par Gabriel François, Conseiller Economique de La Française AM
Un article récent des Echos1 présente un projet de gestion des dettes souveraines en Europe qui mérite plus ample examen. L’idée maitresse développée par l’auteur est que la politique de soutien de la Banque Centrale Européenne risque d’aboutir à des défauts de paiement et que ceux-ci devraient être traités selon le processus généralement utilisé dans le passé pour gérer les faillites de pays émergents.
Une telle stratégie est résumée dans la formule « des faillites en Europe pour éviter la faillite de l’Europe ». Cette situation serait atteinte lorsque la dette souveraine émise par un pays après la signature d’un programme de soutien par le M.E.S. atteindrait la limite de 60% du P.I.B. On appliquerait alors la jurisprudence du Club de Paris en prononçant le défaut et en séparant les dettes antérieures à l’intervention du M.E.S. (dites junior) et les suivantes (dites senior).
Soupçonner la B.C.E. d’organiser des faillites et même de les encourager est une thèse suffisamment décoiffante pour retenir l’attention, d’autant que le débat qu’elle provoque amène nécessairement à remettre en question l’architecture du Système Monétaire édifié à la création de l’Euro.
Signalons d’abord un point faible de l’argumentation : la situation actuelle de la zone Euro est absolument sans précédent et en particulier elle n’est en rien comparable à celle qu’ont pu connaitre les pays émergents en difficulté. A cela deux raisons majeures : l’insolvabilité des pays concernait des dettes en devises devant lesquelles le débiteur se trouve totalement démuni de sorte que le défaut de paiement n’est pas un choix mais une issue inévitable ; de plus le pays en difficulté gérait sa monnaie en solitaire : n’étant pas membre d’un système monétaire structuré réunissant un groupe de pays il n’avait pas, s’il décidait de dévaluer ou de faire défaut, à déchirer des liens organiques fortement structurants.
Faute de pouvoir s’appuyer sur des exemples probants il reste à examiner en elle-même l’économie du projet mentionné plus haut. Or si l’on juge les opérations envisagées non comme des actes isolés mais comme des pièces d’un mécanisme d’ensemble, il apparait à l’évidence que considérer le défaut d’un des membres comme un mode de gestion de ses difficultés financières n’est pas compatible avec l’équilibre de l’édifice.
Le traité de Maastricht était destiné à créer une construction durable donc cohérente. Or l’architecture réalisée, notoirement incomplète, ne pouvait résister aux aléas que temporairement et à la condition qu’aucune crise majeure n’intervienne avant que n’ait été réalisé le mouvement de convergence politique et financière indispensable à la solidité du système. Au terme de cette évolution que l’on souhaitait aussi rapide que possible, la cohésion de l’ensemble devrait être obtenue grâce à deux piliers, les pouvoirs politique et monétaire, et une clef de voute, pièce essentielle assurant la résistance de l’ensemble : un préteur en dernier ressort dont le rôle est notamment d’éliminer le risque de défaut des emprunts souverains. On voit donc à quel point l’idée même de défaut est en contradiction avec le schéma qui s’impose pour une union monétaire accomplie.
Le préteur en dernier ressort, qui n’est autre que la banque centrale, est susceptible d’intervenir à tout moment en cas de besoin mais dans la réalité son existence même suffit à assurer la confiance dans la solvabilité du débiteur souverain. Généralement une telle garantie n’est d’ailleurs pas écrite dans le marbre mais son évidence a si bien pénétré les esprits qu’il n’y a plus de place pour le moindre doute. Comme toujours en matière psychologique le problème le mieux résolu est celui qui ne se pose pas ! La dissuasion est l’arme suprême d’une banque centrale qui veille à la sécurité de son système financier.
Sous sa garde vigilante, le risque de défaut pour un emprunt souverain libellé en monnaie nationale peut légitimement être évalué à zéro ce qui en fait la base de la pyramide des taux. Si ce type de construction monétaire cohérente, qui est de règle dans presque tous les pays développés, n’a pas été complètement réalisé lors de la construction de l’Euro, c’est que les architectes de la monnaie unique ont voulu gagner du temps en faisant l’hypothèse que le projet se complèterait de lui-même par des forces de convergence naturelles. La réalité n’ayant pas ratifié leur espoir, on se trouve aujourd’hui au milieu du gué et c’est en ayant à l’esprit la précarité de la situation actuelle qu’on l’on peut juger les propositions de gestion de crise comme celle mentionnée plus haut.
Il apparait alors clairement que tout défaut est un pas en arrière qui éloigne du but à rechercher et diminue les chances de survie de l’Euro. Une architecture qui prétendrait assurer la solidité durable d’un ensemble malgré l’effondrement de certaines parties serait vouée à l’échec. Il faut se faire à l’idée que l’organisation de la zone euro ne pourra durer longtemps dans son état actuel d’inachèvement et que l’instauration d’un préteur en dernier ressort garantissant en fait les dettes souveraines ne pourra être différé très longtemps sous peine d’engendrer une menace d’implosion du système.
Fort heureusement la solution dite de « restructuration civilisée » dont on voit toute la dangerosité tend à perdre de son actualité depuis le tournant majeur pris il y a quelques mois dans la stratégie de la B.C.E. La décision de celle-ci d’acheter sur le marché des emprunts d’Etats européens en vue de réduire la pression qu’ils subissent est un premier pas décisif marquant l’entrée en scène de la B.C.E. sur le théâtre des dettes souveraines.
Les propos sans ambiguïté de M. Draghi à la fin juillet, plus ou moins confirmés implicitement par la chancelière allemande, montrent que l’on s’éloigne peu à peu de la situation périlleuse et irréaliste imaginée par le Traité de Maastricht et dans laquelle la Banque Centrale commune était affranchie de tout lien par rapport au pouvoir politique et de tout devoir de garantie des engagements des Etats dans leur propre monnaie. Toutefois il ne faut pas se dissimuler qu’une grande partie du chemin reste à faire. La différence est grande, au plan de l’efficacité, entre la Banque Centrale qui intervient à l’occasion lorsqu’elle le juge nécessaire et celle qui est prête à le faire systématiquement. Ce qui aidera peut-être à vaincre les dernières résistances à l’octroi d’une réelle garantie explicite par la B.C.E. c’est qu’à la longue il deviendra de plus en plus évident que dans la situation de risque extrême où nous sommes tout se passe comme si cette véritable garantie avait déjà été donnée par la B.C.E. aux dettes souveraines mais que faute de l’officialiser on assumait l’engagement sans bénéficier pleinement de sa contrepartie logique : la suppression du risque de non-solvabilité qui permettrait un recul massif des taux d’intérêt.
Le relatif apaisement constaté depuis quelques mois sur le marché des dettes périphériques repose sur l’anticipation d’une poursuite rapide des travaux de consolidation de la maison Euro et sur l’espoir que dans un délai acceptable serait atteinte la double assurance d’un assainissement des économies faibles, complété en cas de besoin, par une barrière infranchissable érigée par la Banque Centrale. La question aujourd’hui est de savoir si les progrès seront assez rapides pour renforcer le dispositif avant d’autres tempêtes. Dans ces conditions, les défauts de paiement, qui marqueraient de redoutables régressions, ruineraient à l’évidence les efforts déjà réalisés pour restaurer la confiance et feraient planer un doute sur la poursuite de l’aventure monétaire européenne.
NOTES
- Voir J. DELPLA – les Echos 31 octobre 2012