par Florent Delorme, Stratégiste chez M&G
Les indices des marchés des actions se sont finalement bien repris au regard de l’ampleur de la crise sanitaire et économique au point que la question de leur déconnection par rapport au choc économique actuel se pose légitimement.
Pourtant de nouveaux éléments sont venus ces dernières semaines conforter les partisans d’un retour rapide des marchés vers les niveaux de valorisation du début d’année :
- L’affaiblissement surprise de l’épidémie en Europe, peut-être du fait de l’efficacité des dispositifs de traçage ou encore de la possibilité d’une immunité croisée, éloigne l’hypothèse d’une distanciation sociale persistante pendant de nombreux mois. On peut ainsi commencer à envisager la possibilité d’un redémarrage plus prononcé que prévu de la consommation.
- La décrue du nombre de chômeurs aux USA en mai, avec plus de 2.5 millions de créations d’emplois, laisse à penser que le redémarrage de l’activité aux USA sera peut-être rapide.
- Les plans de relance s’avèrent plus importants que ceux qui étaient anticipés. Ainsi la commission européenne milite pour un plan de relance de 750 milliards d’euros, soit de l’ordre de 5% du PIB européen, dont 500 milliards de subventions. L’Allemagne vient de voter un plan de relance de 130 milliards d’euros, soit environ 3% de son PIB.
- Les taux s’inscrivent à des niveaux très bas et sans doute pour longtemps, non seulement dans la zone euro mais aux USA également où le taux 10 ans au 29 juin s’établissait à 0.64%.
- Les spreads d’entreprises, dont on pouvait craindre qu’ils s’ancrent à des niveaux très élevés, sont revenus vers des niveaux plus bas du fait de l’intervention des banques centrales. Ainsi les corporates Investment Grade US et Euro affichent respectivement au 29 juin des spreads de 153 et 88 bp selon Bloomberg.
- Le soutien des banques centrales paraît indéfectible et sans limites.
- Les multiples de valorisation sur les bénéfices 2021 ne sont pas excessifs, de l’ordre de 15 pour l’Eurostoxx 600 selon le consensus établi par Bloomberg.
- La sous-pondération actuelle des gérants d’actifs sur les marchés des actions peut se résorber à mesure que les marchés montent et que la confiance revient. Ce mouvement de retour vers les actions pourrait alors être un catalyseur puissant pour une poursuite de la hausse.
Tous ces éléments semblent permettre d’écarter le scénario du pire et permettent d’envisager une sortie de crise maîtrisée.
Faut-il pour autant estimer que ces deux mois de confinement de la population mondiale ne laisseront pas de traces significatives sur l’économie et les marchés ? Il faut en effet garder à l’esprit quelques éléments qui sont plus préoccupants :
- D’abord la situation sanitaire ne se résorbe pas partout et la situation est toujours délicate en Amérique latine et aux USA.
- Ensuite les plans de relance seront-ils suffisants face à l’ampleur de la récessions de 2020 ? La relance ne sera que de 3.5% du PIB en Chine et pour l’instant le congrès américain ne s’est pas entendu sur la question. Les 5% de PIB annoncés pour l’Union Européenne sont significatifs mais compenseront-ils la récession de près de 10.2% du PIB dans la zone euro que le FMI annonçait récemment ? Le consensus des économistes établi par Bloomberg estime le 26 juin que la chute du PIB américain sera de 5.7% en 2020 puis progressera de 4.1% en 2021, soit un recul de 1.84% sur les deux années. Ce même consensus prévoit une récession de 8.1% dans la zone euro en 2020 suivi d’une croissance de 5.5% en 2021 soit une contraction de 3.5% en deux ans.
- Les faillites d’entreprises vont peser sur l’activité de crédit des banques.
- L’endettement supplémentaire des entreprises ne vont-elles pas les amener à réduire les coûts avec à la clé des réductions d’effectifs et des investissements moindres ? Cela amène Lawrence Summers, théoricien de la stagnation séculaire, à soutenir plus que jamais l’idée que l’excès d’épargne de précaution et la faiblesse de l’investissement vont amener à une croissance structurelle plus faible.
- La résurgence de fortes tensions entre la Chine et les USA assombrissent les perspectives pour le commerce international, dont on sait qu’il a été un moteur important de la croissance mondiale ces dernières décennies.
Dans ce contexte les prévisions de rebond des bénéfices sont-elles crédibles ? Ainsi le consensus établi par Bloomberg estime au 8 juin que les bénéfices de l’eurostox 600 pour l’année 2020 ne seront inférieurs que de 11% à ceux de 2019 tandis que les bénéfices 2021 seront supérieurs de 19% à ceux de 2019. Cela peut paraître optimiste, et ne dit rien sur le parcours des bénéfices à partir de 2022. Se souvient-on des faibles progressions des EPS de l’eurostoxx 600 entre 2011 et 2016 dans la foulée de la grande crise financière ?
S’agissant des Price Earnings, le PE sur les bénéfices estimés pour 2020 selon le consensus Bloomberg de l’eurostoxx 600 s’établit à 20.83 et celui de 2021 à 15.48, à comparer au 17.96 de 2017, 15.81 de 2018 et 21.45 de 2019.
Le PE de 2021 ne semble pas excessif mais les prévisions de bénéfices très favorables sont-elles justifiées dans le climat d’incertitudes actuel ?
Faut-il annuler la dette souveraine détenue par les banques centrales ?
L’endettement massif des Etats amène certains à se demander si les banques centrales ne devraient pas, après avoir financée les émetteurs souverains depuis une dizaine d’année via leurs programmes de quantitative easing, envisager d’effacer ces dettes présentes dans leurs bilans. Ce serait d’ailleurs une manière d’officialiser l’annulation discrètement en cours actuellement car les tailles des bilans des banques centrales n’ont jamais été réduit (hormis une tentative avortée de la FED) et les achats sont renouvelés à l’échéance des titres détenus. N’est-ce pas déjà une forme d’annulation de dettes ?
On voit ainsi se dessiner un nouvel environnement conceptuel, où l’impression monétaire permettrait de financer sans exigence de remboursement les Etats voire les émetteurs privés car on en viendra rapidement à envisager l’effacement des dettes privées présentes dans les bilans des banques centrales. Les décisions récentes de la FED et de BCE s’agissant de l’extension de leur programme d’achat aux émissions de catégorie High Yield est un pas en ce sens.
Afin de ne pas évoquer la notion délicate d’annulation de dettes, certains évoquent l’achat par les banques centrales de dettes perpétuelles émises par les Etats à des taux très faibles, ce qui revient effectivement peu ou prou à effacer d’emblée les dettes prochainement émises.
D’autres se veulent moins provoquant encore et se contentent d’appeler de leurs vœux un régime durable de taux nominaux négatifs, avec par exemple des taux directeurs inférieurs à -3%, ceci permettant d’alléger dans la durée le poids des dettes même dans un contexte de faible inflation, via des taux réels négatifs.
Pour ce qui concerne l’idée d’effacer les dettes, certains évoquent l’impossibilité juridique actuelle de le faire dans le cas de la BCE par exemple. Mais le cadre légal et son interprétation peuvent évoluer sous la pression des évènements. Les récentes évolutions de la politique monétaire de la Banque Centrale Européenne, notamment la suppression de toute contrainte dans la répartition des achats de dettes souveraines, en sont le dernier exemple.
Les contempteurs de ces propositions peu orthodoxes évoquent les risques de retour de l’inflation, de choc sur les marchés et de fuite devant la monnaie. En réalité, les pressions déflationnistes provoquées par la mondialisation sont telles qu’une latitude existe en termes de création monétaire. Le retour de l’inflation n’est pas pour demain. Ensuite, quand on voit le peu d’inquiétude que le déploiement des politiques monétaires non conventionnelles a provoqué depuis une dizaine d’années, à la fois chez les opérateurs de marché et les agents économiques, on peut douter de l’imminence d’un phénomène de perte de confiance dans la devise ou d’un choc de marché lié à l’effacement des dettes présentes dans les bilans des banques centrales. Il y a donc fort à parier que la mise en œuvre de ces mesures à priori contraires au bons sens – qui peut dire que les taux d’intérêt négatifs ou le concept de non-remboursement des dettes vont de soi ? – seront acceptés voire plébiscités par les marchés, les ménages et les entreprises. A-t-on vu ces dernières années les agents économiques se délester de leurs euros, effrayés par l’augmentation du bilan de la banque centrale ? A-t-on vu des investisseurs se séparer des actifs de la zone euro ? Non, la perte de confiance n’est probablement pas pour maintenant et l’on comprend pourquoi les tenants de ces théories non conventionnelles sont tentés de pousser leur avantage.
En définitive on ne voit pas d’obstacles techniques à la mise en place de ces mesures ni de risque de dislocation rapide des marchés. Mais il existe un autre risque, moins technique, parfois évoqué et pourtant si insidieux qu’il devrait être au premier rang des arguments mis en avant par les opposants à ces idées peu orthodoxes : c’est l’érosion progressive des valeurs d’effort et de responsabilité sans lesquelles aucune économie ne peut durablement prospérer.