par Edward Bonham Carter, Vice Président de Jupiter AM
Les marchés financiers ont connu une reprise spectaculaire mais sans enthousiasme depuis la chute de Lehman Brothers. La fin de l’aide des banques centrales, à la fois crainte et souhaitée, est suspendue comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête du marché.
10 ans après la chute de Lehman Brothers
• Les marchés financiers ont connu une reprise spectaculaire, mais sans enthousiasme
• Les marchés et les banques centrales sont étroitement imbriqués, mais n’est-ce pas par contrainte ?
• Les banques centrales n’ont pas beaucoup de ressources pour répondre à un futur choc mondial
• Le monde est plus endetté qu’il y a 10 ans.
• La Turquie et l’Argentine connaissent une situation préoccupante, mais les marchés émergents sont plus solides qu’on ne le pense.
• Les politiciens sont peut-être aujourd’hui la plus grande menace pour la croissance mondiale.
10 ans après la chute de Lehman Brothers, les mesures peu orthodoxes prises par les banques centrales pour atténuer les feux de la crise financière mondiale ont laissé un terrain incandescent qui a jeté un voile sur la reprise économique mondiale. Le prix des actifs peut en effet avoir atteint des sommets historiques, la confiance reste fragile; les craintes qu’une nouvelle crise mondiale soit au coin de la rue rendent les investisseurs frileux comme nous l’avons vu lors des crises monétaires en Turquie et en Argentine. Le malheureux anniversaire de Lehman ne contribue guère à apaiser les nerfs, les médias étant susceptibles de se concentrer sur ce qui reste à régler plutôt que sur les progrès réels réalisés depuis ces jours fébriles de 2007-2008. Cependant, ce n’est qu’en comprenant où se trouvent les vulnérabilités dans le système économique actuel que nous pouvons espérer nous protéger de la prochaine récession. Le 10ème anniversaire de la chute de Lehman nous offre justement cette opportunité.
Un mariage de convenance
Au cours de la dernière décennie, les marchés financiers et les banques centrales ont été pris en étau. C’est un ancrage qui se fait de plus en plus sentir comme une camisole. Lorsque les banques centrales ont baissé leurs taux d’intérêt et mis en place des programmes de rachat d’obligations (assouplissement quantitatif) pour injecter de l’argent dans un système financier peu liquide, les marchés ont bien accueilli cette initiative.
La confiance était rétablie entre les acteurs du marché et les prix des actifs ont commencé à se redresser. Pour certains, cependant, ce qui devait être une mesure temporaire a duré beaucoup trop longtemps, ce qui a entrainé des conséquences néfastes. L’ampleur de l’intervention de la banque centrale a été si colossale que les quatre grandes banques centrales – la Réserve Fédérale américaine, la Banque Populaire de Chine, la Banque Centrale Européenne et la Banque d’Angleterre – détiennent désormais quelques 20 milliards de dollars d’actifs dans leurs bilans. Les critiques de ces programmes affirment, peut-être avec raison, qu’ils ont entraîné une inflation des prix des actifs. Ils craignent également que les banques centrales ne déstabilisent davantage les marchés alors qu’elles cherchent à réduire leurs bilans. Tout à coup, la reprise de ces 10 dernières années ne semble plus être basée sur des bases solides.
La rupture n’est jamais facile
Pourtant, les banques centrales et les marchés financiers savent qu’ils doivent sortir de cette impasse. Les banques centrales doivent être en mesure d’augmenter leurs taux d’intérêt et de réduire leur bilan sinon elles n’auront aucune puissance de feu pour lutter contre une future crise financière mondiale. Imaginez si les taux d’intérêt avaient été à ce niveau il y a dix ans, avant la crise financière mondiale. Les marchés financiers comprennent cette vulnérabilité, mais ont du mal à se libérer d’une période sans précédent à faible taux d’intérêt et se sont habitués à ce que les banques centrales soient leurs derniers recours en cas de coups durs. Les banques centrales, quant à elles, se sont montrées très prudentes sur l’augmentation des taux, craignant d’éteindre la croissance économique modeste de nombreux pays développés, peut-être à l’exception notable des États-Unis, mais il reste encore à déterminer si ce rythme de croissance se maintiendra ou pas.
La dette mondiale atteint des niveaux record
Bien qu'aucune crise mondiale ne se ressemble, elles prennent toutes racine dans les vulnérabilités existantes du système économique, politique et financier. Pour la reprise actuelle, des niveaux d'endettement record, alimentés par une décennie de faibles taux d'intérêt, sont devenus une préoccupation majeure. Depuis la crise financière mondiale de 2008, McKinsey indique que la dette mondiale totale (y compris les dettes des ménages, des entreprises non financières et des Etats) est passée de 97 milliards de dollars en 2007 à 169 milliards de dollars. L’attention du marché se porte en particulier sur la Chine, qui a désormais l'un des ratios de dette des entreprises les plus élevés par rapport au PIB. Pour de nombreux investisseurs, la faille réside justement ici. À mesure que le dollar américain monte, les marchés émergents se vendent alors que les entreprises locales peinent à rembourser leur dettes libellées en dollars américains.
Tirer les leçons du passé
Les marchés émergents ne sont toutefois pas dans la même situation qu’ils ne l’étaient il ya 10 ans pour plusieurs raisons. Bien qu'il existe beaucoup de dettes libellées en dollars américains dans les entreprises des marchés émergents, la mauvaise adéquation des revenus et des emprunts est moins prononcée aujourd'hui. Il y aura toujours des exceptions, mais de nombreuses entreprises des marchés émergents ont tiré des leçons des crises précédentes et n'empruntent désormais qu'en devises de pays étrangers où elles génèrent des revenus afin de se créer une couverture naturelle. Deuxièmement, la composition des marchés émergents par secteur a sensiblement évolué, les technologies de l’information représentent une part beaucoup plus importante de l’ensemble des titres, tandis que le secteur des matières premières représente désormais une part plus faible. En conséquence, les marchés émergents seraient généralement mieux à même de surmonter la baisse des prix des matières premières qui accompagnerait généralement un ralentissement de l’économie mondiale. Enfin, la gestion du capital et l'alignement des intérêts avec les actionnaires minoritaires se sont nettement améliorés, ce qui s'est traduit par une proportion beaucoup plus élevée de dividendes versées par les entreprises aujourd'hui qu'il y a dix ans.
En contre point de ces arguments positifs, les sceptiques pourraient évoquer les crises en Turquie et en Argentine comme le point de départ d’une contagion mondiale plus large. Jusqu'à présent, cela n'a pas été le cas. La Turquie a toujours été vulnérable face aux crises extérieures en raison de son important déficit courant. Des crises similaires, quoique de moindre ampleur, se sont déjà produites sans grande contagion. En ce qui concerne l’Argentine, un nouveau programme d’austérité est en bonne voie pour rétablir la confiance dans l’économie auprès des prêteurs internationaux. Oui, les marchés émergents ont connu des ventes massives, mais nous n’y voyons pas de scénario catastrophe.
Des politiques et des politiciens imprévisibles
La crise turque pointe en réalité une autre vulnérabilité qui a émergé depuis la crise financière mondiale : le rôle de la politique comme perturbateur de la croissance mondiale. La menace a toujours été présente mais semble plus aiguë que jamais. En Turquie, le pouvoir est concentré entre les mains d’un homme, Recep Tayyip Erdogan, un démagogue aux vues économiques peu orthodoxes qui ont contribué à la crise actuelle de son pays. En Russie, l’économie est en difficulté alors que l’annexion de facto de la Crimée par Vladimir Poutine, l’ingérence présumée de son pays dans les élections américaines et son implication en Syrie ont déclenché une série de sanctions internationales. Au Royaume-Uni, la croissance économique a ralenti depuis le Brexit, tandis que l'élection de Donald Trump et sa politique « America First » ont conduit à une guerre commerciale « œil pour œil, dent pour dent » avec la croissance mondiale comme victime la plus probable. Les tensions géopolitiques peuvent facilement dégénérer et doivent être surveillées attentivement.
En essayant de prédire la prochaine crise économique, un jeu de dupe dans le meilleur des cas, il ne serait pas sans intérêt de considérer les paroles sages, voire apocryphes, de Mark Twain: « L'histoire ne se répète pas mais rime ». Oui, nous assisterons à de chocs mondiaux à l’avenir, mais les banques ne seront probablement pas les coupables. Elles ont largement revu leurs actions au cours de la dernière décennie. De nouveaux défis et de nouveaux risques sont venus les remplacer. Nous avons vu, par exemple, une croissance massive de l'investissement passif et du trading algorithmique et, à ce stade, nous ne pouvons que deviner comment ils pourraient se comporter dans un environnement difficile.
Dix ans après Lehman, les marchés financiers continuent d'apprendre à évoluer dans le nouvel environnement créé par la crise financière de 2007-2008, à un moment où la complexité du monde n'a cessé de croître. À mon avis, la capacité des gens à comprendre les interconnexions entre les sphères financière et réelle n’a guère progressé. En 2008, la reine Elizabeth II a visité la London School of Economics et a demandé pourquoi personne n'avait vu venir la crise financière. Si nous devions faire l’objet d’un autre choc mondial, je crains que Sa Majesté ne se trouve obliger de poser à nouveau la même question.