par Magda Branet, stratégiste chez Axa IM
Pour évaluer comment la Turquie a traversé la crise, nous pouvons choisir de voir le verre à moitié plein ou à moitié vide. Moins d’une décennie après la crise de change de 2001, notons que cette fois-ci le pays n’a pas eu recours à l’aide du FMI (contrairement à ses voisin de l’UE, Roumanie et Lettonie), et la dépréciation de la livre a été comparable à celle de ses pairs émergents. Voici pour la moitié pleine du verre.
Le verre à moitié vide montre une économie qui a plongé dans une récession plus profonde que le reste de la région, avec un taux de chômage atteignant un sommet historique à 16%.
Du point haut au point bas, le PIB a reculé de 14%, une baisse devancée seulement par celle de deux pays baltes et de l’Ukraine, mais pire que celle de la Roumanie et de la Russie (d’environs -10%) ou que la moyenne de l’Europe Centrale (-7%). L’impact de la crise sur l’économie réelle a été jusqu’ici supérieur à celui de 2001.
Malgré la profondeur de la récession, cette crise a confirmé la nouvelle flexibilité macro-financière de l’économie grâce aux audacieuses réformes initiées par la précédente administration sociale-démocrate et poursuivies par la droite islamiste modérée de l’AKP, au pouvoir depuis 2002.
La réponse monétaire au choc extérieur
Au 2T08, à la veille de la crise financière, la croissance turque avait déjà ralenti à 2,8%(A) contre 4,7%(A) en 2007.
Cependant, la Banque Centrale Turque (BCT) a été contrainte de relever ses taux en mai 2008 (de 150 pdb à 16,75%) pour contrer la ré-accélération de l’inflation causée par les précédents accès de faiblesse de la livre. La devise a traversé plusieurs périodes de volatilité marquée depuis 2006 (crise islandaise, élections de 2007, élargissement du déficit courant suite au choc pétrolier).
En novembre 2008, la BCT a finalement réussi à renverser la vapeur et s’est engagée dans une série de réductions agressives de taux (1000 pdb jusqu’ici), ramenant le taux directeur à son plus bas niveau historique à 6,75%. Dans l’intervalle, la livre s’est dépréciée de près de 20% par rapport au dollar, mais la transmission à l’inflation domestique fut très limitée en raison de la contraction de la demande intérieure. En effet, l’IPC est passé d’un sommet à 12%(A) en juillet 2008, à son plus bas historique de 5,3%(A) en septembre. Le comportement de la BCT a donc drastiquement changé pendant cette crise. La banque a réussi à assouplir sa politique monétaire, alors que la devise connaissait dans le même temps une période de fortes turbulences. Par delà l’effet déflationniste de la récession, l’économie turque s’est ainsi montrée définitivement libérée des dangereux mécanismes d’indexation nominale en place depuis plusieurs décennies. En outre, la livre a été soutenue par un ajustement rapide des comptes externes.
L’équilibre externe sauvé par le retour des capitaux
De fait, la livre n’a perdu que 15% en termes effectifs réels, contre 35% lors de la crise de 2001. Lorsque la crise financière éclate en septembre 2008, la Turquie affiche un déficit des paiements courants (DPC) sur 12 mois de 49 mds USD, soit 5,5% du PIB. L’endettement externe des entreprises et des institutions financières (37 mds USD et 12 mds USD respectivement) a entièrement financé cet écart. 16 mds USD d’investissement directs à l’étranger (IDE) sont venus soutenir les réserves de la banque centrale, qui ont atteint un pic de 119 mds USD en juillet 2008. Un processus de désendettement rapide a commencé en octobre, avec une réduction du passif externe du secteur privé et une diminution du DPC grâce à l’effondrement des importations. Un an plus tard, les banques ont réduit leurs emprunts nets à l’étranger de 4,5 mds USD, et les entreprises de 11 mds USD, les besoins de financement restants étant couverts par la baisse des réserves (3 mds USD). A l’inverse, le gouvernement, après avoir remboursé la dernière tranche du prêt du FMI qui arrivait à terme en mars 2008, a fortement augmenté ses emprunts.
Ainsi, le passif net à l’étranger du secteur public s’est accru de 2,3 mds USD depuis le début de l’année. Les autorités ont réussi à émettre 3,8 mdsUSD d’obligations libellées en devises étrangères, alors que les achats d’obligations exprimées en livre par les étrangers augmentaient également (un afflux net de 0,5 mds USD au 2T09 après 5,1 mds USD nets sortis en 2008).
Une aide inattendue est à mettre au compte du poste « erreurs et omissions » de la balance des paiements. En août 2009, ce compte affichait un excédent record de 13 mds USD (2,5% du PIB) sur 12 mois, suffisant pour financer presque entièrement le déficit courant. La BCT a reconnu ne pas avoir identifié la source exacte de ce soudain afflux, mais l’a attribué en partie au retour dans le secteur bancaire sous forme de dépôts en livres de devises détenues par les résidents soit à l’étranger, soit en liquide (« sous le matelas »). Ce phénomène de dé-dollarisation montre qu’à l’inverse des précédentes crises, les Turcs ont enrayé eux-mêmes l’effondrement de la livre en rapatriant des capitaux vers le secteur financier intérieur. Au total, les réserves de change n’ont été que modérément touchées, permettant à la Turquie de passer l’orage sans le soutien financier du FMI.
Fort rebond à l’horizon
S’appuyant sur une situation des finances publiques particulièrement saine (excédent primaire de 4,3% du PIB en 2008), les autorités ont prévu un programme de stimulation budgétaire de près de 2,5% du PIB, incluant des mesures d’incitation fiscale pour l’achat d’automobiles et d’équipements ménagers, ainsi qu’une hausse des retraites et autres allocations sociales. Cette politique a réussi à orchestrer une vive reprise de l’activité. La croissance du PIB est redevenue positive au 2T09 (affichant 17,6%(T) cvs en rythme annuel), grâce surtout à la consommation privée (en hausse de 25%(T) r.a.).
D’un autre côté, les entreprises continuent à restructurer leurs bilans, en réduisant l’investissement (la Formation brute du Capital Fixe a reculé à 13,2%(T) r.a.) et les stocks (qui ôtent 1% à la croissance au 2T09).
Toutefois, l’activité dans le secteur manufacturier a commencé à s’améliorer au 3T. L’enquête sur les directeurs d’achats (PMI) a fortement rebondi en mai au-delà du seuil des 50 pour se caler confortablement depuis autour de 53/54. Le climat des affaires et la production se sont aussi améliorés en glissement annuel, la production industrielle n’ayant reculé que de 6,5%(A) en août, après huit mois de contraction à deux chiffres. Le marché du travail est lui aussi en convalescence, avec un taux de chômage passant de 16,0% en février à 12,8% en juillet.
La seule ombre au tableau vient des développements récents du crédit bancaire. Dernièrement, les banques ont utilisé le surplus de liquidités injecté par la BCT (2,5% du PIB par le biais d’opérations de repo) pour couvrir les besoins de financement du gouvernement. Le secteur public semble exercer un effet d’éviction sur le crédit aux entreprises et à la consommation (la croissance de ce dernier a été de 4,8%(A) en septembre, alors qu’elle se situait autour de 38%(A) il y a un an).
Cela soulève la question du timing et des méthodes employées pour mettre un terme à l’assouplissement budgétaire. Le solde primaire a basculé en déficit en 2009 et devrait atteindre -2,2% du PIB alors que le déficit budgétaire total s’élèverait à -7,1%. Les autorités prévoient que le déficit diminuera à 3,4% en 2012, avec un retour à un excédent primaire.
Parallèlement, la dette publique augmentera de façon modérée, passant de 40% du PIB cette année à 47% en 2012. Les niveaux et la dynamique de la dette publique resteront donc comparables à ceux du reste de la région.
En outre, une diminution du besoin de financement public à partir de 2010 devrait permettre au secteur privé de se financer plus facilement auprès des banques.
Par ailleurs, la livre devrait être soutenue par les très bons niveaux de portage dans un contexte d’appétit grandissant des investisseurs pour le risque. La BCT a adopté une approche plus prudente lors de sa dernière réunion la semaine passée, signalant ainsi un probable ralentissement du rythme de baisses des taux (par pallier de 25 pdb) et évoquant la fin prochaine du cycle d’assouplissement. Le DPC devrait se creuser mais rester sous contrôle, à moins d’une explosion des prix pétroliers. Avec un baril à 80 USD, le déficit courant pourrait s’élargir en 2010 à 3,5% du PIB (contre 2,5% actuellement). Son financement devrait rester gérable, le marché de la dette émergente ayant ré-ouvert et le processus de désendettement du secteur privé étant déjà bien avancé. Le risque serait de voir reporté l’indispensable resserrement budgétaire, ce qui ferait grimper les primes de risque des obligations turques et pénaliserait la devise. Nous doutons à présent que le gouvernement signe un accord « stand-by » avec le FMI, après avoir traversé le plus gros de la crise sans aide extérieure. En cas de difficultés de financement externe, les liens étroits existants entre la Turquie et les organisations internationales mettraient le pays dans une position privilégiée pour bénéficier d’une aide financière.
Conclusions
Grâce à une devise plus compétitive et au retour de l’appétit pour le risque des investisseurs, la Turquie semble bien placée pour bénéficier de la reprise mondiale. Même si l’impact de la crise sur l’économie réelle a été impressionnant, plusieurs éléments ont évité au pays de s’effondrer comme en 2001, notamment une crédibilité de la politique économique, tant budgétaire que monétaire, ainsi que le renforcement du secteur bancaire. Malgré les incertitudes qui pèsent toujours sur l’ampleur du resserrement budgétaire à venir et sur la qualité des actifs bancaires, nous sommes optimistes quant à l’économie turque.