par Béatrice Eon de Chezelles, économiste au Crédit Agricole
La crise s’accompagne de changements dans les comportements alimentaires des Français, du lieu d’achat à la composition de l'assiette en passant par le choix des marques. Révélés par la conjoncture, ils relèvent parfois de modifications durables des mentalités et pourraient donc perdurer une fois la croissance retrouvée.
Les marques en danger…
Les ventes de marques de fabricants en hyper et en supermarchés en France ont reculé de 4 % en volume en 2008, alors que les marques de distributeurs (MDD), dont le prix est en moyenne 25 à 30 % inférieur, ont progressé de 3 %. Aujourd’hui, les MDD représentent près de 30 % en volume de l’ensemble des produits de grande consommation(1) vendus en hyper et en supermarchés. Cette tendance ancienne de prise de part de marché des MDD et premiers prix au détriment des marques de fabricants est renforcée par la crise économique et la perception par les ménages d'une baisse de leur pouvoir d’achat. Une fois la crise passée, jusqu’où cette tendance ira-t-elle ? Le modèle de marques de fabricants est-il menacé ?
Effet de crise mis à part, les attributs traditionnels des marques de fabricants – standing, sécurité, qualité, nouveauté… – sont de moins en moins perceptibles au regard des progrès des MDD.
Après le développement de produits de niche (bio, diététique, terroir, alimentation infantile…), elles arrivent en effet sur le terrain de la nouveauté : plus de 20 % des nouveaux produits en hyper et supermarchés, contre 8 % il y a cinq ans. Certains produits arrivent même sur le marché sans équivalent en marque nationale.
Par ailleurs, des voix s’élèvent contre la notion même de marque, considérant leurs attributs comme contraires aux valeurs du développement durable : surconsommation encouragée par la publicité et le marketing, différenciation lourdement consommatrice d'emballages sophistiqués, sourcing de matières premières sur longues distances…
… malgré une bonne résistance
Néanmoins, alors que l’avenir des marques de fabricants pose beaucoup de questions, il semble qu’audelà d’une certaine part de MDD dans un linéaire, les consommateurs se détournent. La présence de la marque nationale dans le rayon rassure et ce point pourrait la rendre essentielle en soi.
De plus, si les MDD peuvent offrir de la nouveauté, celle-ci se limite souvent à des aspects peu risqués tels que les recettes ou les emballages. Les grandes marques, elles, proposent de véritables innovations, résultats de longues recherches, mettant en oeuvre des technologies ou des principes actifs nouveaux. En période de crise, elles doivent montrer qu’elles sont capables d'innover de manière juste et pertinente, pour justifier leur prix et préserver autant que possible la valeur de leur capital immatériel.
Finalement, “ne resteront que les marques qui auront fait l’effort de se remettre en question, celles qui innoveront réellement”(2). L’échec du yaourt dermo-nutritif Essensis de Danone(3) et les doutes planant sur ’efficacité de la boisson Silhouette Active de Candia(4) montrent néanmoins que, si les grandes marques ont compris que leur survie dépendait de leurs innovations, il reste du chemin avant de les rendre toutes justes et pertinentes.
Les hyper et supermarchés à la peine Fait exceptionnel, les ventes de produits de grande consommation en hyper et supermarchés ont baissé en volume en 2008(5). Cette diminution provient à la fois d’un recul réel de la consommation, partiellement imputable à la crise (moindre gaspillage, baisse des achats du superflu), et d’un report des consommateurs vers les commerces de proximité, les petits supermarchés et surtout le hard discount, qui semblait pourtant avoir atteint ses limites en 2006. Ces observations augureraient-elles d’un changement structurel dans le schéma de la distribution alimentaire en France ?
De manière générale, la mondialisation génère de l’inquiétude chez le consommateur : face au sentiment d’être dissout dans un système qu’il ne contrôle pas, la proximité – en l’occurrence, le magasin de proximité – le rassure. Plus spécifiquement, les critiques sont de plus en plus nombreuses à l’encontre des hyper et supermarchés, à commencer par leur excès de pouvoir. De plus, ici aussi, leur fonctionnement pourrait être interprété comme contraire aux valeurs écologiques et sociales du développement durable : surconsommation, consommation de carburant depuis le domicile jusqu’au lieu d’achat, disparition des petits commerçants, déshumanisation de l’employé et du consommateur…
En particulier, la perception par les Français que le prix du carburant augmentera à long terme de manière irréversible pourrait être une source durable de baisse de fréquentation des hyper et supermarchés, au bénéfice de la proximité.
Si la hausse de fréquentation du hard discount en 2008 tient en partie à la baisse du pouvoir d’achat, le nombre limité de références du magasin, qui facilite peut-être le choix, et surtout la proximité ne lui sont sans doute pas étrangers.
Aussi, l’évolution de fond des mentalités pourrait-elle, dans une certaine mesure, remettre en cause le modèle des hyper et supermarchés et laisser une place durable au commerce de proximité, en particulier au commerce de proximité indépendant, comme le laisse présager l’essor des magasins Grand Frais(6) ou celui du réseau AMAP(7). L’ampleur réelle du changement reste difficile à apprécier : des questions se posent par exemple sur la volonté des hyper et supermarchés d'entrer dans une guerre des prix visant à récupérer des volumes pour contrer autant que possible la tendance observée.
Un nouveau modèle alimentaire ?
Si le recul des produits de grande consommation est évidemment lié à la baisse perçue du pouvoir d’achat des ménages en 2008, on peut se demander s'il n'indique pas aussi une tendance plus durable de limitation ou de substitution des quantités ingérées(8). Certaines tendances observées pendant la crise pourraient se confirmer ensuite, favorisées par les changements perceptibles des mentalités à l’égard de l'alimentation. Ainsi, la prise de conscience des problèmes de santé publique liés à la surconsommation, à l’excès de sel et de matière grasse de certains régimes alimentaires, et l’attrait retrouvé pour le fait maison pourraient nuire au succès futur des produits élaborés, comme les plats cuisinés, déjà mis à mal par la crise. Une telle évolution profiterait aux produits de base tels que les légumes, le riz ou les pâtes.
Par ailleurs, les ventes en volume des produits issus de l’agriculture biologique ont connu une année 2008 en forte croissance, de l’ordre de 13 % (l’ensemble des produits bio représente 1,3 % du marché total de la consommation alimentaire). L’essor de ces produits de niche, globalement plus chers que les produits classiques, va clairement à l’encontre de la tendance à rechercher les prix les plus bas. Le bio se développe donc malgré la crise et ce paradoxe témoigne de l'évolution des mentalités de certains consommateurs : ici encore, défense des valeurs du développement durable, méfiance face à l’agriculture industrielle, à l’usage des pesticides et à leur effet sur la santé, recherche du goût vrai… Une fois les bouleversements de la crise passés, le succès pourrait se confirmer d’un nouveau modèle alimentaire basé sur la montée des préoccupations environnementales et nutritionnelles, se traduisant dans l’assiette par des produits de base, peu élaborés et peu onéreux, associés à des produits issus de l’agriculture biologique, le tout en quantité légèrement réduite. Toute proportion gardée, cela irait dans le sens des résultats de la prospective Agrimonde(9), dont la mission est de donner des tendances d’évolution des consommations alimentaires et des systèmes agricoles, visant à pouvoir nourrir la planète de manière durable en 2050.
NOTES
- Les produits de grande consommation (PGC) incluent l’alimentaire, mais aussi les produits d’hygiènebeauté et les produits d’entretien ménager.
- Dixit Denis Gancel, président fondateur de l’agence de communication W&Cie. Source : « La marque en cure d’exigence », Le Bulletin de l’Ilec, février 2009.
- Le groupe a arrêté le 1er mars 2009 la vente en France de ce yaourt aux vertus cosmétiques.
- L’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments (AFSSA) a émis deux avis défavorables sur le principe actif de la nouvelle boisson de Candia. Malgré cela, le groupe maintient sa com mercialisation et la communication autour du produit : première boisson lactée qui « vous aide à moins manger ».
- -1,4 % sur les dix premiers mois de l'année.
- Magasins de 1 000 m² dont l’attractivité tient au nombre réduit de fruits et légumes frais originaires du bassin de production qui leur correspond.
- Une Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne (AMAP) est, en France, un partenariat de proximité entre un groupe de consommateurs et une ferme locale, basé sur la distribution hebdomadaire des produits de la ferme.
- Exemples de la baisse des achats d’aliments de grignotage, -3,1 % en volume en 2008 pour la confiserie (préconisée par ailleurs par les nutritionnistes), ou de l’eau en bouteille plastique, -9,2 %, durablement remplacée dans certains foyers par l’eau du robinet en carafes filtrantes de type Brita.
- Agrimonde : prospective Cirad-Inra sur les systèmes agricoles et alimentaires mondiaux à l’horizon 2050.