Marchés émergents : Savoir éviter les pièges

Par Michael Belpaire, Analyste stratégique chez Unigestion

Pendant près de dix ans, la dette et les devises émergentes ont connu une parenthèse enchantée («Goldilocks scenario»), dopées par un afflux constant de capitaux. Les flux ont ralenti en 2008 mais la tendance s’est rapidement inversée, les banques centrales des pays développés lançant des programmes d’assouplissement quantitatif illimités pour soutenir leurs économies en difficulté. Aujourd’hui, pour la première fois depuis la fin de la crise brésilienne en 2002, l’argumentaire d’investissement en faveur des marchés émergents est remis en question, en raison principalement de la réduction progressive de l’assouplissement quantitatif.

Nous pensons que les marchés émergents continuent d’offrir de nombreuses opportunités, mais les investisseurs devront désormais faire preuve de beaucoup plus de discernement. La prise en compte des fondamentaux des pays et des entreprises et la capacité à prendre des positions longues et courtes seront primordiales pour générer de bonnes performances dans les années à venir.

Les prix des actifs ont été soutenus par les liquidités pendant 10 ans

Les marchés émergents ont globalement évolué à sens unique ces 12 dernières années, les « touristes de l’investissement » injectant massivement des capitaux dans la région, principalement dans la dette et les devises. Les divergences entre les performances des pays étaient principalement dues à l’illiquidité des petits marchés (qui sont moins accessibles et souvent ignorés par les fonds de placement) et/ou aux contrôles des capitaux. Si les performances des différents pays ont été assez uniformes ces cinq dernières années, l’assouplissement quantitatif ayant soutenu les prix de la plupart des actifs émergents, elles reposent sur des fondamentaux assez différents d’un pays à l’autre (…)

L’afflux de capitaux vers les marchés émergents a semble-t-il été le principal moteur de la performance, les investisseurs recherchant des rendements attractifs dans un environnement de taux faibles. Les programmes d’assouplissement quantitatif illimités des pays développés ont incité les investisseurs à faire preuve de discernement : La quête de rendement a accru leur tolérance au risque. Compte tenu des compétences et de l’expérience nécessaires pour gérer des investissements dans l’ensemble de l’univers émergent, la plupart des investisseurs ont investi massivement dans les différents pays et instruments, sans séparer le bon grain de l’ivraie.

Les marchés émergents aujourd’hui : à quoi les investisseurs peuvent-ils s’attendre ?

Les excédents de liquidités ont également permis une moindre dispersion entre les différents pays émergents du point de vue des fondamentaux. Dans le pire des cas, l’argent facile en provenance des pays développés a provoqué une forme d’addiction dans certains pays. Ces derniers ressentent déjà les effets de la normalisation de la politique monétaire, laquelle ne fait que commencer.

En dépit de cette évolution apparemment uniforme, il n’est pas conseillé d’analyser de la même manière tous les pays émergents, du point de vue non seulement du potentiel de performance, mais aussi et surtout de la gestion des risques. Même si certains investisseurs ont tiré leur épingle du jeu ces dernières années, comme le montre le graphique ci-dessus, la fragilité des finances de certains grands pays émergents commence à apparaître, surtout dans les cas où les financements à court terme représentent une part importante des besoins de financement totaux. Sur es 153 marchés émergents et pays en développement de l’univers du FMI, pas moins de 117 affichaient des déficits courants en 2013, et ce chiffre devrait augmenter en 2014.

Dispersion des performances des marchés émergents : Turquie, le premier domino ?

L’expansion que connaît la Turquie depuis dix ans a commencé à s’essouffler en juin dernier, sur fond de manifestations de plus en plus virulentes contre le Premier ministre Recep Tayep Erdogan. La dégradation des finances publiques et des perspectives économiques du pays s’est ensuite accentuée sous l’effet du tassement de la croissance et les investissements étrangers ont ralenti du fait des tensions sociales.

Le recours par la Turquie aux emprunts à court terme a exacerbé ces problèmes lorsque la Fed a indiqué qu’elle pourrait réduire son programme d’assouplissement quantitatif. Le marché a rapidement évalué l’impact que la hausse des coûts d’emprunt pourrait avoir sur la situation budgétaire du pays. Son verdict, sans appel, a entraîné une chute de la livre, qui a perdu environ 20 % en l’espace de quelques mois. Afin de lutter contre la dépréciation de la monnaie et d’écarter la menace inflationniste qui pourrait en résulter, la CBRT a relevé son taux au jour le jour de 7,75 à 12 %, soit une hausse de 4,25 % sur une journée. Cette mesure a entraîné un net redressement de la livre, mais elle n’est que temporaire car elle traite uniquement les symptômes du malaise économique turc et pas les vrais problèmes structurels et sociaux.

A quatre mois des élections présidentielles, la situation devrait rester tendue en Turquie (tout comme dans d’autres grands pays émergents où des élections sont prévues, comme au Brésil, en Inde, en Indonésie et en Afrique du Sud). La CBRT voudra retrouver la confiance des investisseurs en luttant contre l’inflation et en soutenant la livre, principalement par des hausses de taux, mesures impopulaires mais nécessaires.

La situation en Turquie pourrait-elle annoncer des bouleversements similaires dans les autres pays émergents en cette année d’élections ? Nous pensons que oui, et cette volatilité se traduira par une dispersion beaucoup plus forte des opportunités d’investissement dans la région.

Quid des perspectives d’appréciation des marchés émergents ?

Si certains pays émergents suscitent – à juste titre – un certain pessimisme, d’autres nous semblent beaucoup plus prometteurs. Comme le montre le tableau ci-dessous, cinq marchés semblent particulièrement attractifs et devraient surperformer les pays plus fragiles.

Prenons l’exemple du Mexique : ce pays conjugue une inflation et des taux d’intérêt stables et surtout, sa proximité avec les Etats-Unis lui confère un avantage géographique dont peu de pays peuvent se targuer.

La Corée du Sud apparaît également solide. Sa bataille économique avec le Japon a laissé des traces, sur sa devise notamment, compte tenu de la dépréciation du yen au cours des 16 derniers mois. Le pays semble toutefois avoir bien réagi et a répondu à la hausse des coûts des intrants par l’automatisation et une efficacité accrue. Les taux d’intérêt restent stables, ce qui a permis d’attirer les investissements étrangers. Les pressions inflationnistes étant modérées, les autorités vont pouvoir se concentrer sur les politiques de relance de la croissance.

En ce qui concerne la Chine, le principal problème auquel est confronté le pays aujourd’hui n’est pas le « ralentissement » de la croissance. Cette tendance est en fait une bonne chose à long terme au regard de la transition amorcée par le pays, d’une économie tirée par les exportations à un modèle axé sur la consommation intérieure. Le vrai problème de la Chine réside dans la gestion du secteur du crédit : on ne peut en effet ignorer l’importance du système bancaire parallèle dans le pays.

La probabilité de nouveaux défauts est très forte. Le marché espère toutefois un ajustement méthodique du cycle du crédit, c’est en tout cas ce que la plupart des investisseurs attendent des autorités chinoises. Les incertitudes à court terme offrent un point d’entrée attractif, l’indice CSI- 300 se négociant 42 % en dessous du plus haut atteint en août 2009.

Raisons d’être optimiste à l’égard des gérants actifs

De notre point de vue, les perspectives sont prometteuses pour les gérants actifs présents sur les marchés émergents. Ceux-ci peuvent en effet profiter de l’augmentation de la dispersion et disposent des compétences nécessaires pour identifier les opportunités de valeur. La capacité à prendre des positions longues et courtes sur les marchés émergents, dans les différentes classes d’actifs, sera un facteur de succès déterminant. A notre avis, l’environnement d’investissement dans l’univers émergent sera favorable à ce type de gérants pour les raisons suivantes :

  • Réduction de l’assouplissement quantitatif. La Réserve fédérale américaine a commencé à réduire ses achats d’actifs (« tapering »), avec pour conséquence une hausse de la volatilité. Avec la poursuite du « tapering », la volatilité devrait continuer à augmenter dans la mesure où il y aura moins de liquidité sur le marché et moins de capitaux affluant aveuglément vers les marchés émergents. Les investisseurs se montreront de plus en plus sélectifs dans le choix des marchés sur lesquels ils investissent à mesure que la dispersion entre les fondamentaux des pays augmente.
  • Trading tactique. Dans un contexte de hausse de la prime de risque due au regain de volatilité, les marchés pourraient réagir de manière excessive et vendre massivement l’ensemble des actifs émergents sans discernement. Il en découlera des opportunités d’achat attractives pour les gérants actifs présents sur les marchés émergents. L’intervention des banques centrales créera également des disparités et pourrait offrir des opportunités de valeur intéressantes. Dans cet environnement, le trading tactique sera récompensé.
  • Hausse des taux d’intérêt. La hausse des taux d’intérêt va peser sur les pays émergents et les émetteurs d’obligations d’entreprise les plus vulnérables. Les émetteurs les plus fragiles vont être confrontés à une hausse des coûts d’emprunt et certains ne pourront plus se financer du tout, ce qui entraînera des restructurations. Sur le segment des obligations à haut rendement et des prêts à effet de levier aux Etats-Unis, les défauts devraient passer de 1,9 % en 2013 à environ 2,9 % en 2014. Sur les marchés émergents, les taux de défaut devraient augmenter dans les mêmes proportions, voire plus fortement. Nous y voyons une opportunité dans la mesure où le recentrage sur la valeur du crédit profitera aux gérants spécialisés et entraînera un élargissement des spreads entre les obligations d’entreprise de bonne et de mauvaise qualité.

Conclusion

Le récent revers de fortune des marchés émergents ne nous semble pas préoccupant. Nous distinguons un certain nombre d’opportunités intéressantes dans la région. Il est clair qu’une approche active fondée sur une recherche solide est essentielle pour le succès à long terme. Une approche trop large et passive de ces marchés peut exposer les investisseurs à des positions inutiles (et potentiellement dangereuses, comme dans le cas de l’Argentine). En examinant de plus près les pays émergents, on constate qu’il existe une réelle dispersion entre eux. Le secret d’une allocation réussie aux marchés émergents, à notre avis, sera de trouver des gérants de hedge funds capables d’exploiter au mieux cette dispersion. La tâche ne s’annonce pas facile car s’il existe de nombreux gérants qui investissent sur ces marchés, seuls quelques-uns, selon nous, ont un savoir-faire en matière de recherche et de mise en œuvre de stratégies de vente à découvert. C’est un domaine dans lequel les gérants doivent investir avec conviction, laquelle s’appuie sur une recherche de qualité et sur des opinions géographiques et macroéconomiques bien informées. En général, les gérants auxquels nous faisons appel ne se trouvent pas dans les pays émergents, ce qui leur permet d’être plus objectifs. Il est important d’être sur le terrain, mais il est souvent plus utile d’effectuer des voyages de recherche que d’avoir une présence permanente dans le pays. Cela étant, la vraie valeur d’un gérant réside dans sa capacité à mettre en application ses connaissances et à exprimer au mieux ses opinions, tout en gérant prudemment les risques baissiers.