par Christophe Morel, Chef économiste chez Groupama AM
Les arguments fondamentaux les plus souvent évoqués pour justifier la baisse tendancielle des taux longs sont la fin du dividende démographique, le vieillissement du capital physique, l’endettement et la politique monétaire d’achats obligataires. Un autre facteur est désormais de plus en plus envisagé dans la littérature académique : le rôle de couverture dans les portefeuilles de l’actif obligataire face au risque « actions ».
Rappelons qu’un taux d’intérêt long comporte deux composantes : un taux court réel dit « d’équilibre » (ou « neutre ») ainsi qu’une prime de terme. La baisse des taux longs résulte de la contraction de ces deux composantes.
Sachant que le taux court réel d’équilibre est fondamentalement relié à la croissance « potentielle », les facteurs pesant sur cette croissance potentielle sont autant d’arguments à la baisse des taux. Ainsi, le vieillissement démographique et le vieillissement du capital physique constituent les deux principaux facteurs de ralentissement de la croissance potentielle et ce faisant, de baisse des taux courts réels. Dans le cas américain, notre estimation du Fed Funds d’équilibre ne montre aucune perspective de remontée d’ici fin 2021.
La seconde composante, la prime de terme, correspond à la prime de risque sur l’obligataire. Elle rémunère toutes les incertitudes liées à sa détention. Cette prime de terme a fortement baissé. Sur le segment obligataire américain du 10 ans, elle s’est contractée de près de 300pdb depuis les années 90 et se situe même en territoire négatif depuis mi-2011. Pour trois raisons principales : d’abord, la baisse de l’incertitude « nominale » en lien avec la désinflation et la moindre volatilité de l’inflation ; ensuite, les achats d’actifs des banques centrales (en témoigne l’impact cumulé des achats de bons du Trésor par la Fed qui a abaissé la prime de terme aux États-Unis d’environ 100pdb auquel s’ajoute, par arbitrage, l’impact de la politique non conventionnelle des autres banques centrales) ; enfin, la prime de risque obligataire a baissé en raison de l’avantage que confère l’actif obligataire comme instrument de couverture face au risque actions.
Un statut d’« actif de couverture » qui entretient la baisse des taux longs
Le rôle assez récent des produits de taux comme outils de couverture du risque action se reflète dans l’évolution de la corrélation entre la rentabilité obligataire et celle des actions. Cette corrélation a changé de régime : elle était positive dans les années 90, ce qui signifiait que les actions et les obligations évoluaient de concert ; elle est devenue nulle jusqu’au milieu des années 2000, pour s’inscrire en territoire clairement négatif depuis 10 ans ! Dit autrement, l’actif obligataire est passé d’un statut « d’actif de diversification » à un statut « d’actif de couverture », et cet intérêt supplémentaire se traduit par une baisse de la rémunération obligataire, singulièrement de la prime de terme.
Ce changement dans la corrélation entre les obligations et les actions a une justification fondamentale : elle reflète une évolution dans la corrélation entre l’économie réelle (croissance, output gap, taux de chômage) et la réaction nominale (inflation, salaires). Le passage à une corrélation Actions/Obligations négative illustre le fait que les corrélations Croissance/Inflation et Taux de chômage/Salaires sont devenues elles-mêmes moins négatives, voire positives. En d’autres termes, l’aplatissement de la courbe de Phillips qui correspond à des salaires de moins en moins sensibles aux variations du taux de chômage (et à une inflation moins réactive à la croissance) transforme la corrélation positive entre les actions et les obligations, en une corrélation négative.
L’actif obligataire a ainsi acquis un intérêt supplémentaire dans la structuration des portefeuilles financiers avec un rôle de « couverture » face au risque actions. Et cet intérêt additionnel a ensuite participé à la pression haussière sur les cours obligataires, et ce faisant à la baisse des taux longs !