Le crédit bancaire est décisif pour la reprise

par Jean-Paul Betbèze, directeur des études économiques du Crédit Agricole

L'« après-crise » sera une reprise modeste en Europe, autour d'un pourcent, plus aux États-Unis, au moins le double, et plus encore dans les pays émergents, au moins cinq fois autant. Ce fameux « après-crise », comme on dit poliment, est donc en réalité différencié, alors que c’est cette différence même qui porte les germes des futures crises : celle de ceux qui ne croissent pas assez, puis aussi celle de ceux qui croissent trop… mais on verra plus tard. Bien sûr, en attendant, on peut trouver injuste la sanction, celle qui pèse sur ceux qui ont moins été a la source des problèmes que nous vivons. Il n'empêche : la pression continue de monter sur les banques.

Contrôles, tests et stress tests, et maintenant nouveaux ratios de fonds propres et de liquidité, en attendant les hausses d'impôts, ne s'ajoutent pas, mais plutôt se combinent, pour créer un avenir plus complexe, pour ne pas dire plus préoccupant. Pour elles, autrement dit pour nous. Et si l'on ajoute à cela les effets cumulatifs des programmes d'ajustement budgétaire, on risque de se trouver au bord d'une récession par correction des erreurs passées, ce qu’on peut comprendre, et par excès de précaution, ce qui est plus difficile à admettre.

Car, pour comprendre les risques qui pèsent sur la sortie de crise, il semble obligatoire d'enrichir la « trousse à outils » des analystes et des experts, de façon à ne pas intervenir soit trop tard, soit à contretemps, soit les deux. Or il se trouve que notre trousse à outil est soit trop sensible aux marchés financiers, elle est alors jugée libérale, soit trop à la demande à court terme, et la voilà dite keynésienne (mais il n'est pas sûr que le cher John Maynard s'y retrouverait). Or, en réalité, ni l'une, ni l'autre ne conviennent.

La banque est une organisation…

Ces confusions analytiques sont d'autant plus dangereuses que la banque n'est jamais vue comme une organisation.

Elle est plutôt perçue sous les traits d'un « intermédiaire » (donc un relais coûteux), peu transparent (et donc risqué), soumis à des sautes d'humeur (et donc volatile). Bref, la banque et ses crédits seraient moins efficaces que le marché et ses financements directs. La banque est là quand les marchés ne sont pas là, ou pas encore là : la désintermédiation la condamnerait.

Le problème est que cette approche oublie que la banque traite des informations plus nombreuses et plus subtiles que le marché, en bonne part pour des crédits de taille petite et moyenne qu’il ne sait pas lui-même analyser, et qu'elle crée ainsi pour l'essentiel sa propre liquidité, plus aussi celle des marchés. La banque fournit la raison d’être des marchés.

Cette approche oublie aussi que la banque traite non seulement les asymétries d'information, mais qu'elle mène ce travail en temps réel (le temps réel de l’économie) et ceci dans la durée. Elle scrute, conseille, alerte. Ce faisant, elle gère et transforme la liquidité, transforme les ressources courtes qu'elle reçoit en actifs longs, des crédits qu'elle suit et fait en sorte de faire honorer. La banque n'est donc pas un intermédiaire passif, mais bien actif. Elle est un incitateur. Elle transforme les anticipations, en leur donnant corps.

Dès lors la banque amortit les sauts de financement, alors que les marchés sont bien plus sensibles à des discontinuités, alias à des chocs. Ainsi la banque est-elle capable d'allonger des crédits, d'en revoir les conditions, de trouver des solutions, si la crise de trésorerie s'avère plus longue ou plus complexe que pensé à son début. Le marché a, en réalité, une plasticité plus faible. Certes, il réagit lui aussi par des prix, mais avec des sauts plus importants, sa volatilité bien connue, et surtout avec des risques de fermeture complète, à partir d’un certain seuil. Financement direct et indirect sont complémentaires et concurrentiels mais, plus encore, de nature différente.

Ainsi, quand la croissance s'installe et que les anticipations se remettent au beau fixe, les projets sont présentés aux marchés et aux banques et sont, en général, financés. Il y a donc concurrence pour un segment donné de clients, celui qui peut être servi par les deux marchés, mais les prix qui en résultent, les taux d'intérêt, viennent en réalité des marchés, et ils servent de référence pour les crédits bancaires. La zone de cohabitation des deux financements directs et indirects, pour des niveaux donnés de risque, donne le spread de financement bancaire. La banque est, en réalité, plus price taker que price maker. Au fur et à mesure de la montée du cycle, de nouveaux crédits sont faits, de plus en plus risqués – puisqu'on peut penser que les meilleurs ont été faits d'abord. Mais ils sont accordés avec une marge qui se réduit, puisque la concurrence pèse de plus en plus. La banque price taker voit donc se réduire ses marges, mais sans en avoir une claire conscience, puisque les crédits qu’elle fait sont encore in bonis. Elle poursuit donc son chemin, avec de plus en plus de crédits, des marges unitaires qui faiblissent et des conditions de plus en plus souples (on dira convenant lite), puisque la concurrence s’aiguise. 

Mais vient un temps où les marchés s’inquiètent, quand les premiers signes de surchauffe apparaissent, que les taux d’intérêt courts se mettent à monter en liaison avec des interventions des banques centrales et/ou les premiers signes de difficultés de financement. Mais ils montent leurs conditions plus vite que les banques, parce que leurs conditions de financement sont plus modulables (covenants, ratings…). Plus le cycle se déroule, plus le retournement conjoncturel se précise. C’est alors que les banques continuent d’assurer le financement des agents économiques et, de plus en plus, à drainer des liquidités. Certes il y aura des pertes, mais les banques verront dans la crise monter leurs dépôts à court terme et pourront amortir l’ajustement. Les marchés auront alors, limité et renchéri leurs apports pour leurs meilleurs clients et seront fermés pour les autres.

… que la banque centrale sous-estime

Cette analyse de la fonction bancaire est tout sauf neuve, et pourtant les banques centrales abordent surtout la politique monétaire par le canal des taux d’intérêt et le jeu des anticipations, comme si les banques avaient un rôle second – sinon pervers. Il est clair que le canal des taux est décisif pour la mise en œuvre de la politique monétaire, en fonction de l’objectif principal de stabilité des prix. Mais on ne peut oublier que le renchérissement du financement à court terme, dont s’occupe la banque centrale, est certes relayé par les marchés, mais aussi par les banques. Elles comprennent d’abord le message à moyen terme de la banque centrale – celui du ralentissement –, elles voient ensuite se renchérir leurs conditions de financement, au moment même où certains de leurs crédits se détériorent. Le pincement des marges qu’elles vivent escorte, en outre, leur baisse boursière.

Surtout, pendant toute la phase de reprise économique, celle où les taux sont bas, les banques centrales ne manquent pas d’envoyer des messages selon lesquels elles maintiendront ces taux bas, et longtemps, et préviendront assez tôt quand leur sentiment changera.

Dans ce contexte, les marchés sont liquides, les spreads réduits – autrement dit le risque mal apprécié. Les banques « prennent » des prix inadéquats, alors qu’elles ont des structures de coût plus inertes que les marchés. La banque centrale qui donne confiance aux marchés pour donner confiance aux agents est celle-là même qui induit une baisse trop forte des taux, faisant sous-estimer le risque et poussant les banques à en prendre trop. Le fameux « paradoxe de la crédibilité » des banques centrales (qui consiste à leur accorder une confiance qui réduit la vigilance des agents privés, ménages, entreprises… et banques) donne corps au Risk taking channel des banques commerciales. Trop de crédit est alors fait dans des conditions trop tendues : ceci alimentera d’un côté des pressions inflationnistes globales ou locales (bulles), d’un autre des fragilités bancaires, quand les taux monteront.

La surveillance des banques doit être « utilisatrice »

On comprend bien pourquoi il faut que la banque centrale surveille la monnaie et le crédit, non seulement parce qu’il s’agit là d’indicateurs à moyen terme d’inflation, mais parce qu’ils renseignent aussi sur la stabilité financière des économies, pour la bonne raison qu’ils la fabriquent. Une banque centrale est responsable de la stabilité des prix et contribue à la stabilité financière. Mais s’occuper trop étroitement de l’une menace l’autre.

Que dire alors des mesures actuellement envisagées pour réduire le risque bancaire en demandant aux banques de détenir plus de fonds propres et plus d’actifs liquides, avec l’idée de réduire et de renchérir les conditions de crédit, sinon qu’il s’agit là d’une mesure qui va ralentir la reprise et faire peser sur les organisations bancaires des coûts disproportionnés ?

Que dire, sinon qu’elle va distendre les conditions de redémarrage de l’activité, freiner ici la demande et le financement, mais moins aux Etats-Unis, où les marchés sont plus importants que les banques dans le financement de l’économie ? Que dire, sinon que se créent aussi des conditions de nouveaux déséquilibres, puisque des bulles sont bien en train de naître dans le logement et les actions en Chine, par exemple ?

Dire que « les banques importent » ne signifie donc pas qu’il faut les surveiller pour les taxer (alias les punir), mais plutôt les utiliser dans leur fonction d’étude des risques, de formation des marges et de distribution du crédit. Bien sûr, on va immédiatement parler de « capture du régulateur », alors qu’il s’agit plutôt d’une « utilisation de la banque ». Car si c’est bien le crédit qui fait les cycles, c’est son rapport aux marchés qui fait les fluctuations. La banque centrale doit prendre en considération tous ces paramètres : crédits, marges, conditions de marchés… à côté des anticipations, et surtout veiller à ne pas affaiblir (Bâle 3) la seule organisation qui peut, à la fois, permettre et prolonger la reprise. Une reprise particulièrement fragile.

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