par Yasmine Saleh, Chercheure à la chaire ESSEC IMEO et Eurogroup Consulting
La majorité des pays occidentaux passent aujourd’hui d’une économie managériale à une économie entrepreneuriale où les déterminants de la performance constituent la principale différence. Pour la première, la performance est reliée à la taille de l’entreprise, à son expérience cumulée dans le temps, aux économies d’échelle et à l’innovation située. Pour la seconde, au contraire, la performance est déterminée à travers une innovation ouverte, une structure organisationnelle qui s’agrège et se désagrège continuellement et sur une infrastructure à dominante numérique.
Le passage entre ces deux économies pourrait être le signe d’une révolution, peut-être la troisième de l’humanité après le passage de l’oral à l’écrit puis de l’écrit à l’imprimé selon Michel Serres. Aujourd’hui, on passe au numérique et à la dématérialisation. Cette transition a entrainé des mutations politiques, sociales et cognitives et se traduit notamment dans les aspirations des plus jeunes. A titre d’illustration, lorsque l’on interroge les jeunes diplômés de l’organisation désirée, il est fort probable que celle-ci ne soit pas dans une tour à la Défense, mais bien dans un petit appartement en centre-ville. L’âge peut paraître un élément déterminant dans ce choix sans pour autant en être une caractéristique différenciante. Ce qui est sûr, c’est que la « vieille » économie managériale des grands groupes et la nouvelle économie entrepreneuriale des start-ups dessinent aujourd’hui le paysage économique de nos sociétés.
Au risque de rater la mouvance provoquée par le numérique mais sans trop la maîtriser encore, les entreprises traditionnelles décident alors de faire de l’innovation, de l’entrepreneuriat et de l’intrapreneuriat leurs axes stratégiques majeurs. En plus de cet effort d’intégration opérationnelle, elles cherchent à moderniser leurs looks et développer leurs marques employeurs. De nouveaux concepts et pratiques managériales font alors leur mode comme la bienveillance au travail, le Chief Happiness Officer ou la Mindfulness. Peut-être un brin d’amusement, comme nous le fait remarquer Michel Lallement, pour tenter d’améliorer le bien-être au travail dans un contexte souvent épuisant ou ennuyeux.
De leur côté, les start-ups ont le vent en poupe. Qualifiées de « nouvelles espèces organisationnelles » par Frédéric Laloux, elles sont soutenues par les pouvoirs publics, les business angels et attirent de plus en plus les jeunes talents. Miroir ou mirage d’une certaine idéologie californienne comme en témoigne l’ouvrage de Mathilde Ramadier, les start-ups rassemblent en tout cas des entrepreneurs et des porteurs de projets innovants. Ces derniers sont connus pour leurs compétences transversales comme la gestion de (et par) projet, l’articulation de leurs activités avec des communautés métiers multiples, une certaine résistance au stress et une aptitude à la déviance positive pour la créativité. Leurs projets sont souvent marqués par une forte narration au sens de Marrou, c’est-à-dire dans toutes ses dimensions émotionnelle, temporelle, spatiale et corporelle. Une sorte de fil rouge, comparable à celui des séries télévisées, lie fortement les membres de la start-up et donne sens à leur engagement dans la durée. Le tout dans une ambiance d’apparence décontractée et conviviale.
Dans un contexte français où la forme dominante de l’emploi reste le salariat avec 88.2% de la population active ayant un emploi (Insee, 2016), la déviance qui caractérise la trajectoire des entrepreneurs et porteurs de projet entraîne souvent leur isolement. A la recherche de légitimité et d’accompagnement pour crédibiliser leurs projets, ces acteurs intègrent alors des « espaces collaboratifs ». Rentrant particulièrement en résonnance avec le développement des mouvements, des communautés et des pratiques collaboratifs, le terme « espace collaboratif » désigne en réalité un phénomène caractérisé par une diversité empirique. Espaces de coworking, makerspaces, hakerspaces et structures d’accompagnement entrepreneurial en sont des exemples. On y retrouve le plus souvent des entrepreneurs espérant développer leurs projets dans un écosystème favorable mettant à leur disposition des ressources matérielles et immatérielles comme des séminaires de développement personnel ou un réseau pertinent. En effet, ces espaces jouent un rôle important de médiation entre les porteurs de projets et les acteurs financiers (sociétés de capital-risque, investisseurs) ainsi que les potentiels partenaires (clients, fournisseurs, universités etc.). Parmi ces derniers se trouvent nos entreprises traditionnelles. L’on pourrait alors poser la question si les espaces collaboratifs peuvent être appréhendés comme des traits d’union entre l’économie managériale et l’économie entrepreneuriale.
Les « espaces collaboratifs » soulèvent de nombreuses autres questions. D’abord, le choix sémiotique. Pourquoi avons-nous eu besoin de les qualifier de « collaboratifs »? Les « collaborateurs » seraient-ils plus « collaboratifs » dans ces espaces? Ne cachent-ils pas, justement, une réalité moins glamour? Ensuite, une des missions de ces espaces est de favoriser la mise en contact entre les entrepreneurs et leurs potentiels partenaires. De quels contacts ces espaces ont eux-mêmes besoin pour construire et pérenniser leurs modèles de performance? En effet, on parle souvent de la survie des start-ups et moins de celle des espaces qui les hébergent. Et, est-ce que la performance de ces espaces entraine celle des entrepreneurs hébergés? Peu de recherches ont été menées sur le sujet. Enfin, pour revenir à l’objectif premier de maîtrise de la mouvance vers la nouvelle économie par les grands groupes, est-ce que le contexte de travail de ces espaces permet-il vraiment de favoriser l’innovation et l’entrepreneuriat? Ou sont-ils un type d’espace pour entreprendre comme un autre mais avec l’avantage de susciter l’engouement, caractéristique de toute nouveauté?
POUR ALLER PLUS LOIN
- De Vaujany, F-X, Bohas, A, Faure, S. (2017), Tiers-lieux et espaces collaboratifs : laboratoires et révélateurs des nouvelles pratiques, working paper
- Lallement, M. (2015), L’âge du faire : Hacking, travail, anarchie. Paris: Seuil.
- Laloux, F. (2015), Reinventing Organizations: Vers des communautés de travail inspirées, Diateino.
- Ramadier M. (2017), Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des startups, Premier Parallèle.
- Riché, P. (2003) Henri Irénée Marrou, historien engagé, Paris, Cerf Histoire. xxxxxxxxxxxx • Serres, M. (2012), Petite Poucette. Paris : Le Pommier.