par Giles Parkinson, Gérant actions internationales chez Aviva Investors
Si un demi-siècle a passé depuis la première fois que les chercheurs ont avancé qu'il était vain de rechercher des actions sous-évaluées car les cours intègrent et rendent toujours compte de toutes les informations importantes, l’hypothèse d’« Efficience du marché financier » (EMF) demeure une pierre angulaire de la théorie financière moderne.
Toutefois, certaines idées se sont révélées litigieuses. Alors que les études universitaires soutenant qu’il est impossible de « battre le marché » ne manquent pas, beaucoup d'autres ne sont pas de cet avis. Par exemple, dans un article intitulé « The Superinvestors of Graham-and-Doddsville » (Les Superinvestisseurs de Graham et Doddsville paru en 1984, qui reposait sur un discours prononcé en honneur du cinquantenaire de la publication de l’ouvrage phare de Benjamin Graham et de David Dodd « Security Analysis » (analyse de sécurité), Warren Buffett a remis en question l’idée que les marchés boursiers étaient efficients.[1] L’article démontrait que 9 fonds de placement – gérés par des étudiants de Graham et qui n’avaient rien d'autre en commun que la quête du « placement de valeur » – avaient généré des rendements à long terme dépassant ceux du marché. D'après l’EMF, cela aurait dû être statistiquement impossible.
En fait, la suprématie intellectuelle de l’EMF avait commencé à être remise en question 10 ans plus tôt. Ses lacunes avaient été mises en évidence dans des travaux de psychologie cognitive menés par Daniel Kahneman et Amos Tversky qui, dans les années 70, ont publié une série d’articles annonciateurs de la discipline de finance comportementale.[2] Les psychologues cherchaient à combiner théorie de la psychologie comportementale et cognitive avec l’économie et la finance conventionnelles pour tenter d’expliquer les comportements d'apparence irrationnelle adoptés par les acteurs des marchés financiers.
Sur le plan théorique, l’une des principales critiques de l’EMF découle de l’hypothèse sur laquelle elle repose, à savoir que le comportement humain est toujours rationnel. En réalité, dans beaucoup de cas, nos décisions sont influencées par nos émotions et notre psychologie, à l’origine en outre de comportements imprévisibles ou irrationnels qui forcent le cours des actions à largement s'éloigner de sa « juste valeur ». En effet, quoi de mieux pour expliquer le krach d’octobre 1987, quand le marché américain a baissé de plus de 20 % en une seule journée, presque sans raison apparente ?
Les partisans de la finance comportementale avancent que, sur la chaîne de l’investissement, tout le monde peut se laisser influencer par des biais affectifs et comportementaux ainsi que par l’heuristique (raccourcis, affectant la prise de décisions, reposant sur des stéréotypes, des expériences passées et des méthodes de calcul simples, pour fournir une réponse approximative). S’ils ont raison, il devient important, du point de vue d’un investisseur privé, d’avoir conscience de certains des principaux écueils possibles et de mettre en œuvre des mécanismes pour les éviter.
Excès de confiance
L’excès de confiance constitue l’un des plus gros dangers. Le professeur en psychologie américain David Myers a inventé l’effet « Lake Wobegon » pour désigner la tendance irrationnelle de l’être humain à surestimer ses propres capacités. L’expression rend hommage à une ville fictive créée par l’auteur Garrison Keillor, où « toutes les femmes sont fortes, tous les hommes sont beaux, et tous les enfants sont au-dessus de la moyenne ».
Il est inquiétant de constater que de nombreuses études ont démontré que les spécialistes tendaient à être plus touchés par cette tendance que les profanes, et les gérants de fonds n’y font pas exception. Par exemple, dans un article de 2006 intitulé « ’Behaving Badly » (mal se comporter), James Montier, un analyste de Dresdner Kleinwort Wasserstein, a démontré que 74 % des 300 gérants de fonds interrogés pensaient être au-dessus de la moyenne dans leur travail, tandis que la majorité des 26 % restants pensaient être dans la moyenne.[3]
L’une des conséquences de cet excès de confiance est que la plupart des gérants de fonds et des analystes continuent à placer les prévisions et la modélisation financière détaillée au cœur de leur processus de placement, malgré les études répétées prouvant que ces éléments ne réussissent en réalité pas vraiment à prédire le futur.
Les enseignements à en tirer incluent notamment le fait qu’il n’est pas très judicieux de se baser sur les prévisions macroéconomiques pour tenter de déterminer la valeur d’une entreprise. La modélisation du rythme auquel les recettes vont augmenter si l’inflation est de 2,1 %, plutôt que de 1,8 % ne solutionne pas le problème. En revanche, il est crucial de jauger les chances qu'une entreprise a de maintenir son pouvoir de fixation des prix à l’avenir.
Citons la célèbre remarque de John Maynard Keynes, « il vaut mieux avoir approximativement raison que précisément tort ». Les investisseurs devraient en tirer la leçon suivante : il faut être à l’aise avec l’incertitude. La certitude rassurante qu’apporte une analyse des flux de trésorerie actualisés en trois phases n’a que peu de mérite dans une tentative de détermination de la valeur d’une entreprise. Il serait plus profitable d’essayer d'évaluer la probabilité de croissance, par exemple une multiplication par cinq, de l’entreprise sur dix ans.
C’est pour cette raison que nous ne fixons pas d’objectifs de cours dans notre gestion actions. Toutefois, ce n’est pas parce qu’il est impossible d'évaluer précisément la valeur intrinsèque d'une entreprise qu'il ne faut pas du tout y réfléchir. Comme l’a fait remarquer le sociologue américain William Bruce Cameron : « Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément. » Je préfère réfléchir en termes nuancés pour déterminer si une action est « peu chère », « chère »ou « au juste prix ». La valeur des entreprises, et donc l’attractivité relative des différentes possibilités d’investissement dans le marché et au sein d’un portefeuille, évolue constamment.
Ancrage
Un autre piège cognitif dans lequel les investisseurs tombent souvent est l’ancrage, qui désigne notre tendance à fixer ou à « ancrer » nos pensées sur un point de référence, même si ce point de référence n’est ni logique ni pertinent. Par exemple, il se pourrait que le prix que vous avez payé pour une action donnée compte pour rien. Le rendement potentiel du titre est la seule chose qui compte.
De même, en cas de hausse soudaine du marché, il serait tentant de se garder d’investir la trésorerie encaissée par le fonds dans l’espoir que les actions retourneront à leurs précédents niveaux. Par conséquent, vous pouvez finir par oublier le fait que le marché s’est apprécié pour de bonnes raisons et rester ainsi à la traîne. Il est important d’investir sur la base des cours d'aujourd’hui et, sauf si vous avez montré des prédispositions pour le faire, vous abstenir de tenter des opérations de market timing.
Pour ces raisons, il est imprudent de garder un œil sur le coût comptable des investissements individuels d'un portefeuille. Cela contribue également à atténuer l’« aversion aux pertes », un autre biais qui nous fait ressentir les pertes avec plus d’intensité que les gains, et nous pousse à être peu disposés à essuyer une perte, même lorsque la thèse de placement s’effondre.
Mimétisme
L’un des événements financiers les plus tristement célèbres de l’histoire récente est la rupture de la bulle Internet début 2000. Beaucoup imputent cette rupture à une autre caractéristique humaine : le mimétisme, qui pousse les individus à imiter les actions d’un plus grand groupe.
En matière d’investissement, l’un des dangers présenté par ce mimétisme est qu'il peut se traduire par le fait que des gestionnaires de fonds adoptent des positions similaires les uns par rapport aux autres, de peur d’enregistrer de moins bonnes performances que leurs pairs. D'après Keynes : « La sagesse et l’expérience enseignent qu’il vaut mieux échouer d'une manière conventionnelle que réussir d’une manière non conventionnelle ».
L’analyse comparative est une autre manifestation du mimétisme. Dans l’objectif de surperformer l’indice FTSE-100, la tendance consiste à prendre une décision de « sous-pondération » ou de « surpondération » par rapport à cette centaine de titres. En résulte un portefeuille qui minimise les différences avec l’indice, car le risque est défini par tout écart avec cette référence.
Une manière d’investir plus sensée consiste à déterminer en premier lieu les titres que l’on souhaite acquérir, indépendamment de leur taille, de leur secteur ou du pays où ils sont cotés, puis à constituer un portefeuille selon le résultat souhaité. Cela contribue également à passer outre le « biais national », qui pousse les investisseurs à surdimensionner l’allocation du portefeuille sur des titres de leur marché national et à être irrationnellement réticents à chercher ailleurs.
Biais de confirmation
Beaucoup pourraient prétendre qu’ils collectent et évaluent attentivement les informations avant de prendre des décisions, mais la réalité peut être toute autre. Lors de la dernière élection présidentielle aux États-Unis, parmi l’avalanche de ce qu’on appelle maintenant des « fake news », des segments du corps électoral avait tendance à prendre toute information correspondant au discours attendu pour argent comptant. Lorsqu’il est observé chez des investisseurs professionnels, ce même schéma de comportement s'appelle « biais de confirmation ».
Par exemple, l’idée que rencontrer les dirigeants d’une entreprise peut apporter une valeur considérable au processus d’investissement est largement répandue dans le secteur de la gestion d'actifs. Mon sentiment est plus mitigé sur ce point. Clairement, il est profitable de pouvoir poser des questions techniques au sujet du modèle commercial d’une entreprise, et d’obtenir des informations sur l’évolution du secteur. Ces entretiens contribuent à la prise de décisions d'allocation éclairées, qui ont notamment concerné la cession de l’intégralité d'une participation dans une entreprise dont le directeur général a admis « s’inquiéter » à propos de l’irruption d’un perturbateur potentiel dans le secteur.
Les conversations avec les dirigeants doivent cependant servir un objectif et ne pas se résoudre à guère plus qu’un exercice de cases à cocher. De plus, les gérants de fonds courent le risque d’être à l’affût de toute information favorable à un placement plutôt que d’être à l’écoute des informations défavorables. En donnant aux directeurs l’occasion de faire la promotion des perspectives de leur entreprise, le danger est que les gérants de fonds qui détiennent déjà des participations dans cette entreprise gardent des positions qu’ils auraient autrement vendues. Et pour ceux qui n’ont pas encore de position, le risque est qu’un discours positif les incite à acheter des actions qu’ils auraient autrement boudées. Dans les deux cas, ces entretiens peuvent encourager l’aversion à la dépossession, qui nous pousse à accorder plus de valeur aux choses simplement parce que nous les possédons et que nous les connaissons bien.
Heuristique de disponibilité
Le fait que les ratios cours/bénéfices soient à disposition contribue à expliquer pourquoi ils tendent à faire partie des indicateurs de valeur d’un titre les plus suivis. Cela est un exemple d’heuristique de disponibilité. Ce n’est pas parce que les rations cours/bénéfices sont faciles à obtenir qu’ils constituent les moyens les plus efficaces en matière de sélection des investissements.
L’ennui est qu’étant donné que de nombreux analystes et gérants de fonds utilisent ces ratios pour guider leurs décisions d’investissement, les entreprises sont incitées à manipuler les bénéfices, afin de gonfler artificiellement le cours de leur titre. L’expérience de WorldCom, d’Enron et d'autres fraudes comptables ne font que rappeler que les bénéfices sont subjectifs, tandis que la trésorerie ne l’est pas.
C’est l’une des raisons pour lesquelles je me concentre sur le cours/flux de trésorerie pour prendre des décisions d’investissement. Le marché persiste pourtant à viser des chiffres de bénéfices par action qui feront la une des annonces de résultats du monde entier, plutôt que de commencer par décortiquer les déclarations liées aux flux de trésorerie.
Mon discours ne vise pas à nier le fait qu’il reste extrêmement difficile de battre le marché. Toutefois, de nombreuses preuves suggèrent que les êtres humains ne sont pas les acteurs rationnels supposés par les théories économiques et des marchés financiers conventionnels. Cet article vise au contraire à élargir le champ des possibles pour les investisseurs qui, pour maximiser leurs chances de surperformer le marché à long terme, peuvent également mettre au point un processus d’investissement qui tiendrait compte des écueils qui nous guettent et puissent ainsi tenter de les éviter.
NOTES
[1] https://www8.gsb.columbia.edu/articles/columbia-business/superinvestors
[2] http://psiexp.ss.uci.edu/research/teaching/Tversky_Kahneman_1974.pdf
[3] https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=890563