Pays émergents : changement de régime ?

par François Faure, économiste chez BNP Paribas

Selon des économistes de premier plan (voir encadré), les pays émergents seraient confrontés à un ralentissement durable de la croissance et nombre d’entre eux présenteraient une forte vulnérabilité financière. A court terme (fin 2013-2014), le durcissement des conditions de financement extérieures pour les Etats et grandes entreprises et le resserrement des politiques monétaires dans plusieurs grands pays (Brésil, Inde, Indonésie) pour défendre le change ou combattre les pressions inflationnistes vont nécessairement entamer les perspectives de croissance des pays émergents. Hors Chine, leur croissance devrait rester inférieure à 4% pour la troisième année consécutive.

Cependant, des facteurs de soutien existent. La croissance du commerce mondial a très fortement ralenti depuis la fin 2010 pour atteindre un niveau historiquement faible. La réaccélération de l’économie chinoise et la consolidation de la reprise aux Etats-Unis devraient réactiver les échanges commerciaux et l’investissement des entreprises, notamment en Amérique latine et en Europe.

A moyen terme, que « la fête soit finie », pour reprendre l’expression de R. Hausmann, ne fait guère de doute si on prend comme point de comparaison le moment où elle battait son plein, c’est-à-dire fin 2010-début 2011. Les prix des métaux et des matières premières agricoles ont ainsi perdu respectivement 15% et 25% en termes réels depuis cette date. Au point que les grandes compagnies minières ont annoncé une réduction des dépenses d’investissement d’ici à 2015 pour réduire les surcapacités. Cependant, les prix des métaux sont encore actuellement au même niveau qu’au début 2006 quand « la fête » avait déjà bien commencé (les prix étaient deux fois plus élevés que leur moyenne 1995-2005). Les prix du pétrole se maintiennent eux à un niveau toujours aussi élevé, en termes nominaux comme en termes réels.

Même si les investisseurs se montrent de plus en plus sélectifs, les pays émergents vont continuer d’attirer les investissements de portefeuille. Les fonds en actions sont d’ailleurs revenus depuis septembre. Que la vulnérabilité financière des pays émergents ait augmenté ne fait guère de doute non plus. Mais elle se traduira par une volatilité accrue des taux de change et des taux d’intérêt et non par des crises de balance de paiements ou de dette souveraine. Comme le souligne K. Rogoff lui-même, les régimes de change flexible, le niveau élevé des réserves de change des banques centrales et un moindre endettement en devises sont autant de facteurs de protection contre les crises. De fait, tout en intervenant sur le marché des changes et en annonçant un renforcement de leur capacité d’intervention, les banques centrales des monnaies les plus affectées par les tensions financières de mai-août ont su préserver leurs réserves de change. En cas de nouveau stress financier, les banques centrales sont en mesure de faire face à une nouvelle vague de retraits des investisseurs étrangers. La vulnérabilité accrue des pays émergents est surtout celle de grandes entreprises non financières ayant massivement levé de la dette obligataire internationale ces dernières années. Ces entreprises peuvent, en effet, être confrontées à des problèmes de refinancement et/ou fragilisées du fait de leur exposition au risque de change.

Encadré

Au cours des dernières semaines, plusieurs articles ont été publiés par des économistes de renom sur les thèmes du ralentissement de la croissance dans les pays émergents et de leur vulnérabilité financière.

Ricardo Hausmann et Andrés Velasco1 insistent par exemple sur le fait que les pays émergents ne pourront plus bénéficier de la conjonction exceptionnelle de prix des matières premières élevés (et donc d’amélioration des termes de l’échange pour les pays qui en sont exportateurs) et d’appréciation des taux de change réels. Or dans leur analyse, l’essentiel de l’enrichissement vient de là, la croissance du PIB ne jouant qu’un rôle marginal. Evidemment, cette explication vaut surtout pour les pays exportateurs nets de matières premières. Mais, même dans le cas contraire, elle reste partiellement pertinente. Au-delà de l’effet dit « Balassa Samuelson »2 l’appréciation des taux de change réel dans nombre de pays émergents a été encouragée par le recyclage de la rente tirée de l’exploitation des matières premières. Or, d’après R. Hausmann, les prix de celles-ci sont par nature cycliques, de sorte que les périodes d’amélioration des termes de l’échange et d’afflux important de capitaux sont elles aussi temporaires.

L’analyse de Kenneth Rogoff3 porte plus spécifiquement sur la vulnérabilité financière des pays émergents, l’auteur prenant pour acquis le ralentissement de la croissance (changement de régime de l’économie chinoise, arrêt des politiques monétaires ultra- accommodantes dans les pays dits avancés et détérioration des grands équilibres macroéconomiques des pays émergents). Le ralentissement de la croissance, lui, apparaît plus inquiétant que la volatilité des prix d’actifs sur des marchés financiers encore relativement peu liquides.

Mais il souligne aussi que la réduction de l’écart de croissance entre pays émergents et pays avancés devrait conduire les investisseurs à ne plus investir aussi « aveuglement » dans des pays où le développement des classes moyennes constituait jusqu’à présent le gage suffisant de forte croissance et de stabilité politique. Un changement de comportement de la part des investisseurs, se traduisant par une normalisation des primes de risque, constitue le principal vecteur de fragilisation. En effet, il serait faux de croire, d’après K. Rogoff, que le développement des marchés de dette en monnaie locale élimine la possibilité d’une crise financière. Et le recours à la monétisation pour éviter un défaut ou « la répression financière » (contrôle des changes, régulations des marchés financiers) sont des stratégies qui réduisent la croissance à court et à moyen terme.

NOTES

  1. « The end of Emerging-market party » par Ricardo Hausmann, ancien économiste en chef de la Banque américaine de Développement, « Emerging markets’ Nirvana lost » par Andrés Velasco, ancien ministre des Finances du Chili.
  2. L’effet Balassa Samuelson fait référence à l’appréciation du taux de change réel liée aux rattrapages des gains de productivité.
  3. « Are emerging markets submerging ? » par Kenneth Rogoff, ancien économiste en chef du FMI.

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