Quel point d’atterrissage pour les taux longs de la zone euro ?

par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse, et Bastien Drut, Stratégie et Recherche économique chez Amundi

La récente remontée des taux longs est spectaculaire: sur les mois de mai et juin, les taux 10 ans ont progressé de 51 points de base en Allemagne, de 64 pb en France, de 63 pb en Espagne, de 65 pb en Italie, et de plus de 80 pb aux États-Unis… Ce qui surprend, ce n’est pas forcément la tendance, mais plutôt l’amplitude et la rapidité du mouvement.

Depuis quelques mois, les marchés obligataires sont la proie de nombreuses inquiétudes: des taux bien plus bas que leur niveau d’équilibre, poussés à la baisse de façon exagérée par des facteurs externes (dont des politiques monétaires hors normes), et fragilisés d’une part par les perspectives d’atténuation des programmes de Quantitative Easing de la Fed, et d’autre part par la volatilité retrouvée des marchés obligataires, notamment au Japon… La nervosité des marchés de taux est visible, et elle s’est traduite par une importante remontée des taux longs. Les suspicions de régimes de bulles reviennent au centre des débats, les risques de krach refont surface, et les comparaisons avec le précédent effondrement des obligations en 1994 resurgissent.

Plusieurs questions de fond :

• Le niveau – bas – des taux est-il irrationnel et excessif ?

• Sommes-nous en régime de bulle ?

• Sommes-nous désormais dans un marché durablement baissier (un « bear market ») ?

• Les taux longs américains vont-ils entraîner leurs homologues européens ?

• Jusqu’où les taux longs peuvent-ils aller ?

• Quel est leur niveau d’équilibre ?

1. Pourquoi des taux longs aussi bas depuis 3 ans ? Irrationnel ou rationnel ? Raisonnable ou excessif ?

Plusieurs raisons objectives permettent d’expliquer le très bas niveau des taux longs dans l’ensemble des pays. Elles permettent de « rationaliser » la très bonne performance des marchés obligataires et de repousser les arguments faisant référence à l’irrationalité de la situation des marchés de taux.

Quatre vagues successives – et parfois concomitantes – de baisse des taux longs peuvent être identifiées :

1re vague : la crise financière. Elle a dans un premier temps fait refluer les portefeuilles vers les actifs dits « non risqués », les obligations d’État des pays « sûrs », et la première vague de baisse des taux longs a alors débuté.

– 2e vague : la récession de 2009. Elle a consolidé la tendance, la faiblesse de l’activité économique allant également de pair avec le reflux des anticipations d’inflation.

– 3e vague : la crise de la dette européenne. L’aversion au risque qui a suivi a poussé les taux des marchés « sûrs » et des marchés du « cœur » de la zone euro vers des niveaux historiquement bas. C’est le cas des États-Unis, mais aussi de l’Allemagne qui, malgré son appartenance à la zone euro et en dépit des craintes de voir la zone éclater, a conservé des perspectives favorables. La crise de la dette a ainsi incité à procéder à des réallocations de portefeuilles intra-zone vers le pays le plus solide. À noter également que les risques d’éclatement de la zone euro ont également avantagé l’Allemagne, un retrait effectif de cette dernière ne manquant pas de favoriser une nette appréciation du « nouveau Deutsche Mark » contre les autres « nouvelles » monnaies européennes.

– 4e vague : la surabondance de liquidité. Les politiques des banques centrales (maintien ou renforcement des politiques de taux – très – bas, injection de liquidités via des programmes de Quantitative Easing se traduisant par des achats de titres, et notamment de titres d’État) sont sans conteste responsables de la poursuite de la baisse des taux longs. Elles ont amplifié le mouvement de baisse des taux, même si les perspectives économiques s’amélioraient graduellement outre Atlantique. Elles ont également contribué à la progression des actifs risqués, tels les actions et les obligations d’entreprises, ou encore les actifs émergents.

Au total, le repli des taux longs repose sur des bases objectives, solides et rationnelles. Il faut quand même noter que le repli du stress financier n’a pas permis à lui seul de faire progresser les taux longs, preuve s’il en faut que le contexte économique a désormais plus d’impact que le contexte financier, ce qui, dans le cas de la zone euro, incite à la plus grande prudence pour les actifs risqués. Le recul du stress a néanmoins permis un repli conséquent des spreads souverains et des spreads de crédit, mais pas une remontée des taux.

2. Quel est le niveau d’équilibre des taux longs ?

Les quatre vagues évoquées ci-dessus avaient de quoi amener les taux longs à des niveaux très bas, et les politiques monétaires non conventionnelles, qui ont créé une situation durable de surliquidité, les ont à elles seules amenés à des niveaux excessifs, probablement « trop bas ». Peut-on évaluer cet excès éventuel ?

L’une des méthodes habituellement utilisées pour définir des taux d’équilibre utilise la croissance potentielle ou les anticipations de croissance à long terme. En clair, le taux long d’équilibre de maturité « n » est en moyenne égal aux anticipations de croissance du PIB à échéance « n » (on peut également utiliser la croissance potentielle de l’économie). Cette méthode ((qui permet de calculer ce taux d’équilibre, ou encore la « prime de risque obligataire » (BRP – Bond Risk Premium)) est simple, mais elle repose sur des bases théoriques suffisamment solides pour être utilisée en temps normal.

Il faut toutefois rappeler que la situation actuelle est tellement « anormale » que parler de niveau d’équilibre, en référence à des relations historiques, peut paraître incongru. Il s’avère en effet bien difficile de déterminer ce que sera la croissance à long terme de nombreux pays, dont les pays périphériques de la zone euro. Même pour des pays comme les États-Unis, le Japon ou encore l’Allemagne, il est bien difficile de se prononcer avec un fort degré de confiance, tant le cycle de deleveraging va affecter la croissance potentielle.

En utilisant cette méthode, on montre néanmoins que les taux 10 ans étaient, début juin, « trop bas » de l’ordre de 200 à 250 pb aux États-Unis, et un peu moins en zone euro. Il faut voir dans ces écarts le rôle des quatre vagues définies précédemment. Revenir dans un contexte de croissance mondiale plus solide et de fin des anticipations d’assouplissement monétaire ne peut qu’entraîner des hausses de taux longs, nominaux et réels.

3. Les débats sur le QE, facteurs essentiels de volatilité et de hausse des taux

L’existence de facteurs ayant poussé les taux à des niveaux excessivement bas est un fait indéniable, mais au fur et à mesure que les perspectives économiques s’améliorent, la nécessité de poursuivre les politiques de QE diminue, et un nouveau contexte est en train d’apparaître, constitué de hausse des taux, courts et longs, et de volatilité. Cela est inévitable en soi. Une des questions essentielles concerne dès lors non seulement le niveau approprié des taux longs, mais aussi la réponse des actifs risqués, actions et obligations d’entreprises.

Pour la Fed, le monde idéal aurait été de voir les QE se traduire dans un premier temps par des achats d’obligations, et donc des baisses des taux permettant de re-solvabiliser les agents économiques et de sortir de la récession. Puis, dans un second temps, ce sont l’amélioration des perspectives économiques (reprise de l’investissement, amélioration du marché de l’emploi, reprise du secteur immobilier, perspectives de profits plus solides…) et la hausse des taux longs qui auraient entraîné une préférence pour les actifs risqués.

Cela ne s’est pas vraiment pas passé ainsi. Pendant toute la période de surliquidité, et quel que soit le programme de Quantitative Easing (QE1, QE2 ou QE3), l’attitude des banques centrales a favorisé l’ensemble des actifs (risqués et non risqués, domestiques et internationaux, même dans les pays où les banques centrales en sont restées à des mesures conventionnelles. Nous avons mentionné à de nombreuses reprises dans cette publication l’inconfort – et le danger – de voir des actifs progresser sur le seul impact de la surliquidité, et non du fait de perspectives macro-économiques porteuses, synonymes de taux de défaut en baisse, de perspectives de profit en hausse… Ceci est bien entendu davantage évident dans le cas de la zone euro (en situation de « debt deflation ») que dans le cas des États-Unis (où la reprise économique est désormais incontestable).

Le monde idéal pour la Fed est désormais un monde dans lequel les classes d’actifs risqués ne souffriraient pas de la fin du QE, les perspectives de croissance et de profits prenant le relais de la surliquidité.

Autre conséquence de la surliquidité : nombre de classes d’actifs risqués (et moins risqués) sont désormais suspects d’être sous des régimes de bulles. Cela rend plus difficile la fin des QE, même si celle-ci sera très vraisemblablement graduelle.

4. Les taux longs européens, durablement bas ? Oui et non…

Dans le cas de la zone euro, le maintien de taux longs bas durant la phase de déclin du stress financier n’a rien de surprenant en soi : durant cette période qui favorisait les actifs risqués, la croissance économique est restée faible (la situation de récession s’est même dégradée) ainsi que l’inflation (situation de déflation dans certains pays de la zone). Les taux courts ont été maintenus à de très bas niveaux (dans tous les pays développés), des politiques non conventionnelles de grande ampleur ont été adoptées… autant de facteurs plaidant pour une gamme des taux basse. La situation de « debt deflation », qui se traduit par une baisse concomitante de l’activité et des prix (prix des biens et services, salaires, taux d’intérêt, cours de change…) est suffisamment sévère pour que les pressions de remontée des taux longs se soient effacées. Autrement dit, les facteurs domestiques ne plaident aucunement pour une remontée des taux, et ce qui pourrait pousser les taux européens à la hausse doit véritablement être recherché en dehors de la zone euro. On mentionnera plus spécialement deux origines.

• Les taux américains: les perspectives d’atténuation voire de fin du programme de QE3 ne peuvent qu’entraîner de la volatilité et une faiblesse du marché obligataire américain, même si celui-ci reste soutenu par le maintien d’une politique monétaire conventionnelle. La fin du QE est synonyme de croissance solide, ce qui est un second facteur d’inquiétude pour les taux longs américains ;

• Les taux japonais: l’archipel nippon recherche, par ses programmes non conventionnels notamment, une croissance plus forte, une hausse de la croissance potentielle, un yen plus faible et la BoJ affiche clairement un objectif d’inflation. En clair, elle ne s’oppose en rien à l’idée d’un « désancrage » des anticipations d’inflation à l’inflation courante (il est vrai négative). Comment dans ces conditions ne pas avoir un saut de volatilité sur l’obligataire japonais, en même temps qu’une hausse des taux longs ?

Autrement dit, même si les taux longs européens resteront durablement bas, cela ne signifie pas pour autant qu’ils resteront stables ou plus bas. Le contexte international peut les pousser à la hausse, mais sans doute à un degré moindre que leurs homologues américains. En d’autres termes, les écarts de taux entre États-Unis et Europe (noyau dur) sont amenés à s’élargir de façon durable, et ce sur l’ensemble de la courbe des taux.

5. Sommes-nous en régime de bulles… ou sommes-nous entrés dans un marché baissier ?

Revenir sur les facteurs ayant poussé les taux longs à la baisse est crucial car cela permet de rejeter les arguments justifiant l’existence de régimes de bulles irrationnelles. Sous un régime de bulle irrationnelle, la hausse du prix n’a rien à voir avec une quelconque amélioration des fondamentaux sous-jacents, elle est simplement justifiée par les anticipations d’une progression des cours (des anticipations auto-réalisatrices). Cette hausse a pour origine la spéculation pure (la conviction de pouvoir vendre plus haut ce que l’on vient d’acheter)… et une correction sévère et inévitable.

Pour certains, le fait d’être loin des fondamentaux, que cela soit rationnel ou non, peut suffire à utiliser le qualificatif de bulle. Pour d’autres, tout mouvement justifié et rationnel ne peut pas être assimilé à un tel régime. Sans entrer dans ce débat, parfois proche de la sémantique, il convient de rappeler que répondre à cette question n’est peut-être pas aussi important que cela, pour au moins trois raisons :

• Tout d’abord, il est évident que le niveau actuel des taux est bien loin de sa valeur d’équilibre, poussé par la politique monétaire et l’aversion au risque, ce qui appelle tôt ou tard à une correction.

• Ensuite, un krach ou un effondrement du cours d’un actif peuvent très bien intervenir sans qu’il y ait préalablement une bulle. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que tout régime de bulle se conclut par un effondrement du prix.

• Enfin, ce qu’il faut craindre dans le cas présent, c’est la contagion aux autres classes d’actifs. Ainsi, en 1980, lors de l’éclatement de la bulle sur le marché de l’or, l’effondrement de son cours n’a pas entraîné de chute d’autres classes d’actifs comme les actions, les marchés de taux ou encore les obligations d’entreprise. Une éventuelle chute des obligations souveraines serait bien plus grave : d’une part, le niveau des taux d’intérêt est plus important pour l’économie et par voie de conséquence pour les autres classes d’actifs que ne peut l’être le prix d’un métal précieux; et d’autre part parce que les obligations souveraines ne sont pas les seules à être suspectées de régime de bulle. La contagion serait cette fois-ci bien réelle. C’est une raison supplémentaire pour la Fed de bien maîtriser non seulement la sortie du QE, mais aussi la progression des taux longs.

Le regain de croissance aux États-Unis et l’attitude de la Fed, notamment en ce qui concerne les mesures non conventionnelles, sont à l’origine du regain de volatilité et de la hausse des taux. C’est une tendance durable.

En zone euro, ce qui pourrait bien redevenir central si la croissance économique continue de s’étioler, c’est le niveau des spreads entre pays du noyau dur et pays périphériques. Le stress financier a reculé depuis un an, mais les facteurs de crise économique (activité économique, déficits publics, dette publique…) se sont intensifiés dans bon nombre de pays. À cela s’ajoutent la gouvernance des crises et des dossiers comme l’Union bancaire européenne, par exemple. En situation de crise, les taux de défaut implicites vont bien au-delà de la réalité économique… alors qu’en situation de surliquidité, l’accès « plus facile » au financement assure l’inverse : les taux de défaut réels sont en deçà de la réalité économique sous-jacente. Il en va des entreprises comme des États. Dans le contexte de liquidité abondante, le Portugal est parvenu à faire illusion pendant plus d’un an…

Autrement dit, le marché obligataire est désormais un marché à double risque :

• Un risque de hausse des taux aux États-Unis, compte tenu de la croissance retrouvée et du débat (qui ne faiblira pas) sur l’abandon du QE. La contagion restera mesurée en zone euro s’agissant des pays du noyau dur, compte tenu du découplage économique entre les deux blocs (États-Unis vs. zone euro).

• Un risque de hausse des spreads en Europe lié à la faiblesse de l’activité économique et à la situation de « debt deflation » / dépression de certains pays.

Conclusion

Rappelons quelques points clés :

• La fièvre sur les marchés obligataires de ces dernières semaines trouve sa légitimité dans le – trop – faible niveau des taux et les craintes d’abandon ou de réduction des programmes de QE ;

• Les anticipations de fin des mesures non conventionnelles aux États-Unis sont à mettre en parallèle avec le sentiment que l‘économie américaine est sur la bonne voie ;

• Ceci conforte le point de vue selon lequel le point bas des taux longs américains est désormais derrière nous et que la tendance est désormais à la hausse ;

• Le maintien de politiques monétaires conventionnelles accommodantes (pas de hausse prochaine des taux directeurs) empêchera sans doute que les taux longs n’atteignent rapidement leur valeur d’équilibre (200 à 250 pb au-dessus des niveaux actuels) ;

• La Fed n’abandonnera pas rapidement les mesures non conventionnelles. Cela se fera de façon graduelle, sans doute pas avant 2014, et elle testera régulièrement si les anticipations de croissance et de profits prennent le relais du « confort » de la surliquidité ;

• L’attitude de la Fed sera à l’origine du maintien d’un régime de plus forte volatilité et de hausse des taux ;

• Les taux européens suivront le mouvement des taux internationaux, à un rythme moindre qu’aux États-Unis (élargissement des écarts de taux entre États-Unis et zone euro) ;

• Il n’y a guère de facteurs domestiques en faveur de la hausse des taux: récession, inflation, politiques monétaires… c’est aux États-Unis et ou au Japon qu’il faut chercher les facteurs de hausse des taux longs ;

• Le QQE japonais (Quantitative and Qualitative easing) est amené à durer… officiellement jusqu’à fin 2014. Cette politique monétaire non conventionnelle pourrait bien devenir la nouvelle norme, et donc conventionnelle. En sera-t-il de même dans d’autres pays ? Telle est la question ;

• Le marché obligataire est désormais un marché à double risque :

  1. un risque de hausse des taux aux États-Unis, compte tenu de la croissance retrouvée et du débat (qui ne faiblira pas) sur l’abandon du QE. La contagion restera mesurée en zone euro s’agissant des pays du noyau dur, compte tenu du découplage économique entre les deux blocs (États-Unis vs. zone euro);
  2. un risque de hausse des spreads en Europe lié à la faiblesse de l’activité économique et à la situation de « debt deflation » / dépression de certains pays… et à une sous-estimation des taux de défaut ;

• La récente poussée de fièvre est typique des périodes de doutes ou d’inflexion : doutes sur la pérennité du QE, inflexion de la politique monétaire. Il y a cependant fort à parier que nous vivrons également des périodes d’accalmie qui permettront d’une part aux taux européens de revenir vers des niveaux plus bas que ceux qui prévalent aujourd’hui, et d’autre part aux taux longs américains de progresser graduellement vers leur niveau d’équilibre, bien que plus tard que généralement anticipé.