Que nous apprend la courbe sur le prix d’équilibre du pétrole ?

par Hervé Lievore, stratégiste chez Axa IM

La remontée récente des prix du pétrole soulève un certain nombre d’interrogations, à la fois sur sa nature (la reprise économique est-elle suffisante pour l’expliquer, le marché ne néglige-t-il pas le niveau élevé des capacités inutilisées de l’OPEP ?) et sur ses conséquences (la croissance ne risque-t-elle pas de souffrir d’un pétrole «trop cher»).

Mais quelle est la signification de «cher» et «bon marché» dans le cas spécifique du pétrole ? Pour répondre à cette question, cette note présente une méthode de valorisation de l’or noir ainsi qu’un scénario sur les douze prochains mois.

Comment valoriser une matière première ?

Pour les classes d’actifs conventionnelles, la valorisation se fait généralement en actualisant un flux futur de cash-flow (dividendes, coupons, loyers) ou bien sur des multiples de cash-flow. Les matières premières ne générant aucun cash-flow, ces méthodes ne sont pas applicables.

Le principal déterminant du prix d’une matière première, quelle qu’elle soit, est l’anticipation du marché quant à la disponibilité du produit à court terme, c’est-à-dire une période trop courte pour que la production et la consommation puissent s’adapter, à savoir à peu près trois mois. Toutes choses égales par ailleurs, si le marché anticipe une moindre disponibilité, les consommateurs vont accroître leurs achats de contrats à terme sur les maturités les plus courtes, alors que les maturités plus longues ne bénéficieront pas d’un même volume d’achat. La conséquence logique est que la pente de la courbe des prix va progressivement s’aplatir et, en cas de tension forte, elle peut devenir négative (on est alors en backwardation ou déport). A l’inverse, si le marché est sur-approvisionné, les producteurs chercheront à se couvrir contre le risque de baisse des prix en vendant plus qu’ils ne le font habituellement de contrats à terme sur la partie très courte de la courbe (jusqu'à trois mois), alors que la partie plus longue sera moins concernée. Là encore, la conséquence logique sera une augmentation de la pente de la courbe des prix. En résumé, en situation de pénurie relative de produit, la pente de la courbe baisse, voire devient négative, et en situation de surplus anticipé, la pente de la courbe augmente.

La corrélation entre les deux courbes n’est pas parfaite car les statistiques sur les stocks de pétrole ne couvrent que les pays de l’OCDE et ne recensent que des stocks effectivement localisés sur un territoire, en faisant abstraction du pétrole en cours de transport (tankers).

Malgré cela, on voit bien que les cycles sont les mêmes et, surtout, que lorsque le spread 3M-6M est nul, les variations anticipés de stocks sont également nulles. Or, pour que les stocks anticipés soient stables, il faut que l’offre égale la demande dans le futur. Autrement dit, lorsque la pente de la courbe est plate, l’anticipation est bien que l’offre égale la demande (en faisant abstraction des coûts de stockage). Il s’agit d’une propriété importante que nous utiliserons un peu plus loin.

Le prix d’équilibre n’est pas constant dans le temps

En situation de relative pénurie, nous avons vu que la pente de la courbe baissait. Autre conséquence, le prix spot a tendance à augmenter. Il existe donc, à priori, une relation inverse entre la pente de la courbe et le prix spot.

Le graphique ci-après confirme ce lien, en utilisant une fois encore le spread 3M-6M comme mesure de la pente.

Nous voyons sur le graphique que, de 1986 à 2004, les deux courbes sont très fortement corrélées. Nous avons vu précédemment que, lorsque la pente de la courbe est nulle (ici, lorsque le spread 3M-6M est égal à 0), il n’y a pas de déséquilibre entre l’offre et la demande. Sur le graphique, lorsque le spread est égal à 0, le cours du pétrole est à 20USD le baril. Nous en concluons que le prix d’équilibre est resté pendant près de 20 ans à 20USD, et que les divergences par rapport à ce point d’ancrage peuvent parfaitement et rationnellement s’expliquer par les variations de stocks anticipées par le marché.

A partir de 2004, la relation semble ne plus fonctionner. De fait, cela a bien été le cas entre 2004 et 2006 : le prix spot et les stocks se sont accrus en même temps, ce qui est totalement contre intuitif. Mais à partir de janvier 2006, les deux courbes recommencent à évoluer parallèlement. Mais avec une différence de taille par rapport à la situation d’avant 2004 : le prix spot qui correspond à une pente de la courbe nulle (équilibre offre / demande) n’est plus de 20USD mais de 80USD.

Le prix d’équilibre a été fortement réévalué par le marché, pour de multiples raisons (hausse du coût marginal de production, modification des prévisions de demande à long terme avec la montée en puissance de la Chine, etc.).

Les convulsions observées en 2008 (très forte hausse puis effondrement des prix) n’y ont rien changé. On constate que le franchissement du seuil des 100USD en février 2008 a été suivi par une période incohérente, le prix spot et la pente de la courbe envoyant des signaux contradictoires.

A posteriori, cela vient confirmer la nature éminemment spéculative de la période allant de février à juillet 2008 (et justifie l’attitude de l’OPEP qui avait refusé d’augmenter ses quotas, en arguant qu’il y avait déjà assez de pétrole sur le marché). La bulle a éclaté mi-juillet et la faillite de Lehman Brothers a précipité la normalisation. Depuis la fin de l’année dernière, le prix spot a fortement rebondi, mais le fait que la pente de la courbe (segment 3M-6M) ait beaucoup diminué nous amène à penser que le prix actuel est justifié parce que le marché anticipe sur le niveau des stocks, ce qui est cohérent avec une reprise économique progressive.

Quelles perspectives dans les douze prochains mois ?

Coté demande, malgré le fort rebond récent de l’activité industrielle, il est vraisemblable que la croissance restera relativement faible dans les pays développés durant l’année à venir. En effet, la dynamique de désendettement encore à l’œuvre et un marché du travail qui ne s’améliorera que graduellement militent pour une progression faible de la demande d’énergie. En revanche, la hausse de la demande pourrait reposer bien davantage sur les pays émergents, notamment les plus importants comme l’Inde, le Brésil et surtout la Chine.

Sur ce point, la Chine, qui fait feu de tous bords pour maintenir sa croissance économique au-dessus de 8%, pèsera sur la demande énergétique mondiale. Ainsi, même si la demande de pétrole des pays développés est modérée, le retour de la croissance chez les émergents, notamment la Chine, sera susceptible d’enclencher un retour de la demande plus tôt que prévu. Mais est-ce que ceci mettra sous tension l’offre disponible ?

Du coté de l’offre, tout dépendra des décisions de l’OPEP, dont le pouvoir de régulation du marché n’a jamais été aussi fort. Après le deuxième choc pétrolier, l’OPEP était parvenu à éviter une chute des prix en réduisant considérablement sa production. A l’époque, les producteurs non OPEP étaient en pleine phase d’expansion de leurs capacités de production (Mer du Nord, Golfe du Mexique, ventes de l’URSS à l’Ouest).

Après cinq ans de lutte contre le marché, l’OPEP avait dû jeter l’éponge et laisser le prix baisser en remontant sa production. Aujourd’hui, la production non OPEP est sur une tendance baissière. L’OPEP (et derrière elle l’Arabie Saoudite, sur qui repose l’essentiel des ajustements) a donc aujourd’hui, contrairement au début des années 80, les moyens de maintenir le prix du baril à des niveaux qui satisfassent ses membres (probablement supérieur à 70USD) mais qui n’étouffent pas la demande (probablement sous la barre psychologique des 100USD).

Conclusions

Sauf accident majeur (une nouvelle récession de l’économie mondiale, hypothèse pour l’heure improbable, ou un conflit avec l’Iran, mais ce pays consomme désormais 40% de son pétrole, contre 10% il y a 30 ans), la reprise cyclique et le contrôle exercé par l’Arabie Saoudite sur l’offre de pétrole nous amènent à penser que le prix du baril devrait converger vers son point d’équilibre et le franchir pour tendre vers les 85USD-90USD avant la fin de 2010.