La déflation japonaise pousse le yen à la hausse

par Hervé Lievore, stratégiste chez Axa IM

Dans un contexte de grandes incertitudes internationales, le yen retrouve son statut de valeur refuge, ce qui peut paraître paradoxal. En dépit de la situation extrêmement dégradée de ses finances publiques et des piètres perspectives de croissance de son économie, le Japon voit en effet sa monnaie s’apprécier contre la plupart des autres devises, notamment le dollar et l’euro. Nous passons en revue dans cette note les raisons de l’appréciation du yen et ses conséquences possibles sur l’économie nippone et la conduite de la politique monétaire.

Une appréciation tendancielle contrecarrée épisodiquement par les écarts de taux

L’appréciation du yen, non seulement par rapport au dollar mais également son taux de change effectif nominal (TCEN), n’est pas un phénomène nouveau. Depuis le début de la phase aiguë de la crise financière, c’est-à- dire depuis l’été 2007, le yen s’est apprécié de 41% à 46% en fonction du panier de devises retenu. Toutefois, les choses semblent s’accélérer. Sur les huit premiers mois de l’année, le yen s’est apprécié de plus de 20% face à l’euro et de 8,2% face au billet vert. Face au dollar, le yen est désormais très proche de ses sommets historiques (80,6 en données quotidiennes, avec des pointes sous les 80 en séance mi-avril 1995).

Sur un plan macroéconomique, les écarts de Coûts Salariaux Unitaires (ratio des salaires sur la productivité) entre deux pays constituent un déterminant majeur du taux de change bilatéral à moyen et long termes. Plus un pays voit ses CSU baisser relativement à ceux de ses concurrents, plus ses prix relatifs s’affaibliront et donc la valeur externe de sa monnaie s’appréciera. Depuis 1985, les CSU se sont contractés de 43% au Japon dans le secteur manufacturier, alors qu’ils se sont accrus de 5% aux Etats-Unis. Une autre approximation du même phénomène, les écarts de prix à l’exportation, donne une image encore plus contrastée (-48% au Japon et +46% aux Etats-Unis). Pourtant, les gains de productivité ont été significatifs aux Etats-Unis sur la période, sans doute davantage qu’au Japon. C’est donc plutôt sur les salaires, et indirectement sur la déflation, que reposent les gains de compétitivité du Pays du Soleil Levant.

L’appréciation du yen peut aussi s’analyser sous l’angle des flux de capitaux. Depuis le début des années 80, le solde de la balance des comptes courants du Japon est systématiquement excédentaire, fluctuant entre 1,4% et 4,8% du PIB. Cet excédent, actuellement de 3,4% du PIB, est alimenté à la fois par une composante cyclique (les excédents du commerce de biens et services) et de plus en plus par une composante structurelle: les revenus des actifs détenus à l’étranger par des agents japonais. Parallèlement, le Japon exporte des capitaux via ses investissements directs, ses investissements de portefeuille ou ses crédits, mais dans des proportions insuffisantes et le solde de ces flux (balance courante et balance des capitaux) , les variations des réserves de change, montre une augmentation récurrente de ces dernières. Autrement dit, d’un point de vue strictement japonais, le recyclage à l’étranger des flux de capitaux entrant au Japon est insuffisant, ce qui conduit à une appréciation du yen par rapport au dollar.

Le marché des changes est également influencé par les non-résidents et le comportement des investisseurs via les carry trades. Depuis 1999, le Japon a maintenu ses taux courts à des niveaux très proches de zéro, faisant du yen l’une des monnaies privilégiées pour le financement des opérations de carry trade. La dépréciation du yen face au dollar durant les années 2005-2007 s’explique en grande partie par les spreads de taux, ou plus précisément les biais de politique monétaire entre le Japon (politique de taux zéro, assouplissement quantitatif) et le reste du monde (relèvement des taux directeurs). Avec la crise financière, les politiques monétaires se sont nettement homogénéisées, à quelques exceptions près comme l’Australie. Non seulement les écarts de taux sont aujourd’hui extrêmement faibles, mais les perspectives d’écartement via une normalisation des politiques monétaires des pays occidentaux se sont éloignées depuis le début de l’année. S’endetter en yen ne présente guère d’intérêt aujourd’hui.

Enfin, dernier facteur expliquant l’attrait du yen, le marché redoute avant tout les mauvaises surprises, celles non-intégrées aux prix. Sur ce point, la situation financière du Japon est connue de longue date et, si surprise il y a, elle ne devrait pas venir de l’Archipel. Au contraire, son épargne abondante constitue un avantage par rapport à d’autres pays où la dette est moins élevée mais dont l’épargne nationale est trop faible (on peut penser à certains pays de la zone euro).

Au final, les pressions à la hausse du yen contre dollar nous semblent devoir perdurer jusqu’au point où le Ministère des finances jugera opportun d’intervenir. Nous pensons que ce seuil est proche, aux alentours des 80 yens.

Des marges de manœuvre réduites pour contrer la hausse du yen

La hausse du yen face à la quasi-totalité des monnaies pénalise doublement l’économie nippone. Sur longue période, elle contribue à la réallocation des facteurs de production vers les secteurs non-exposés à la concurrenceinternationale, autrement dit la désindustrialisation. Selon les chiffres du Ministère de l’industrie, la production manufacturière d’entreprises japonaises à l’étranger a représenté 17% de la production réalisée dans l’Archipel au cours de l’exercice fiscal 2008, contre 2,2% en 1983. A plus court terme, en réduisant la compétitivité prix des produits japonais, elle conduit les entreprises exportatrices à accroître leurs efforts de productivité et de contrôle de la masse salariale. En retour, les pressions sur les rémunérations affaiblissent la consommation privée et entretiennent la dynamique déflationniste.

Par ailleurs, l’appréciation du yen renforce la déflation importée. Au final, la hausse du yen conduit à un renforcement de la déflation et, in fine, des anticipations de déflation dès lors que les investisseurs estiment que la banque centrale ne souhaite pas (ou ne peut pas) affaiblir sa monnaie.

Le Japon n’a en effet plus guère de marges de manœuvre pour agir sur la parité du yen. Fin 2009, le marché anticipait encore le début de la normalisation des politiques monétaires aux Etats-Unis et en zone euro dans le courant de 2010, et il avait suffit que la Banque du Japon (BoJ) annonce, le 1er décembre dernier, un nouveau programme de crédit court terme aux conditions privilégiées pour provoquer un repli, certes temporaire, du yen. Aujourd’hui, la Fed et la BCE maintiennent de manière explicite un biais accommodant et l’annonce du renforcement du plan de décembre faite le 30 août par la BoJ a logiquement fait long feu.

En tout état de cause, la BoJ ne donne pas l’impression de vouloir lutter activement contre l’appréciation du yen. La balle semble désormais être dans le camp du Ministère des finances, qui doit décider d’intervenir ou non. Il est probable que l’approche des 80 yens l’amènera à intervenir, sans doute massivement, mais l’histoire nous enseigne qu’une intervention non concertée avec d’autres banques centrales est peu efficace. Il serait en outre souhaitable que ces interventions ne soient pas stérilisées, afin d’accélérer la croissance de l’offre de monnaie.

Conclusions

L’appréciation du yen est fondamentalement une cause et une conséquence de la déflation au Japon. Les outils à la disposition des autorités pour contrer cette tendance ont perdu ces derniers temps de leur efficacité avec l’homogénéisation des politiques monétaires des grands pays développés et la montée des incertitudes, aussi bien sur le scénario macroéconomique que sur la stabilité du système financier. Il est probable que le seuil des 80 yens pour 1 dollar déclenche une intervention directe sur le marché, qui devrait parvenir à stabiliser le yen dans la zone 85- 90 d’ici la fin de l’année. La cherté du yen peut a priori gêner les exportateurs, mais les gains de CSU dans le secteur manufacturier devraient être suffisants pour maintenir la contribution du commerce extérieur à la croissance du PIB en territoire positif.