Taux longs : déconnexion ?

par Marie-Pierre Ripert, économiste chez Natixis

Depuis le mouvement de forte hausse des taux longs en mai/juin (+108pb sur le taux 10 ans US, +62pb sur le taux allemand), les banquiers centraux se sont efforcés de calmer les marchés. Du côté des Etats-Unis d‘où sont nées les craintes, les membres de la Fed tentent d’expliquer les subtilités de la politique monétaire pour faire comprendre au marché que le resserrement monétaire n’est pas pour demain. Ben Bernanke y est apparemment parvenu dans son témoignage au Congrès, en adoptant un ton plus dovish concernant son appréciation de l’économie.

Pour autant, il n’a guère modifié la feuille de route de sa stratégie de sortie présentée lors du dernier FOMC. Dans la zone euro, la BCE a introduit une « forward guidance » 1 pour tenter de se déconnecter de la politique américaine. La communication a permis d’une part de détendre le taux 10 ans US de 20pb et le taux allemand de presque 30pb par rapport à leur pic et d’autre part une certaine déconnection des taux euro. Est-ce durable ? Peut-on éviter un krach obligataire aux US et les taux euro peuvent-il se déconnecter des taux US ?

Comme évoquées il y a un mois2, il y a d’importantes différences qui suggèrent que la remontée des taux longs américains devrait être beaucoup plus progressive qu’en 1994.

• La situation macroéconomique est beaucoup moins favorable qu’en 1994 : taux de chômage plus élevé ; taux d’utilisation des capacités de production plus faible ; faible risque inflationniste alors qu’il était important à l’époque.

• En 1994, la volonté de la Fed était donc de rendre la politique monétaire plus restrictive, l’appréciation de l’économie était qu’il fallait calmer la machine pour éviter un dérapage de l’inflation : hausse de 300pb de l’objectif des Fed funds en l’espace d’un an, le but recherché était clairement d’influencer les taux longs à la hausse. Aujourd’hui, l’idée est dans un premier temps de réduire les achats ce qui correspond à une réduction dans le rythme d’accommodation puis à une stabilisation mais absolument pas à une diminution. D’ailleurs, le discours de Bernanke devant le Congrès a éclairci un point important en soulignant que les montants des tombées des titres arrivant à échéance seraient réinvestis même après que les achats sont arrêtés ce qui signifie que la taille du bilan restera inchangée après mi-2014.

• La communication est très différente actuellement qu’en 1994, la volonté de la Fed étant d’être la plus transparente possible même si parfois le message passe difficilement, comme on l’a vu ces dernières semaines.

• Une offre de papiers en diminution avec la baisse du déficit (qui passe de 7% en 2012 à 4% en 2013) même si les tombées sont importantes impliquant des émissions brutes encore élevées. De plus, la demande des non résidents reste significative dans un contexte de faiblesse persistante de l’économie en Europe et l’affaiblissement des grands émergents.

La question suivante est celle de la capacité des taux euro à se déconnecter des taux américains. En effet, historiquement, la corrélation est très élevée. Pour autant, dans le passé, on a déjà observé des épisodes de déconnexion qui étaient principalement liés au décalage cyclique des économies et donc des politiques monétaires : en 2005 par exemple, la Fed avait fortement resserré sa politique monétaire alors que la BCE avait maintenu ses taux directeurs inchangés. Plusieurs éléments laissent penser que la déconnexion est possible, d’ailleurs l’écart de taux entre le 10 ans US et le 10 ans zone euro est actuellement d’environ 100pb alors qu’il n’était que de 30pb fin 2012.

• Décalage cyclique entre les économies européenne et américaine. Si l’économie US reste fragile, la zone euro se trouve toujours dans une phase de détérioration. Le PIB va tout juste se stabiliser en deuxième partie d’année 2013 et l’inflation reste en deçà du niveau souhaité par la BCE.

• Décalage structurel, avec la baisse de la croissance potentielle de la zone euro, conséquence de l’affaiblissement de la productivité et de la perte de capacité de production alors que les Etats-Unis reviennent sur un rythme de croissance tendanciel proche de celui d‘avant crise (estimé à 2,25%).

• Ces décalages suggèrent une déconnexion des politiques monétaires. La « forward guidance » de la BCE est un outil qui pourrait s’avérer utile, s’il est bien utilisé, pour déconnecter les taux. Des facteurs spécifiques, en particulier les développements de la crise européenne qui peuvent avoir des effets sur les taux longs euro.

NOTES

  1. Edito Eco Hebdo du 12/07 “BCE vd Fed : quelle forward guidance ? »
  2. Edito Eco Hebdo du 14/06 « Taux longs : bis repetita de 1994 ? »

Retrouvez les études économiques de Natixis