par Stéphane Cuau, Responsable de l’analyse financière et extra-financière et Lou Coppermann, Analyste ESG chez Amplegest
Soixante-treize ans après la Convention 100 sur l’Egalité de rémunération instaurant le principe de l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes pour un travail égal*, ratifiée depuis par 173 pays, l’ONU estimait récemment dans un article dédié aux inégalités salariales (https://www.un.org/fr/observances/equal-pay-day) que l’écart moyen** de rémunération entre les sexes à l’échelle mondiale était encore de 20%, ayant peu évolué au cours de la dernière décennie.
Devenu une question centrale en matière sociale, le fameux « gender pay gap » qui mesure cet écart (voir définition en annexe 1), est un indicateur complexe qui peut s’analyser de multiples façons, mettant en évidence l’importance des politiques sociales propres à chaque pays ainsi que les exigences nationales de transparence.
Nous nous proposons dans cette lettre de faire un état des lieux sur les tendances, les freins structurels ainsi que les perspectives d’amélioration.
L’inégalité salariale entre les sexes reste un défi mondial
Si en moyenne les femmes gagnent 20% de moins que les hommes il existe de grandes disparités selon les régions.
- Plus précisément, l’Europe affiche une différence entre les salaires horaires des hommes et des femmes de 13,2%, largement inférieure aux autres régions (Afrique, Amériques et États arabes).
- En Asie du Sud-est, la situation reste très disparate, des pays pourtant développés comme le Japon ne parvenant pas à promouvoir les femmes dans les entreprises (22% d’écart de rémunération en 2023) tandis que d’autres apparaissent comme plus vertueux (Chine : écart de 12.6% en 2023).
- Aux Etats-Unis (seul grand pays occidental non-signataire de la Convention 100), l’écart salarial entre les hommes et les femmes n’a diminué que de 2% en 20 ans passant de 20% en 2002 à 18% en 2022, le pays manquant de lois strictes pour promouvoir l’égalité salariale. Bien que l’Equal Pay Act existe depuis 1963, il reste limité dans son application, et les sanctions pour non-conformité sont relativement faibles.
- De plus, les États-Unis n’ont pas de congé parental payé obligatoire à l’échelle fédérale. Cela pousse de nombreuses femmes à quitter temporairement ou définitivement le marché du travail, aggravant l’écart salarial.
L’Europe a été le meilleur élève au cours de la dernière décennie
L’Europe apparait aujourd’hui comme la région du monde la plus concernée et ayant réalisé le plus de progrès sur le sujet. Même si cette réduction n’a pas toujours été constante (notamment en France), les inégalités salariales ont globalement diminué au cours des dix dernières années. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les pays les plus riches ne sont pas toujours les plus performants en matière de réduction des écarts salariaux entre les sexes. L’Allemagne et la France, les deux grandes économies européennes, affichaient en effet en 2022 des écarts salariaux supérieurs à la moyenne européenne.
La réduction de l’écart salarial au sein des pays européens apparaît très hétérogène.
- Alors que des pays comme l’Espagne (-53%), la Belgique (-40%), l’Italie (-34%), la Suède (-28%) ou encore les Pays-Bas (-28%) ont vu leur écart salarial entre les hommes et les femmes diminuer de plus de 25% en 10 ans, d’autres pays européens accusent un certain retard.
- La France par exemple, a fait peu de progrès en la matière avec une réduction de l’écart salarial de seulement 11% par rapport à 2012. Partant d’une position plutôt avantageuse (écart salarial entre les sexes inférieur à celui de la zone euro en 2012 : 15,6% contre 17,6%), elle affiche dix ans plus tard un écart plus important que ses voisins européens (13,9% contre 13,2%).
Quels sont les facteurs qui expliquent cette disparité au sein de l’Europe ?
Si la discrimination salariale hommes/femmes est très souvent une composante significative, elle s’accompagne le plus souvent d’autres facteurs pesant lourdement sur le calcul du gender pay gap. Le taux de participation au marché du travail, conditionné par les structures et les aides sociales des différents pays, apparaît à ce titre comme un frein majeur à une réduction des inégalités au cours d’une carrière.
L’Allemagne affiche par exemple un important écart salarial entre les sexes (17,7% en 2022) qui semble lié à l’importance du travail à temps partiel chez les femmes. En 2021, près de 47 % des femmes actives allemandes travaillaient à temps partiel (comparé à 30% pour la moyenne européenne), contre seulement 9 % des hommes. Parallèlement, le taux d’emploi des femmes ayant des enfants de moins de six ans était en moyenne inférieur de plus de 15% à celui des femmes sans enfant (vs un écart de 8% dans l’Union Européenne).
Les structures de garde, qui influencent de manière significative la carrière des femmes, ont en effet longtemps présenté des faiblesses majeures en Allemagne, leur disponibilité étant inégale selon les régions et le coût des services de garde étant jugé trop élevé pour de nombreux ménages à faibles revenus. Et les horaires offerts par ces structures étaient souvent mal adaptés aux besoins des parents.
L’Italie affiche quant à elle un écart salarial entre les hommes et les femmes relativement faible (4,3% en 2022) mais cette apparente quasi-égalité salariale masque une réalité complexe. Si une partie importante de l’économie est structurée autour de conventions collectives nationales qui fixent des salaires minimaux et réduisent les disparités de rémunération entre hommes et femmes au sein d’un même secteur, la faible participation des femmes au marché du travail contribue à gonfler artificiellement cette apparente bonne performance.
Le taux d’emploi des femmes en Italie est en effet un des plus bas d’Europe : autour de 50 % en 2022, contre 68 % en moyenne dans l’Union Européenne. Beaucoup de femmes qui pourraient occuper des emplois peu rémunérés ou précaires sont tout simplement en dehors du marché du travail. Cela rend la pertinence de l’écart de rémunération moins évidente.
A l’inverse de l’Italie, la Belgique a un taux d’emploi féminin relativement élevé et parvient également à afficher un faible écart de rémunération entre les hommes et les femmes (5% en 2022). Comme en Italie, les salaires sont largement régulés par des conventions collectives de travail qui s’appliquent à de nombreux secteurs. De plus, une part importante des femmes travaille dans le secteur public qui applique des grilles salariales transparentes et égalitaires. Le secteur public offre par ailleurs davantage de possibilités pour concilier vie professionnelle et vie familiale, ce qui favorise la continuité de carrière des femmes. Enfin, la Belgique dispose de structures de garde d’enfants accessibles, de congés parentaux bien développés et d’une grande flexibilité dans les horaires de travail, ce qui permet aux femmes de continuer à travailler à temps plein ou partiel sans pour autant pénaliser leur carrière.
Le cas de la France est particulier et l’écart salarial en France ces dix dernières années n’a pas diminué avec la même constance que celui de ses voisins européens. En effet, il n’a diminué qu’à partir de 2018 (cf. graphique 3), année à partir de laquelle la publication de l’index de l’égalité professionnelle a été obligatoire pour les entreprises françaises de 50 salariés ou plus. Ceci illustre à quel point la publication des écarts de rémunération par les entreprises a un réel impact sur la réduction des inégalités salariales. Selon une étude de l’INSEE (Ecart de salaire entre femmes et hommes en 2022, paru le 5 mars 2024), le revenu salarial moyen des femmes en France dans le secteur privé était en 2022 inférieur de 23,5 % à celui des hommes. A temps de travail identique l’écart se réduit à 14,9% et à 4,0% à poste comparable. Ces chiffres révèlent beaucoup d’informations sur les facteurs qui perpétuent les inégalités salariales en France : plus de 8,5% de cet écart salarial s’explique par le fait que les femmes travaillent moins que les hommes. En effet, près de 30% des femmes actives travaillent à temps partiel, souvent en raison de leurs responsabilités familiales, contre 8% pour les hommes. Selon la même étude, près de 11% de cet écart salarial découle enfin d’une inégalité dans la promotion des femmes aux postes les mieux rémunérés, les 4% restant semblent inexpliqués, paraissant constituer de la pure discrimination de sexe.
Les inégalités salariales se creusent avec l’âge (exemple de la France)
Si l’écart de rémunération entre les sexes est généralement faible chez les nouveaux entrants sur le marché du travail, l’inégalité salariale tend à augmenter avec l’âge. Les interruptions de carrière que les femmes peuvent rencontrer au cours de leur vie professionnelle paraissent en constituer la principale raison. Le graphique ci-dessous qui recense l’écart salarial entre les sexes en France selon les âges illustre cette réalité.
Parallèlement, un examen de l’écart salarial entre les genres au niveau des postes de direction permet de constater que l’écart est proche de 0%, signifiant que pour les hommes et les femmes occupant des rôles exécutifs (CEO, COO, CMO, etc.), la rémunération est globalement équitable. L’absence d’écart salarial apparent dans ces rôles généralement destinés à des personnes expérimentées et plus âgées masque cependant une autre réalité : les femmes sont sous-représentées aux niveaux hiérarchiques les plus élevés.
La transparence en matière de rémunération entre les hommes et les femmes est largement perfectible
Au niveau mondial, l’écart salarial entre les sexes diminue lentement (au rythme actuel, il faudrait 70 ans pour le combler complètement !). Mais une évolution de la transparence des entreprises qui passe par une publication détaillée des écarts de rémunération semble à même de jouer un rôle d’accélérateur déterminant.
En effet, si de grandes disparités existent encore aujourd’hui entre les pays en termes de législation sur la publication de l’écart salarial entre les sexes et si les comparaisons sont souvent ardues, une constante semble néanmoins se dégager : plus le niveau de transparence est élevé, plus l’écart est réduit.
Au Royaume-Uni par exemple (écart de 19.6% en 2012, réduit à 14.3% en 2023), la publication annuelle de l’écart salarial pour les entreprises de plus de 250 salariés est obligatoire depuis 2017. Les employeurs doivent publier des données sur l’écart moyen et médian des rémunérations horaires (voir les définitions en annexe 2), les écarts dans les bonus et la répartition des sexes par quartile de rémunération. Les rapports des entreprises anglaises ou des entreprises ayant des activités en Angleterre et qui doivent donc rendre compte des écarts salariaux dans leur filiale anglaise se présentent sous cette forme :
- Median gender pay gap : …%
- Mean gender pay gap : …%
- Median gender bonus gap : …%
- Mean gender bonus gap : …%
- % of males and females receiving a bonus, M : …% and F : …%
Proportion of males and females in each pay quartile :
- Q1, M : …% and F : …% Q2, M : …% and F : …% Q3, M : …% and F : …% Q4, M : …% and F : …%
L’Islande, encore plus engagée sur ce sujet, est devenue un modèle mondial en matière d’égalité salariale en 2018 en rendant les inégalités salariales illégales (écart de 9.3% en 2023).
En France, la publication de l’écart salarial est basée sur des indicateurs différents. Comme mentionné précédemment, les entreprises de 50 salariés ou plus doivent publier leur index de l’égalité professionnelle depuis 2018. Les entreprises françaises développent souvent le détail de cet index sur leurs sites ou dans un rapport à part, mais elles l’indiquent trop rarement dans leurs rapports annuels. L’index de l’égalité professionnelle est noté sur 100 points qui sont attribués selon les 5 critères suivants :
- 40 points sur l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes à niveaux, postes, et âges équivalents (l’écart salarial ajusté). Si l’écart de rémunération ajusté est nul, l’entreprise obtient la note maximale. Si l’écart est inférieur ou égal à 1 %, l’entreprise perd 1 point et reçoit 39 points. À chaque tranche supplémentaire de 1 % d’écart, la note diminue d’un point.
- 20 points sont basés sur l’écart des pourcentages de femmes et d’hommes ayant bénéficié d’augmentations de salaire.
- 15 points concernent la part des femmes ayant été augmentées à la suite de congés maternité.
- 15 points sont attribués sur la proportion de promotions accordées aux femmes par rapport aux hommes.
- 10 points évaluent la part des femmes parmi les 10 plus hauts salaires de l’entreprise.
Révéler les écarts salariaux : un impératif urgent pour réduire les inégalités
L’adoption en mai 2023 par l’Union Européenne de la Directive européenne sur la transparence salariale devrait largement favoriser une publication plus détaillée des écarts salariaux entre les hommes et les femmes dans les entreprises. Cette directive vise à garantir l’égalité salariale pour un travail de valeur égale en imposant de nouvelles obligations pour les employeurs :
- La directive encourage fortement la communication des niveaux de rémunération dans les offres d’emploi (sans toutefois l’imposer explicitement aux employeurs).
- De même, elle interdit formellement la demande d’informations sur les rémunérations passées, une pratique pourtant courante en France qui contribue à l’inégalité salariale.
- La directive oblige également les entreprises de plus de 100 salariés à communiquer des rapports plus détaillés sur les écarts de rémunération entre hommes et femmes (voir le graphique ci-dessous).
- Enfin, les États membres auront jusqu’à 3 ans pour transposer ces mesures dans leurs législations nationales, ce qui signifie que la directive sera pleinement appliquée à partir de 2026.
Conclusion
La persistance d’écarts significatifs en matière salariale entre les hommes et les femmes traduit d’abord les structures très disparates des marchés du travail (taux de participation des femmes, proportion de travail à temps partiel…) elles-mêmes reflets des choix sociaux nationaux (régime de maternité, structure d’accueil des enfants en très bas âge…). Ces inégalités apparaissent particulièrement difficiles à combattre car elles impliquent souvent les législateurs et des choix aux lourdes conséquences budgétaires.
Elle traduit aussi une composante plus inavouable, qualifiée de discrimination salariale, aujourd’hui comme hier inacceptable, pour laquelle des évolutions positives sont attendues à court terme grâce à l’Union Européenne. La corrélation significative entre les obligations de transparence en matière salariale et l’écart réel observé constitue à cet égard une bonne nouvelle pour la France, bien en retard sur ces sujets. Car l’application en 2026 de la Directive européenne sur la transparence salariale devrait rapidement se traduire par une accélération du rythme de réduction des écarts salariaux, les entreprises ne pouvant pas courir le risque d’être stigmatisées par leurs employés et leurs clients. Profitant de cette nouvelle réglementation, il est de notre devoir d’investisseurs responsables d’exiger désormais une transparence absolue dans ce domaine pour que les femmes ne soient plus valorisées 20% de moins que les hommes.
Annexe 1 : Gender pay gap, définition
Bien que l’écart salarial soit un thème encore assez récent et que la publication par les entreprises de cette donnée en soit encore à ses débuts, c’est un indicateur qui est devenu incontournable et qui est désormais présent dans tous les systèmes d’évaluation de la performance sociale des entreprises. Il existe plusieurs indicateurs (mean pay gap, median pay gap, ajusted pay gap) et donc plusieurs façons d’évaluer l’inégalité salariale qui révèlent chacune une dimension spécifique de l’inégalité entre les hommes et les femmes dans le monde professionnel. S’intéresser aux écarts salariaux nécessite donc d’étudier toutes les inégalités qui surviennent dans la carrière professionnelle des femmes. Ainsi, derrière la question des écarts de rémunération entre les hommes et les femmes se cache une question plus large, à savoir celle de l’équité entre les sexes au sein des entreprises. D’où la nécessité de se pencher sur ce sujet complexe, d’analyser les réalités qui se cachent derrière les données chiffrées, de faire le point des avancées réalisées et d’envisager des pistes pour réduire ces inégalités.
Annexe 2 : Différentes manières de l’étudier
Ecart salarial moyen : Il montre l’influence des écarts extrêmes sur les salaires, souvent révélateurs de la sous-représentation des femmes dans les postes les mieux rémunérés. Les salaires extrêmes (surtout dans certaines industries ou niveaux de direction) peuvent gonfler ou biaiser l’écart moyen. Ce chiffre global peut ne pas refléter les réalités vécues par la majorité des employés.
Ecart salarial médian : La médiane divise les salaires en deux groupes égaux (50 % au-dessus, 50 % en dessous) et est moins influencée par les salaires extrêmes. Elle reflète le salaire typique pour chaque genre, ce qui peut mieux représenter l’expérience courante des femmes et des hommes.
Ces deux indicateurs illustrent donc des réalités différentes et les combiner permet d’obtenir une analyse complète de l’inégalité salariale au sein d’une entreprise ou d’un pays. Écart salarial ajusté : Il prend en compte des facteurs systémiques comme le poste et les responsabilités, le niveau d’éducation ou encore l’expérience professionnelle. C’est le plus pertinent des indicateurs mais aussi le plus délicat à mesurer selon si l’on prend tous les facteurs en compte ou qu’une partie. La manière dont ces facteurs sont évalués est aussi une problématique complexe. Peu d’entreprises le dévoilent.
Ecart salarial ajusté : Il prend en compte des facteurs systémiques comme le poste et les responsabilités, le niveau d’éducation ou encore l’expérience professionnelle. C’est le plus pertinent des indicateurs mais aussi le plus délicat à mesurer selon si l’on prend tous les facteurs en compte ou qu’une partie. La manière dont ces facteurs sont évalués est aussi une problématique complexe. Peu d’entreprises le dévoilent.
NOTES
(*) Convention 100 sur l’égalité de rémunération (1951) : https://normlex.ilo.org/dyn/nrmlx_fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C100
(**) Voir annexe 2