

par Jean-Louis Martin et Noussoeu Bih, économistes au Crédit Agricole

L'intérêt de la Chine pour l'Afrique n'est pas nouveau, mais ces dernières années ont vu une progression spectaculaire des échanges économiques : flux commerciaux, aide publique, investissements directs, et même émigration de Chinois vers l'Afrique. Pékin y trouve à l'évidence des avantages politiques, mais sa principale motivation est à notre avis l'accès aux matières premières, et particulièrement au pétrole africain.

La poussée en Afrique n'est cependant pas totalement organisée : aux objectifs du pouvoir s'ajoutent de multiples intérêts privés chinois. Enfin, si l'Afrique trouve des avantages certains (infrastructures, financements, hausse des prix des matières premières) à cette croissance des échanges avec la Chine, sans coût apparent immédiat, la place prise par la Chine dans la production manufacturière mondiale risque d'en exclure le continent, impliquant la recherche d'un nouveau modèle de développement.

Inférieurs à 2 mds USD jusqu'en 1993, les échanges commerciaux de marchandises entre la Chine et l'Afrique ont pour la première fois dépassé 100 mds USD en 2008. Les chiffres disponibles sur les huit premiers mois de 2009 montrent cependant une contraction assez nette, de l'ordre de 25%. Le poids de la Chine et de l'Afrique dans les échanges de l'autre partie progresse lui aussi très sensiblement : l'Afrique absorbait 1,3% des exportations chinoises au début des années 90, et 4,2% en 2008. Pour l'Afrique, la Chine est beaucoup plus importante : elle a fourni 10,8% des importations africaines en 2008, contre 2,2% quinze ans plus tôt. Ce commerce a longtemps été modérément déséquilibré, en faveur de la Chine, mais la situation s'est inversée depuis 2004 : les exportations africaines vers la Chine sont maintenant plus importantes que les flux inverses (sauf en 2007).

Les échanges sont très déséquilibrés en termes de produits : en 2007, 86,7% des importations chinoises en provenance d'Afrique étaient des produits énergétiques (presque exclusivement du pétrole brut), et 5,3% des minerais, alors que la part des produits industriels était très faible. À l'inverse, la Chine n'exporte pratiquement (94,7% du total) que des produits manufacturés vers l'Afrique. De manière un peu surprenante, les flux de produits alimentaires sont faibles, et pratiquement équilibrés. Le basculement de l'Afrique vers un statut de fournisseur monoproduit date des années 90 : Les exportations africaines vers la Chine étaient en 1990 pour 1/3 des produits manufacturés, et pour 1/3 des produits alimentaires ; mais en 2000, la structure des flux était déjà presque la même qu'aujourd'hui.

Des flux qui dépassent le cadre des échanges commerciaux

L’intensification des échanges entre la Chine et l’Afrique ne concerne pas uniquement le commerce. Le continent reçoit aussi des investissements directs et des flux d’aide au développement appelés à augmenter rapidement, ainsi que des immigrants chinois.

Le montant des investissements directs de la Chine en Afrique est estimé pour l’année 2006 à 900 millions USD1. Ils sont concentrés dans les domaines pétrolier et minier, mais l’acquisition en 2007 par la banque chinoise ICBC de 20% de Standard Bank Group of South Africa, la plus grande banque d‘Afrique, illustre l'élargissement des ambitions chinoises.

La Chine apporterait autour de 10% de l’aide à l’Afrique. L’aide chinoise à l’Afrique est un fait historique, mais elle a beaucoup évolué, tant dans les montants concernés que dans son mode opératoire. D’une part, bien qu’en valeur absolue elle soit passée de 310 millions à 1-1,5 mds USD2, elle ne représente plus aujourd’hui que 3 à 4% des flux entre l’Afrique et la Chine en 2004-2005, contre 20% au début des années 90. La conception particulière de la coopération économique par la Chine ainsi que l’absence de statistiques officielles à ce sujet entretiennent le flou sur les montants évalués3. Le montant de l’aide publique chinoise inclut en effet une assistance technique dont l’estimation est sujette à caution. La Chine met l’accent sur le développement des infrastructures. Dans les faits, elle se présente généralement sous forme de package deals4 incluant aussi bien les montants alloués à la construction de ces infrastructures par des entreprises publiques chinoises que l’aide au sens strict faisant l’objet de dons. En contrepartie, des entreprises chinoises privées obtiennent des marchés ou des concessions. Ce mode opératoire a l’avantage de mettre les opérations à l’abri du risque-pays, auquel la Chine est confrontée aussi bien que ses pairs européens. Enfin, les remises de dette sont une partie importante du soutien financier de la Chine à l’Afrique. En 2000, elle a annulé des arriérés de dettes d’un montant équivalent à 1,3 mds USD, avant d’annoncer en 2006 qu’elle renoncerait au même montant en faveur des pays les plus endettés.

La migration de travailleurs et de petits entrepreneurs chinois est une autre réalité de la relation entre la Chine et l'Afrique. L’"invasion" parfois annoncée reste cependant de l’ordre du fantasme, la présence chinoise se chiffrant aujourd’hui entre 500 000 et 800 000 personnes5. Mais incités par les autorités chinoises à rejoindre des chantiers en Afrique, mandatés par des entreprises chinoises ou petits commerçants, ces migrants aux profils divers partagent le sentiment d’un manque de perspectives en Chine et le désir de profiter de l’existence d’un nouveau réseau en Afrique.

Vu de Chine : politique, pétrole, métaux et terres agricoles

L'évidente poussée commerciale et financière chinoise en Afrique, l'activisme diplomatique de Pékin6 et le modèle politico-économique post-communiste conduisent souvent à penser qu'il existe un "plan chinois pour l'Afrique"7. D'un autre côté, l'activisme des entreprises chinoises semble fréquemment peu coordonné, et la présence croissance de petits commerçants chinois indépendants montrent que la maîtrise globale de cet éventuel plan est au minimum peu assurée.

Il y a bien des éléments "délibérés" dans l'intérêt chinois pour l'Afrique. Le plus ancien est le désir de reconnaissance politique : si la présence chinoise auprès des régimes "de gauche" africains date des indépendances, Pékin n'a eu de cesse de vouloir élargir son audience sur le continent, d'abord et avant tout pour en écarter Taipei8. L'intérêt politique n'a pas disparu : les Africains représentent aux Nations unies un potentiel de votes considérable, qu'il convient de se concilier9, et Pékin continue à jouer avec les symboles de la décolonisation10. La Chine a par ailleurs l'avantage par rapport aux anciennes puissances coloniales européennes de ne pas avoir de "pré carré", et donc d'avoir une vision continentale.

Mais aujourd'hui, la motivation la plus forte est certainement la volonté d'assurer son approvisionnement en matières premières, et en particulier en pétrole : vue de Chine, l'Afrique est maintenant avant tout un fournisseur de pétrole ; elle a en 2008 satisfait 25% des besoins chinois en hydrocarbures (9% en 1995). Par rapport à l'énergie, les métaux et les produits agricoles sont sans doute de second ordre du point de vue chinois ; on a cependant observé de nombreux cas d'investissements directs en Afrique dans ces secteurs (mines et terres agricoles, avec dans les deux cas un fort intérêt pour le Congo-Kinshasa). 

Le marché africain n'est enfin pas négligé, et les entreprises chinoises en ont peut-être dès aujourd'hui une vision à plus long terme que la quasi-totalité de leurs concurrentes occidentales.

De nombreux indices montrent cependant les limites de la "vision stratégique" de la Chine en Afrique. Ainsi, beaucoup de contrats "politiques" annoncés bruyamment sont par la suite annulés (pétrole au Nigéria, raffinerie en Angola…). Les entreprises chinoises découvrent souvent un environnement des affaires inattendu, ou des conflits inconnus (Niger, Ethiopie…) ; elles ne semblent pas toujours parfaitement en phase avec leur gouvernement11. Les relations entre les ambassades chinoises en Afrique et les communautés de commerçants expatriés paraissent assez lâches. Enfin, les entreprises chinoises pourraient à court terme rencontrer des concurrents sans doute plus coriaces que les Européens : les entreprises des autres grands pays émergents, l'Inde et le Brésil.

Partenariat Sud-Sud ou néo-colonialisme et concurrence déséquilibrée ?

Le développement des relations économiques avec la Chine présente des avantages certains pour l’Afrique. Les exportateurs de matières premières bénéficient des ventes directes à la Chine, mais aussi de l'impact de sa demande sur les cours de nombreux produits12. Les commerçants et les consommateurs africains ont un nouvel accès à des produits chinois bon marché. Les gouvernements ont trouvé un partenaire offrant des prix, des financements et des délais de réalisation particulièrement attractifs pour les projets d'infrastructures13. L’aide chinoise offre un autre aspect très apprécié sur le continent : la Chine renonce à toute exigence en matière de gouvernance. Elle se met ainsi à l’abri des accusations d’ingérence auxquelles fait face l’offre des bailleurs occidentaux. De plus, le maintien du niveau de l'aide publique des pays développés est plus incertain en raison des difficultés budgétaires de ces pays : la Chine apparaît ainsi comme une alternative particulièrement opportune. Au total, ces relations économiques peuvent apparaître comme un modèle de partenariat Sud-Sud, avantageux pour les deux parties, et spécialement pour une Afrique "négligée par l'Occident". 

L’impact réel sur le développement reste cependant incertain. Dès aujourd'hui, la Chine n’échappe pas aux accusations de néocolonialisme provoquées par la structure de ses échanges avec l’Afrique qui, loin de favoriser le développement d’une industrie locale et ses retombées en termes d’emploi, de transfert de technologies et de réduction de la pauvreté, tend à verrouiller l’économie africaine dans une dépendance à l’exportation des matières premières. Mais surtout, la Chine, qui semble avoir capté durablement la production industrielle de masse, interdit de fait aux pays africains de s'engager sur la voie classique "évolutionniste" de passage de l'agriculture à l'industrie puis aux activités de services14.

NOTES

  1. Wang, Jian-Ye (2007), “What Drives China Growing Role in Africa”, IMF Working Paper, WP/07/211, FMI Il est cependant probable que ces chiffres n’incluent pas la totalité de l’IDE des entreprises chinoises, étant donné la définition assez floue qui entoure le terme d’investissement direct en Chine.
  2. Wang, Jian-Ye (2007), op cit.
  3. Une partie des financements de China Eximbank, qui a annoncé en 2007 vouloir porter ses encours sur l'Afrique à 20 mds USD en 2010, est ainsi constituée de crédits à des taux "aidés", mais le montant qui pourrait être considéré comme une aide publique est inconnu.
  4. Guérin, E. (2008), "Bailleurs émergents : où en est la Chine en Afrique ?", Afrique contemporaine n°228.
  5. Sautmann, B. et Y. Hairong (2006), "East mountain tiger, West mountain tiger: China, the West, and ‘colonialism’ in Africa", University of Maryland, estiment le chiffre entre 480 et 680 000 en 2006. Richer P. (2007), « L'offensive chinoise en Afrique », L'Harmattan, cite Chine Nouvelle qui l'estime à 750 000.
  6. La 4e conférence du "Forum sur la coopération Chine-Afrique" a eu lieu en novembre 2009 à Charm-el-Cheikh en Égypte, et les visites officielles chinoises se multiplient.
  7. Beuret, M. et Michel, S. (2008), "La Chine a-t-elle un plan pour l'Afrique ?", Afrique Contemporaine, nº228.
  8. Ce qui a parfois conduit la Chine à des alliances a priori inattendues, comme avec l'UNITA angolaise soutenue par les États-Unis et l'Afrique du Sud, contre le MPLA appuyé par l'Union Soviétique et Cuba.
  9. Le récent sommet de Copenhague a cependant montré que les Africains ne s'aligneront pas systématiquement sur les positions de celle qui se présente comme le "champion du Sud".
  10. D'où son intérêt persistant pour l'Éthiopie, seul État africain n’ayant jamais été vraiment colonisé.
  11. Ainsi la cargaison d'armes destinée au Zimbabwe de Robert Mugabe, que les autorités chinoises ont voulu rappeler devant les protestations de nombreux pays africains, et qui semble avoir finalement été livrée par l'exportateur (cité par Beuret, et Michel, S., op. cit.).
  12. Le bilan est sans doute plus mitigé pour les importateurs de produits alimentaires.
  13. Et une grande flexibilité : le premier grand projet réalisé par la Chine en Afrique a été le chemin de fer Lusaka-Dar es Salam (le Tanzam), achevé en 1976. Le président tanzanien Julius Nyerere avait au préalable essuyé plusieurs refus des Occidentaux et de la Banque mondiale.
  14. Martin, J. L., (2010), "L'Afrique sub-saharienne, progrès et défis", Éclairages nº139.

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