par Isabelle Job, économiste au Crédit Agricole
• La crise grecque a été interprétée comme une sorte d’avertissement quant aux dangers du « laxisme » budgétaire, avec le risque d’un effondrement de la confiance des marchés et une menace de banqueroute pour les Etats fragiles. L’austérité s’est alors imposée comme une nécessité avec l’espoir que l’effet sur la confiance serait suffisamment puissant pour que rigueur rime avec croissance.
• L’expérience prouve combien ce diagnostic était erroné. Loin de restaurer la confiance et de relancer la croissance, les plans drastiques d’ajustement se sont avérés au contraire stériles et contre-productifs, avec pour les pays en cure un étiolement continu des économies sur fond de dérapage ininterrompu des déficits et des dettes (trappe à austérité).
• Face à ces évidences empiriques, un large consensus émerge aujourd’hui sur les importants dégâts sur la croissance occasionnés par des resserrements budgétaires surdimensionnés dans un environnement où subsistent d’importantes ressources inemployées, où l’assouplissement de la politique monétaire atteint ses limites et où les ajustements s’opèrent de manière synchrone dans un monde globalisé.
• En pratique, si la nécessité de la consolidation budgétaire n’est pas remise en cause, l’ampleur des ajustements requis et leur temporalité font l’objet de négociation, au cas par cas, pour en lisser les effets dans la durée.
• Au même moment, l’Europe s’est trouvée un nouveau cheval de bataille : la reconquête de la compétitivité perdue. Si la crise actuelle a été surtout appréhendée sous l’angle des déficits budgétaires et des dettes publiques, le problème de fond réside dans l’approfondissement des déséquilibres extérieurs avec une divergence en termes de compétitivité entre Etats-membres, laquelle a renforcé l’hétérogénéité des performances au sein de l’Union.
• Si le diagnostic est imparable, la duplication à grande échelle de politiques similaires de « désinflation compétitive », par compression des coûts salariaux, risque de conduire à un équilibre d’attrition avec une demande adressée aux entreprises européennes affaiblies (pas de relais de croissance intra- zone) et une exacerbation de la compétition entre pays-membres fragilisés hors zone euro (pincement des marges, investissement en berne et surenchère à l’austérité salariale).
• Par ailleurs, cette reconquête de la compétitivité par une compression des coûts salariaux, avec ses effets déprimants sur la demande et l’activité entre en contradiction avec l’objectif de réduction des déficits budgétaires et des dettes publiques.
• La voie de sortie de crise s’annonce donc étroite avec une équation compliquée pour trouver le bon dosage, la bonne cadence et la bonne séquence dans les réformes, avec cependant une constante, celle du temps qui reste notre meilleur allié.
L’austérité ne fait plus recette avec le constat aujourd’hui amer, mais hélas prévisible, que rigueur et croissance ne font pas bon ménage. Nous avions omis à quel point le monde est keynésien, en invoquant la fée confiance aux effets soi-disant suffisamment puissants pour que rigueur rime avec croissance. De ces erreurs d’appréciation ont découlé des plans d’ajustement budgétaires disproportionnés, socialement et économiquement excessivement coûteux. Face aux dégâts causés par l’austérité certains keynésiens1 militent encore aujourd’hui en faveur d’un revirement de stratégie avec une action budgétaire musclée pour remettre en priorité la croissance sur les rails. Une fois la reprise bien engagée, le processus de consolidation en serait facilité et son coût rendu plus supportable.
Cette solution paraît séduisante à l’heure où les pays en cure cherchent désespérément à s’extraire d’épisodes récessifs et de chômage de masse particulièrement longs et douloureux. Mais cette voie semble peu praticable avec des marchés aux aguets et prêts à sanctionner la moindre incartade. Laisser filer les déficits et la dette ne ferait que renforcer leur doute sur la solvabilité des Etats fragiles, surtout l’Espagne ou l’Italie, au risque de les couper de leur accès aux marchés nécessitant une Union de transferts à grande échelle ou une monétisation massive des dettes, deux hypothèses peu réalistes à ce stade.
En outre, relâcher la bride budgétaire à court terme ne doit pas faire oublier la nécessité de l’assainissement sur longue période. L’accumulation d’un stock important de dette publique est, selon les travaux fondateurs de Carmen Reihnart et Kenneth Rogoff2, préjudiciable à la croissance à long terme compte tenu d’effets d’éviction. Le refinancement de la dette réduit, toutes choses égales par ailleurs, les capitaux disponibles pour les emprunteurs privés (effet quantité) et/ ou renchérit le coût du crédit (effet prix), l’ensemble freinant l’accumulation privée et, ce faisant, la croissance.
Ricardo et la fée confiance
Mais revenons sur le cheminement des idées, lesquelles ont formaté les actions politiques au cours de la crise. Après la faillite de Lehman et le choc de la grande récession, la politique budgétaire a repris du service. Même les marchés, généralement hostiles à tout interventionnisme de l’Etat se sont mis à vanter ses mérites. D’abord parce que les gouvernements ont été les seuls à même de déployer une capacité financière suffisante pour renflouer un secteur financier aux abois. Ensuite, parce que les mesures publiques de relance ont joué un rôle crucial d’amortisseur de choc, en palliant l’insuffisance de demande privée et en redonnant ainsi de l’oxygène à la croissance mondiale. L’impulsion fut non seulement massive mais aussi coordonnée au niveau mondial, dans un élan de coopération internationale salutaire, ce qui en a décuplé l’efficacité.
Ainsi, les États ont permis d’éviter le pire en s’érigeant en rempart contre un possible effondrement du système financier et en se substituant à une demande privée défaillante suivant en cela les préceptes enseignés par Keynes. Selon cette doctrine, si la demande est insuffisante pour assurer le plein emploi, l'État peut relancer l’économie en augmentant ses dépenses (et/ou en prélevant moins d'impôts) et en creusant son déficit. Pour faire face à ce surcroît de demande publique, les entreprises ajustent à la hausse leur niveau de production, créent des emplois et investissent ce qui, en retour, soutient la demande privée, enclenchant ainsi un cercle vertueux (effet d’entraînement).
Mais toute médaille a son revers, à venir à la rescousse des marchés et de la croissance, les États se sont retrouvés au sortir de la crise avec de lourds passifs. Et, il aura fallu peu de temps avant que les marchés, rétablis grâce à la manne publique, se mettent à questionner la viabilité des trajectoires d’endettement public. Les pays d’Europe, pris au piège de la dette, n’ont eu d’autre alternative que de s’engager dans la voie de l’austérité, sous la pression des marchés mais aussi des bailleurs de fonds qui ont exigé des sacrifices en échange d’une aide financière.
La crise grecque a eu valeur d’exemple et a été interprétée comme une sorte d’avertissement quant aux dangers du « laxisme » budgétaire, avec le risque d’un effondrement de la confiance des marchés et une menace de banqueroute pour les Etats peu prompts à s’ajuster. Le cas grec est certes exemplaire mais aussi singulier. Dans des pays tels que l’Espagne ou l’Irlande, les dérives budgétaires n’incombent pas tant à la prodigalité des États eux-mêmes qu’aux errements des acteurs financiers qui ont pêché par excès en alimentant la formation de bulles géantes, immobilière et de crédit qui ont fini par éclater. La « socialisation des pertes bancaires » explique en majeure partie la dégradation rapide et dans de larges proportions des équilibres publics.
Ailleurs en zone euro, crise financière et crise des dettes souveraines se sont succédé selon un enchaînement logique et chronologique, avec un sens de la causalité allant de la première vers la seconde. Les stabilisateurs automatiques, les plans de relance discrétionnaires et les dispositifs de sauvetage des agents privés, pour prévenir un engrenage récessif à la charnière 2008-2009, sont les principaux facteurs qui ont contribué à creuser les déficits et à alourdir le poids des dettes.
Néanmoins, le « repoussoir » grec explique sans doute le revirement à l’égard des politiques keynésiennes. Il faut également se souvenir de l’état d’esprit qui régnait lorsque la crise a muté pour devenir celle des dettes souveraines, avec une série de papiers3 ou de déclarations officielles qui vantaient les bienfaits de l’austérité. Les propos de J.-C. Trichet, alors patron de la banque centrale européenne sont à cet égard éloquents : « L’idée que des mesures d’austérité puissent provoquer une stagnation est fausse. En fait, dans ces circonstances, tout ce qui peut aider à accroître la confiance des ménages, des entreprises et des investisseurs dans la viabilité des finances publiques est bon pour la croissance et la création d’emplois…4 ».
Selon la logique défendue à l’époque, un plan crédible d’ajustement devait avoir pour vertu de réduire le volant d’épargne accumulé par les ménages pour faire face à des hausses futures d’impôts, ce qui devait profiter à la consommation courante et donc à la croissance. Cette vision s’inspire du Théorème d’Equivalence Ricardienne ou de Barro-Ricardo qui conclut à la neutralité du mode de financement (entre impôts et emprunts) de la dépense publique. Les agents rationnels, qui sont indifférents entre payer un euro d’impôt aujourd’hui ou un euro plus les intérêts demain pour rembourser les emprunts publics, constituent une épargne d'un montant en valeur actualisée équivalent à la dette initialement émise. Ce principe d’équivalence suppose en théorie une parfaite rationalité des agents (aucune illusion fiscale) et des comportements altruistes puisque la génération d’aujourd’hui doit se soucier du bien-être de la suivante pour lui transmettre de quoi rembourser la dette, deux hypothèses fortes qui en limitent la portée.
Cela étant dit, même si les effets déprimants de l’austérité n’étaient pas nécessairement niés, l’effet stimulant de la confiance était considéré comme suffisamment puissant pour remettre la machine économique en ordre de marche.
L’expérience prouve malheureusement combien ce diagnostic était erroné. Loin de restaurer la confiance et de relancer la croissance, les plans drastiques d’ajustement se sont avérés au contraire stériles et contre-productifs, avec partout une menace d’étiolement des économies sur fond de dérapage ininterrompu des déficits et des dettes (trappe à austérité).
Dès 2010, le FMI avait critiqué la méthodologie employée par les études empiriques mettant en avant les effets expansionnistes liés à la réduction des déficits publics. Des corrélations spécieuses, et la généralisation de cas singulier (comme celui du Canada au milieu des années 90 dont l’ajustement budgétaire a surtout été amorti par la traction exercée par le dynamisme de la croissance de son voisin américain sur fond d’affaiblissement du dollar canadien) conduisaient selon le FMI à des conclusions trompeuses. Leur propre analyse trouvait à l’époque des résultats plus conformes aux prédictions keynésiennes avec un multiplicateur budgétaire égal à 0,5. Autrement dit, une réduction du déficit structurel de 1 point de PIB avait théoriquement pour conséquence d’affaiblir d’un demi-point la croissance des pays en cure. Cet impact, que l’on peut qualifier aujourd’hui de bénin, prenait en considération des coussins amortisseurs, avec des mesures d’assouplissement monétaire et une baisse des monnaies pour adoucir l’amertume.
On était en fait loin du compte. Dans son rapport d’octobre sur l’état de l’économie mondiale, le FMI fait son mea culpa en reconnaissant avoir sensiblement sous-estimé les dégâts sur la croissance occasionnés par des resserrements budgétaires surdimensionnés dans un environnement où subsistent d’importantes ressources inemployées, où l’assouplissement de la politique monétaire atteint ses limites et où les ajustements s’opèrent de manière synchrone dans des pays aux liens commerciaux étroits. Les multiplicateurs ont ainsi été drastiquement revus à la hausse pour s’établir empiriquement dans une fourchette comprise entre 0,9 et 1,7, mettant ainsi en exergue les effets autodestructeurs (self defeating) d’une rigueur exagérée.
Les plans d’ajustement imposés aux pays du sud de l’Europe ont donc été construits sur des hypothèses erronées. D’autant que la cible retenue, le déficit public total et non sa seule composante structurelle, a conduit à une surenchère à l’austérité, avec des mesures de rigueur sans cesse réévaluées en hausse pour compenser la dégradation conjoncturelle du déficit en raison de l’approfondissement de la récession des économies en cure. Les révisions fréquentes et concomitantes des objectifs budgétaires et des projections de croissance attestent de ces erreurs d’appréciation.
Pour compléter l’analyse du FMI, il faudrait sans doute y adjoindre le caractère pro-cyclique des nouvelles réglementations bancaires (puisque vient s’ajouter la purge des bilans privés comme facteur inhibiteur de croissance) et les effets courbes en J des réformes structurelles6 afin d’ expliquer pourquoi les économies en cure restent piégées dans des trappes à austérité, synonymes d’asphyxie conjointe de la croissance et des finances publiques qui, dans des cas extrêmes, comme en Grèce, peuvent prendre des allures de dépression économique.
En réponse et de manière assez pragmatique, le FMI préconise désormais de ne pas demander des gages d’assainissement trop rapide afin de ne pas endommager excessivement la croissance. Ce principe de réalité a déjà conduit la Troïka à accorder des délais supplémentaires au gouvernement portugais pour se mettre en conformité avec la cible des 3% de déficit. Déjà, en mars dernier, le gouvernement espagnol avait réussi à négocier avec la Commission européenne un assouplissement de ses objectifs budgétaires. L’Italie a de son côté rehaussé il y a quelques semaines sa projection de déficit pour 2012 (2,6% contre les 2% initialement prévu) sans s’attirer les foudres, ni des marchés ni de ses partenaires européens. L’Europe vient enfin d’accorder un sursis de deux ans à la Grèce pour atteindre les 3% de déficit. Si on peut parler d’une inflexion de stratégie, il ne s’agit pas vraiment d’un changement de cap. La nécessité de l’assainissement budgétaire n’est pas remise en cause, seuls l’ampleur des ajustements requis et leur temporalité font l’objet de négociation au cas par cas pour en lisser les effets dans la durée. Au même moment, l’Europe semble mettre davantage l’accent sur les réformes de structure avec comme nouveau cheval de bataille la reconquête de la compétitivité perdue.
De la dévaluation compétitive à la déflation compétitive
Si la crise actuelle a été surtout appréhendée sous l’angle des déficits budgétaires et des dettes publiques, il reste que le cœur du problème réside dans l’approfondissement des déséquilibres extérieurs avec une divergence en termes de compétitivité entre les Etats-membres, laquelle a renforcé l’hétérogénéité des performances au sein de l’Union.
Ce gonflement des déséquilibres intra-zone euro en forme de jeu de miroir (trop d’épargne au Nord, trop de dette au Sud) avait sa logique avec une demande financée à crédit au Sud par des flux de capitaux privés en provenance d’un Nord à la recherche de placements sûrs et rémunérateurs.
déficits extérieurs. Les pays à faibles revenus étaient censés attirer les capitaux extérieurs, du fait d’une rémunération plus attractive, et ce afin de soutenir une dynamique d’investissement capable de perpétuer un cercle vertueux entre gains de productivité et croissance. Le taux de change réel de ces économies devait inévitablement s’apprécier avec une inflation plus élevée en tendance en raison du rattrapage salarial (dans les secteurs abrités, moins productifs) avec des effets bénéfiques sur la consommation. Le rééquilibrage de ces économies devait s’opérer à terme grâce aux retombées attendues des gains de productivité dans les secteurs exposés à la concurrence sur la compétitivité et les exportations.
En pratique loin de converger, les écarts de compétitivité se sont aggravés au cours de la dernière décennie. Un élément supplémentaire a sans doute contribué à alimenter cette dé- convergence. La fixation d’un taux d’intérêt unique au sein de la zone euro a eu des effets pro-cycliques pour les économies s’éloignant de la moyenne de la zone euro. Ainsi, les pays à croissance et inflation plus élevées que la moyenne européenne ont vécu, dans un contexte de compression excessive des primes de risque à l’intérieur de l’Union (intégration financière oblige !), avec des taux d’intérêt réels trop bas, voire même négatifs, ce qui a stimulé offre et demande de crédits, jusqu’à l’overdose. Le boom associé de la consommation a buté sur des contraintes d’offre et pressurisé à la hausse les prix finaux (et/ou renforcé le recours aux importations), ce qui a maintenu voire renforcé le différentiel d’inflation intra zone euro, selon un processus endogène et auto-entretenu.
En fait, l’irrigation des pays de la périphérie par des capitaux européens n’a pas, comme espéré, financé des investissements productifs sources de gain de productivité et de croissance future. Ces flux ont plutôt conduit a des excès, souvent sur un tandem immobilier- ménages, avec en corollaire le développement à outrance des secteurs liés comme la construction et la finance. Par ailleurs, comme les structures productives domestiques n’ont pas suivi, le soutien artificiel à la consommation via le crédit, a alimenté la hausse des importations. La diffusion des hausses de salaires des secteurs abrités (en surchauffe) vers les secteurs ouverts à la concurrence (sans hausse équivalente de la productivité) a fini par éroder la compétitivité externe et peser sur les performances à l’exportation. L’ensemble a creusé les déficits commerciaux et conduit à l’accumulation d’un lourd passif vis-à-vis de l’extérieur.
Avec la crise, les investisseurs ont brusquement réévalué le risque attaché aux créances amassées sur les pays de la périphérie européenne, produisant un assèchement brutal des flux de capitaux privés intra-zone qui est venu révéler le caractère insoutenable des déséquilibres courants accumulés.
Autrement dit, les pays de la périphérie ont connu une crise de balance des paiements de facture assez traditionnelle, proche de celles qui ont frappé les pays émergents au cours de la dernière décennie (Asie 1997, Argentine 2001, …). Autre analogie frappante, les pays du Sud de l’Europe qui ont pourtant et surtout accumulé une dette en euro envers leur partenaire de l’Union, ont été soumis à des pressions similaires aux pays émergents qui traditionnellement s’endettent dans une devise étrangère. L’absence d’un prêteur en dernier ressort (ou la réticence de la BCE à endosser ce rôle) et l’impossibilité de recourir à une dévaluation externe, le moyen le plus rapide et le plus efficace pour rétablir les comptes extérieurs, ont compliqué la tâche des gouverne- ments sous pressions avec comme seule option praticable des ajustements réels qui sont par nature plus douloureux et plus longs à produire leurs effets.
On notera d’ailleurs que la force relative de l’euro a constitué un handicap supplémentaire pour les pays-membres fragilisés par la crise et qui aspirent tous à être tractés par l’extérieur.
En l'absence de transferts entre États assurant une péréquation au niveau européen, les États membres sont donc contraints aujourd’hui de réduire individuellement leur déficit extérieur en recourant à ce que l’on nomme une dévaluation interne. Dans ce contexte, la Troïka préconise des ajustements de nature déflationniste avec notamment des pressions à la baisse sur les salaires (ou à tout le moins de la modération salariale) et sur les prix afin de maintenir dans les pays sous pression une inflation durablement plus basse, en dessous du niveau moyen européen, de façon à réduire dans la durée les écarts de coûts (/prix) relatifs.
Une telle stratégie de « désinflation compétitive» est la voie qu’a suivie, avec succès, l’Allemagne. Les efforts consentis ont permis au pays de passer en moins d’une décennie du statut d’homme malade de la zone euro à celui de champion de la compétitivité. Comme les pays du Sud souffrent aujourd’hui des mêmes symptômes de perte de compétitivité que l’Allemagne d’hier (auxquels viennent s’ajouter dans leur cas d’importants handicaps structurels), l’idée est bien d’appliquer une même thérapie pour converger vers le modèle allemand qui a su se distinguer pour ses succès à l'exportation.
Austérité salariale, TVA sociale, flexibilisation du marché du travail (lois Hartz) font partie de la panoplie de réformes qui ont permis à l’Allemagne de regagner une place de leader sur les marchés d’exportation, au moment où les autres pays membres perdaient du terrain. Ce jeu de vase communiquant témoigne d’une certaine manière du caractère non-coopératif de cette stratégie puisque les gains de compétitivité prix de l’Allemagne ont surtout été réalisés au détriment de ses partenaires de l’Union. Autrement dit, les surplus de ventes réalisés par l’Allemagne intra et extra zone-euro, ont été autant de pertes pour la France, l’Italie ou l’Espagne. Onpeut naturellement arguer que les autres pays membres de la zone euro ont une part de responsabilité pour avoir accepté de se laisser distancer par leur voisin allemand.
Cependant, en imaginant l’imitation à grande échelle de politiques similaires de désinflation compétitive, les gains obtenus aux dépens des partenaires, risquent en fait de s’annuler. Une réduction des coûts salariaux unitaires, qui a pour but d’accroître la compétitivité, altère en effet la demande domestique (ce qu’on a bien observé en Allemagne où la consommation privée reste anémique), le principal débouché pour les entreprises nationales mais aussi pour les économies partenaires. Ce recul synchrone des débouchés intra-zone, alors que les pays membres commercent essentiellement entre eux, et une concurrence rendue plus féroce sur les marchés extérieurs (tout le monde cherchant à être remorqué par le reste du monde) font peser un risque sur la croissance et sur la formation des profits, avec une demande adressée aux entreprises européennes au final affaiblie et/ou des marges sans cesse rognées face à des voisins toujours plus compétitifs. L’objectif initial de reconstitution de profits, pour investir, innover, monter en gamme et finalement aboutir à une différenciation plus axée sur la qualité et moins sur les prix, est alors pris à revers. Autrement dit, une partie de la réussite allemande tient au caractère isolé de son action, sa généralisation risquant d'être une source d’affaiblissement auto-entretenu, si la concurrence s’opère quasi exclusivement entre pays-membres fragilisés tant sur des marchés domestiques, en attrition, qu’à l’extérieur. C’est en quelque sorte une critique similaire à celle formulée plus haut sur le caractère improductif de politique d’austérité mal dosée, s’effectuant de manière synchrone et en bas de cycle.
Si une certaine dose de concurrence paraît saine pour son côté émulation, le défaut de coordination des politiques économiques vient réduire l’efficacité de stratégie pensée seulement à l’échelle nationale sans prise en compte des effets d’externalités au niveau intra-communautaire. Par ailleurs, cette reconquête de la compétitivité par une compression des coûts salariaux, avec ses effets déprimants sur la demande entre en contradiction avec l’objectif de réduction des déficits budgétaires et des dettes publiques.
La voie de sortie de crise s’annonce donc étroite avec un équation compliquée pour trouver le bon dosage, la bonne cadence et la bonne séquence dans les réformes, avec cependant une constante celle du temps qui reste notre meilleur allié.
NOTES
- On citera notamment les interventions récurrentes de Paul Krugman et de Joseph Stiglitz, deux économistes américains, tous deux prix Nobel d’économie, qui soutiennent les thèses keynésiennes.
- “This Time is Different: A Panoramic View of Eight Centuries of Financial Crises”, NBER Working Paper No. 13882, mars 2008.
- Alesina, Alberto, 2010, “Fiscal Adjustments: Lessons from Recent History,” paper prepared for the ECOFIN meeting, Madrid, April 15.
- Entretient avec JC Trichet, La Republiccca, juin 2010, extrait repris dans l’ouvrage de Paul Krugman : « Sortez nous de cette crise… maintenant ! », éditions Flammarion 2012.
- Barro, Robert J. (1974). "Are Government Bonds Net Wealth?”, Journal of Political Economy 82 (6): 1095–1117.
- La libéralisation des marchés des biens et services ou du travail pose certes les jalons d’une croissance future, mais au prix de la disparition d’activités peu compétitives et d’une montée transitoire du chômage, sources d’affaiblissement de l’activité domestique et de hausse mécanique des déficits publics.