par Jean-Jacques Nieuviaert, Président de la Société d'études et de prospective énergétique
Depuis près de trois mois maintenant la France est engagée dans un psychodrame social, dont le détonateur est clairement lié à la lutte contre le changement climatique. Il sera toujours possible de gloser ultérieurement sur la pertinence d'accroître les taxes sur les carburants au moment où le pétrole enregistrait une forte hausse sur les marchés internationaux, mais en tout cas il est certain que la politique environnementale, qui semblait faire l’objet d’un consensus généralisé, a fait exploser, à la surprise générale, la colère populaire.
Mais est-ce vraiment si surprenant ? Faut-il rappeler que pour les bas revenus (trois derniers déciles de la population) le poids de l’énergie dans leur budget est 4 fois supérieur à celui des déciles supérieurs pour atteindre jusqu’à 16 %, tout en ne leur assurant pas le confort thermique quotidien ?
Faut-il également rappeler que le poids de l’énergie lié au logement, qui a été l’objet de toutes les attentions récentes, ne représente en général que 50 % du budget énergétique d’un ménage, l’autre moitié relevant de la mobilité, particulièrement pour les précaires vivants en zone rurale non dense. Or, si de nombreux acteurs, en particulier les environnementalistes, se sont engagés avec ardeur et conviction dans la lutte contre le changement climatique, cet aspect social du problème leur a complètement échappé, et comme le disait récemment, lors d’une conférence, un député français, « la transition énergétique c’est un truc de riches » !
Et malheureusement le problème est considérable car il ne saurait se résumer à un montant de taxes sur les carburants, car, en effet, ce sont toutes les composantes de la transition énergétique qui sont susceptibles de créer, à terme, des problèmes sociaux majeurs.
Une efficacité énergétique socialement inaccessible
En général les ménages défavorisés occupent plutôt des passoires énergétiques. Or faire disparaître celles-ci, comme le souhaite le pouvoir exécutif, implique des investissements lourds (entre 30 à 80 k€), voire carrément la reconstruction des dits logements. Or ces ménages n’ont pas de capitaux et n’ont pas la capacité de s’endetter, particulièrement face à des taux de retour sur investissement très longs (25 à 50 ans).
Les principales aides existantes sont inadaptées, qu’il s’agisse du chèque énergie (d’un montant de quelques centaines d’€), du CITE (crédit d’impôt pour la transition énergétique pour ménages non imposables !) ou des CEE (Certificats d’Economies d’Energies) beaucoup trop compliqués et source d’exploitation pour des opérateurs peu scrupuleux.
Pire encore, le durcissement des normes énergétiques va rendre impossible pour un précaire propriétaire la revente de son bien, ou elle risque d’entraîner une hausse de loyer des passoires thermiques après rénovation, la fracture locataire/propriétaire s’accroissant mécaniquement.
L’énergie renouvelable augmente les prix
L’accès des bas revenus aux équipements de production renouvelables à fin d’autoconsommation est illusoire, du fait du coût d’investissement, de l’incompréhension technique de l’enjeu et du risque de manipulation par les opérateurs.
Mais, même sans acquisition, le développement des énergies renouvelables a déjà frappé indirectement les consommateurs défavorisés, en particulier par le biais de la CSPE en électricité. Celle-ci a représenté en moyenne un surcoût de 13 %, sans aucun impact positif sur les ménages concernés. Et encore est-ce un moindre mal, quand on constate que le gigantesque effort fait par l’Allemagne dans ce domaine a conduit les consommateurs allemands à payer leur électricité environ 300 € / MWh contre 170 € pour un ménage français, la taxe renouvelable (EEG) s’élevant à près de 70 €.
L’effort climatique est un facteur d’exclusion sociale
Quelle que soit la méthode employée, l’action directe contre les émissions repose sur un effet prix. La première approche, celle du prix du carbone (ETS en Europe), impacte en particulier le prix de l’électricité produite à partir de fossile. Ainsi un prix fixé autoritairement à 30€/t, en France et en Allemagne, entraînerait une hausse mécanique du prix de l’électricité de 10 % environ. Le seul moyen pour le consommateur d’en éviter l’effet serait de baisser sa consommation.
La deuxième approche concerne les taxations carbones, sous la forme :
- De l’impact direct sur la consommation des véhicules diesels ou à essence (plus particulièrement sur les véhicules plus anciens à consommation élevée), générant une limitation des déplacements.
- Du rattrapage de la fiscalité diesel par rapport à l’essence impactant la majorité des véhicules anciens.
- De l’impact potentiel sur l’utilisation du fioul domestique, en particulier du fait de la réduction régulière des réseaux de distribution (ce qui aggrave la situation des passoires thermiques).
Or si les produits pétroliers ont déjà un niveau de taxe élevé, ils sont encore très loin de supporter une charge correspondant à leur impact climatique (poids en euros des taxes sur le niveau d’émission).
Energie | Electricité | Gaz Naturel | Diesel | Essence | Fioul Dom |
% Taxes / Px | 36 | 26 | 59 | 63 | 32 |
€/tCO2 | 617 | 38 | 256 | 343 | 53 |
Source : UFE Oct 2017.
Le spectre du véhicule propre
Si l’enthousiasme prévaut dans les sphères environnementales et politiques (particulièrement dans les grandes agglomérations), un développement massif du véhicule « propre » (pour l’essentiel électrique) pourrait avoir des conséquences redoutables en excluant les bas revenus de la mobilité individuelle :
- Interdiction de circulation des véhicules les plus anciens sans compensation
- Bannissement du véhicule le plus courant (diesel)
- Perte de la valeur de revente des véhicules thermiques
- Remplacement par des véhicules plus coûteux (VE ou VH-R)
- Pertes d’emplois chez les constructeurs et dans les réseaux concessionnaires
- Absence de marché d’occasion pour le véhicule propre
- Problème d’accès à la borne de recharge individuelle
- Digitalisation des process largement inaccessible
- Introduction des péages urbains
En conclusion, le développement de la transition énergétique en France, et particulièrement les objectifs de la LTE ont complètement évacué le fait que cette politique, non seulement n’était pas gratuite, mais qu’elle allait générer une forte hausse des coûts tant en consommation qu’en investissements, hausse complètement insupportable pour les 5 millions de ménages actuellement en situation de précarité économique (soit 12 millions de personnes).
En clair l’action sur la réduction des émissions pourrait conduire à une exclusion des bas revenus de la mobilité individuelle et à une dégradation d’un « confort thermique » déjà largement insuffisant. De plus cette action aggrave la fracture entre les métropoles et les zones rurales avec le risque de nourrir le populisme politique.
Mais hélas le problème ne se limite pas à la France, ni même à l’Europe car l’impact est également à considérer et devrait même être encore plus important au niveau des pays émergents qui n’ont pas les moyens d’acquérir les nouvelles technologies mais qui, avec le recul des ventes de combustibles fossiles, vont perdre l’essentiel de leurs revenus, ce qui risque de générer de graves tensions sociales internes, voire de renforcer les flux migratoires.
Comme le déclarait récemment l’ancien président de l‘Islande « si la transition énergétique va conduire la Chine vers un leadership énergétique mondial, par contre les pays exportateurs de fossiles pourraient être confrontés à l’instabilité sociale, tandis que des secteurs industriels clés comme l’automobile pourraient être fortement déstabilisés ».
Michal Kurtyka, président de la COP 24, avait bien résumé l’enjeu lors de la conférence de Katowice… « C’est la notion de transition juste qui devrait être au cœur du débat ».