par Sophie Wieviorka, Economiste – Asie (hors Japon) au Crédit Agricole
Au bout du suspense, l’Union européenne a donc maintenu sa décision et imposera des hausses de droits de douane sur les véhicules électriques chinois, allant jusqu’à 45,3% pour les constructeurs les moins collaboratifs. C’est un revers pour la Chine, qui espérait que la carotte (les promesses d’investissements en Europe) et le bâton (les mesures de représailles et de rétorsion) feraient renoncer l’Union européenne. Les nombreuses démarches et visites officielles effectuées ces derniers mois, notamment en Espagne où le Premier ministre, Pedro Sanchez, s’était ensuite déclaré opposé à la hausse des droits, n’ont pas porté leurs fruits.
Une mauvaise nouvelle pour les constructeurs automobiles chinois
Cinq pays seulement (Allemagne, Hongrie, Malte, Slovaquie, Slovénie) ont voté contre ; douze, dont l’Espagne et la Suède, se sont abstenus ; et dix, dont la France, l’Italie et la Pologne ont voté pour. Une Europe divisée, mais pas assez pour empêcher ces mesures que la Chine voulait absolument éviter. La Commission a pour l’instant rejeté toutes les propositions du gouvernement chinois, à commencer par celle d’un prix minimum, fixé à 30 000 euros et jugé trop bas, ainsi que l’introduction de quotas. Le précédent des panneaux solaires, qui avaient fait l’objet de mesures similaires entre 2013 et 2016, a certainement laissé des traces : les quotas n’avaient pas empêché la concurrence chinoise de détruire la filière européenne.
Certes, les États-Unis, puis le Canada, avaient déjà annoncé des hausses de tarifs encore plus conséquentes (100% pour les deux pays), mais leur part dans les exportations totales de véhicules électriques chinois reste marginale. L’Union européenne, en revanche, avait absorbé en 2023 un tiers des exportations chinoises totales de véhicules électriques, pour un montant total de 12,8 milliards de dollars.
Cette nouvelle intervient alors que les constructeurs automobiles chinois font face à des pertes record s’élevant à 20 milliards de dollars entre janvier et août. Ces pertes sont dues à la faiblesse de la demande interne et à des exportations moins dynamiques que prévu, qui ont poussé les fabricants à se livrer à une intense guerre des prix afin d’écouler leurs stocks. Les prix des véhicules à l’exportation ont ainsi baissé d’environ 12% depuis le début de l’année.
La baisse atteint 17% pour les ventes sur le marché chinois. L’association des concessionnaires automobiles de Chine a ainsi précisé que seules 27% des concessions automobiles avaient dégagé du profit sur le premier semestre de l’année 2023, contre 50% en 2021. La faiblesse du marché et la guerre des prix alimentent les pressions déflationnistes connues par la Chine depuis maintenant plus d’un an, et donc les espoirs d’un plan de soutien budgétaire attendu avec impatience par les marchés et les acteurs économiques chinois.
Quelles marges de manœuvre pour la Chine ?
La première réaction ne s’est pas fait attendre. La Chine a annoncé que les importateurs de brandy – et donc de cognac – devraient maintenant déposer une caution auprès des douanes chinoises. Une somme qui ne sera débitée que si le pays entérine des hausses de droits de douane sur ces produits, droits qui pourraient atteindre 35%.
La France est en réalité le seul pays européen concerné par cette mesure, avec des exportations de cognac s’élevant à 1,1 milliard de dollars en 2023. Contrairement aux accusations étayées de l’Union européenne, fondées sur un rapport complet afin d’évaluer le montant des subventions étatiques reçues par les constructeurs automobiles chinois, celles de la Chine, qui s’estime victime de « dumping » de la part des vignerons français, sont difficilement audibles. La France a déjà annoncé son intention de porter plainte devant l’OMC, une démarche longue et rarement couronnée de succès.
La Chine a également rappelé que les enquêtes sur le porc et ses sous-produits (notamment les abats) ainsi que sur les produits laitiers étaient toujours en cours, et n’exclut pas non plus des hausses de droits de douane sur les véhicules à moteur thermique de grosse cylindrée, qui viseraient cette fois-ci les fabricants allemands.
Autre piste, celle des investissements, que la Chine avait promis à de nombreux pays européens. Site de production de Dongfeng en Italie, ligne d’assemblage de voitures de la marque Chery à Barcelone, usines de batteries en Allemagne ou en France, les projets ne manquaient pas. Alors que la ligne d’assemblage de Barcelone a déjà vu sa mise en service repoussée d’un an, il ne serait pas étonnant que la Chine fasse machine arrière sur d’autres annonces. Un seul pays pourrait cependant échapper aux représailles chinoises, la Hongrie, identifiée de longue date par la Chine comme une source de tensions et de divisions au sein de l’UE.
C’est ce pays qui catalyse actuellement l’essentiel des investissements chinois en Europe, précisément autour de la chaîne de valeur du véhicule électrique. Si la Turquie, qui bénéficie d’un accord d’exportations sur les voitures avec l’Union européenne, avait aussi été un temps envisagée comme cheval de Troie pour accéder au marché européen, la décision du pays d’imposer lui aussi des tarifs de 40% sur les véhicules électriques chinois pourrait conduire les fabricants chinois à revoir leurs plans. Une défiance qui s’exerce dans les deux sens, puisque le ministère du Commerce chinois a demandé aux constructeurs de faire preuve de prudence dans ses transferts de technologies et d’actifs, notamment vers l’Inde et la Turquie. Une usine BYD, d’une capacité de production annuelle de 150 000 véhicules pour un investissement de départ d’environ un milliard de dollars, doit être construite dans la région d’Izmir, en Turquie, un projet qui pourrait finalement se limiter à de simples chaînes d’assemblage.
Enfin, le Mexique, nouvelle porte d’entrée des produits chinois vers les États-Unis a aussi indiqué vouloir réduire ses dépendances vis-à-vis de la Chine. Alors que les élections américaines approchent, une nouvelle victoire de Donald Trump ouvrirait potentiellement la voie à un contrôle accru sur la provenance des importations en particulier des marchés tiers (Mexique et Vietnam) servant de plus en plus d’intermédiaires à la Chine pour contourner les barrières tarifaires et non-tarifaires imposées par les États-Unis.
Notre opinion
L’âpre campagne de négociations menée par la Chine pour éviter les droits de douane supplémentaires sur les véhicules électriques est une preuve supplémentaire, s’il en fallait une, des enjeux soulevés par cette décision. Alors que le marché domestique chinois est à la peine, et réagit fortement à chaque nouvelle annonce des autorités, signe d’une certaine fébrilité, la Chine comptait néanmoins fortement sur le secteur exportateur pour prendre le relais. Les constructeurs, qui se sont livrés à une guerre des prix et des technologies intense, considéraient que les pertes et la baisse des marges observées étaient transitoires, et que la conquête de parts de marché à l’extérieur leur permettrait d’équilibrer les comptes. Amputés du marché européen, la tâche s’annoncerait bien plus ardue.
La Chine n’a toutefois pas dit son dernier mot. Déjà, les négociations restent ouvertes. La Commission a rejeté une première proposition alliant quotas et prix minimum, considérant que cette dernière n’était pas un gage suffisant pour protéger le marché unique d’une concurrence qu’elle considère déloyale. Mais la Chine pourrait revenir avec une nouvelle offre, notamment en termes de prix. Ensuite, le montant des droits de douane supplémentaires va certes entamer la compétitivité-prix des véhicules chinois, mais pas l’annuler totalement : avec des entrées de gamme autour de 30 000 € avant la hausse des droits, certains modèles restent plus avantageux que ceux des constructeurs européens.
Dans les années 1980, les États-Unis, qui voyaient d’un très mauvais œil les voitures et camions japonais envahir leurs routes, avaient forcé les constructeurs japonais à s’installer sur place. Une stratégie qui pourrait également permettre à la Chine de se repositionner en Europe, avec un autre avantage : celui de créer une concurrence entre pays européens pour attirer ces investissements, et donc créer de nouvelles dissensions. On l’a vu, les pays européens se sont montrés extrêmement divisés sur le sujet : l’Allemagne, en particulier, a exprimé fortement son opposition. En ciblant directement et immédiatement un produit uniquement exporté par la France, identifiée comme un pays-clé dans la négociation en faveur des tarifs au sein de l’Union européenne, la Chine montre ainsi qu’elle n’hésitera pas à instrumentaliser les intérêts offensifs des différents pays. Si elle aboutit, l’enquête sur les produits laitiers pénaliserait à son tour le Danemark, les Pays-Bas et l’Espagne : les deux premiers ont voté en faveur des droits de douane, tandis que l’Espagne s’est abstenue malgré de fortes pressions chinoises.