La situation financière des agents économiques américains : ruptures

par Philippe d’Arvisenet, directeur des études économiques de BNP Paribas

La publication des flows of funds pour le quatrième trimestre 2008 fait apparaître de nettes ruptures dans les évolutions passées, tant au plan de l’endettement qu’à celui de la richesse. Après cinq années consécutives de progression très soutenue (11% l’an en moyenne), la hausse de la dette des agents non financiers a connu une nette modération (8,7% en 2007) qui s’est accentuée l’an dernier (+5,8%).

Le phénomène touche les entreprises (+4,8% en 2008, +1,7% (r.a.) au T4 après +13,1% en 2007). En proportion du PIB, leur dette est passée de 44,3% en 2005 à 49,1% en 2007 et a nettement moins augmenté l’an dernier (49,8%). Le phénomène est plus marqué encore pour les ménages, leur endettement n’a progressé que de 0,4% l’an dernier après 6,6% en 2007. Quasi stable aux deuxième et troisième trimestres, il a diminué de 2% au T4 en rythme annualisé.

L’augmentation de la dette hypothécaire des ménages, passée de 12,6% en moyenne de 2001 à 2006 à 6,6% en 2007, a fait place à un recul l’an denier (-0,4%). La contraction s’est accélérée dans le courant de l’année (-2% en rythme annualisé (r.a.) au second semestre). La poussée du crédit à la consommation s’est, elle aussi, fortement modérée, passant de 5,6% en moyenne annuelle de 2001 à 2007 à 1,7% l’an dernier, avec un repli de 3,2% (r.a.) au dernier trimestre. Il faut remonter à 1952 pour retrouver une pareille configuration.

Sans surprise, la dette de l’Etat fédéral, en hausse de 4,9% en 2007, a connu une véritable explosion en 2008 sous le double effet de l’entrée en récession qui a pesé sur les recettes fiscales et de la mise en œuvre de mesures discrétionnaires : baisses d’impôts d’une part, augmentation de la dépense d’autre part. Au total, la hausse de l’endettement fédéral a atteint 24,2% l’an dernier avec une accélération marquée dans la deuxième moitié de l’année (39,2% au T3 et 37% au T4 (r.a.)). La mise en œuvre du plan Obama et le coût des mesures d’appui au secteur financier s’ajouteront à l’aggravation de la récession pour maintenir la hausse de la dette publique à un rythme soutenu en 2009 et dans les années suivantes. Le projet de budget pour l’exercice budgétaire en cours comporte un déficit de 12,3 points de PIB, celui-ci est supposé revenir l’année suivante à 8 points avec une hypothèse de croissance de 4% !!!!

Le souci des ménages de consolider leur bilan dans un contexte de forte baisse de leur richesse, aussi bien financière qu’immobilière, ce dont témoigne le redressement de leur taux d’épargne, et la poursuite du repli de l’investissement lié au creusement d’un output gap négatif, d’une diminution des profits et d’un resserrement des conditions de financement, pèseront toujours sur la dynamique de l’endettement privé. On assistera, en quelque sorte, à une substitution de l’endettement public à l’endettement privé : la dette privée hors secteur financier en augmentation de 12% en 2006 s’est accrue de 9,35% en 2007 et de 2,3% l’an dernier (0,4% au deuxième semestre).

Les ménages

Fin du recours à l’endettement

Les ménages, on l’a vu, ont réduit leur recours à l’endettement, tant au plan du crédit à la consommation qu’à celui du crédit hypothécaire. Les dépenses d’investissement résidentiel, qui avaient atteint USD 663,1 mds en 2005 (5,3% du PIB), sont tombées à USD 546 mds en 2007 et 416,2 mds en 2008, soit 2,9% du PIB (374 mds (d.a.), 2,6% du PIB au T4) alors que, jusqu’en 2007, les crédits hypothécaires consentis dépassaient les dépenses en logement, (de USD 377,6 mds, soit 4,17% du revenu disponible au plus haut en 2005), les dépenses en logement ont été limitées à USD 416,2 mds en 2008 (374 mds au T4) alors que le crédit hypothécaire reculait de USD 46,2 mds, le temps n’est plus au recours au crédit hypothécaire pour financer les dépenses de consommation…

La progression de l’endettement, qui représentait 12,9 points de RDB en 2005, 12,1 points en 2006, 8,2 points en 2007, est tombée à 0,5 point en 2008 et a amorcé un recul (de 2,6 points) au T4. La hausse de l’endettement n’est plus de nature, sans doute pour une période prolongée, à soutenir la demande et l’activité économique.

L’effet de richesse est devenu négatif

Les ménages ont considérablement freiné leurs achats d’actifs financiers l’an dernier (USD 428,2 mds contre 797,8 mds en 2007), les ventes nettes massives d’actions détenues en direct que l’on observait depuis plusieurs années ont fait place à des achats (USD 112,5 mds contre -805,9 mds en 2007). Les acquisitions nettes d’actifs ont été pour l’essentiel constituées de dépôts et parts de fonds monétaires (USD 408,6 mds), les titres de taux ont fait l’objet de dégagements (USD -66 mds).

La richesse totale des ménages a reculé de 14,7% l’an dernier. La richesse immobilière dont la contraction a débuté en 2007 (-5,2%) a chuté de 10,8% l’an dernier. Conséquence de la baisse des prix, la part des actifs immobiliers en pleine propriété (equity in homes) est passée de 58,5% en 2005 en haut du cycle à 48,8% en 2007 et à 43% en 2008. Cette évolution perdurera tant que les stocks de maisons mises en vente pèseront sur les prix. Les actifs financiers ont vu leur valeur chuter de 18% en 2008 sous l’effet de la baisse des cours des portefeuilles d’actions (-40%), alors même que, pour la première fois depuis plusieurs années, les ménages ont cessé d’être vendeurs nets d’actions détenues en direct. La valeur des parts de fonds de placement a reculé de 33%, les actifs des fonds de pension de 22,4%.

Au total, la richesse nette, qui s’établissait à 646% du revenu disponible en 2006, n’en représentait plus que 483% l’an dernier. 

La chute de la richesse nette, de 40 points de PIB en 2007 et 122 points en 2008, ajoutée au freinage de l’endettement, a stimulé l’épargne. Le redressement du taux d’épargne des ménages n’est pas étonnant dans un tel contexte. La dégradation de la conjoncture, qui stimule l’épargne de précaution, conduit à envisager la poursuite de la correction du bilan des ménages, ce qui ne manquera pas de peser sur la demande.

Une comparaison avec la situation suédoise du début des années 1990

La crise immobilière, qui a touché la Suède au début des années 1990, s’est comme aux Etats-Unis aujourd’hui accompagnée d’une récession profonde. L’output gap de +2 points en 1998 est tombé à -7,4 points en 1993, tandis que le taux de chômage bondissait de 1,5% à plus de 9%. Le déficit public s’est creusé augmentant de 2,6% à 6,9% du PIB, le ratio de dette publique est passé de 50,9% du PIB en 1989 à 83,3% en 1994. Alors que le besoin de financement public gonflait, celui du secteur privé diminuait du fait de la réparation des bilans. Ainsi, le secteur privé, qui affichait un besoin de financement d’un point de PIB au début des années 1990, a dégagé une capacité de financement de 4,3 points de PIB en 1993, reflétant le redressement du taux d’épargne des ménages de -1,2 point de revenu disponible en 1989 à 11,8 points en 1993.

Les entreprises

Les profits bruts des entreprises non financières ont affiché un net repli depuis deux ans (-3,2% en 2007, -13,9% en 2008 et -24% en glissement annuel au T4), revenant ainsi de 8,54% du PIB à 6,58% (5,77% au T4). Les impôts versés ont diminué de 13,4% en 2008, et les dividendes versés se sont stabilisés en montant à un niveau proche de USD 500 mds, ce qui a entraîné un relèvement du ratio dividendes/profits, passé de 41,9% en 2006 à 45,9% en 2007 et à 53,1% l’an dernier. La modération des dépenses d’investissement a malgré tout permis un recul du besoin de financement (financing gap) tombé de USD 170,7 mds en 2007 à 67,6 mds en 2008 (1,2% du PIB, et seulement 0,5% au T4).

Le recours à l’endettement, passé de USD 204 mds en 2004 à 801,3 mds en 2007, est tombé à 323,7 mds l’an dernier. L’appel au marché obligataire s’est replié (USD 204,6 mds après 311,2 mds en 2007) mais, surtout, les achats nets d’actions qui avaient fortement progressé dans les dernières années (USD 124 mds en 2004, 831,2 mds en 2007) ont considérablement reculé en 2008 (395,1 mds).

Le ratio d’endettement au PIB a continué à progresser légèrement (44,3% en 2004, 49,1% en 2007, 49,8% en 2008). En revanche, le ratio de la dette à la capitalisation boursière s’est nettement redressé avec la chute des cours (42,8% en 2004, 44,8% en 2007, 74,3% en 2008), tandis que le ratio des actifs liquides à la dette courte a continué à s’affaiblir (45,7% au milieu des années 2000, 39,5% en 2007, 36,4% l’an dernier).

Les relations avec l’extérieur : des changements notables

Le déficit de la balance courante américaine a poursuivi son repli l’an dernier. Passé de USD 771,6 mds en 2006 à 718,6 mds en 2007, il s’est replié à 672 mds en 2008. La tendance s’est poursuivie tout au long de l’année (USD 578,2 mds au T4 (données annualisées (d.a.)). En proportion du PIB, le solde courant est revenu de 5,9% en 2006 à 4,7 en 2008 (4% au T4). Dans le même temps, les sorties de capitaux se sont considérablement modérées : les achats d’actifs étrangers, en légère diminution en 2007 (USD 913,2 mds contre 995,9 mds en 2006) sont tombés à 245,2 mds l’an denier et se sont limités à 43,1 mds au T4 (d.a.). Les entrées de capitaux, qui couvrent le solde courant et les sorties, se sont, naturellement, fortement repliées, de plus de USD 820 mds.

Le recul des sorties de capitaux tient aux opérations de portefeuille marquées par les rapatriements effectués dans la deuxième moitié de l’année. De fait, si les investissements directs à l’étranger sont restés soutenus (USD 299,4 mds en 2008 contre 333,3 mds en 2007), le solde des opérations des résidents sur le commercial paper, déjà négatif en 2007 (USD -67,4 mds), l’a été de nouveau en 2008 (USD -69,9 mds sur l’année et -267,5 mds (d.a.) au deuxième semestre). Il en est allé de même pour les opérations sur obligations (USD + 170,7 mds en 2007, – 91,8 mds en 2008, -224, 5 mds (d.a.) au second semestre) et sur les actions (USD +118 mds en 2007, + 3,4 mds en 2008 et -90 mds (d.a.) au deuxième semestre.

On note également, au-delà de leur fort repli, une nette modification de la structure des entrées de capitaux. Les investissements directs ont continué à progresser (USD 375,8 mds en 2008 après 237,5 mds en 2007). Les achats de treasuries, stimulés par l’aversion au risque (flight to quality), ont connu une véritable explosion, bondissant de USD 215,7 mds en 2007 à 757,2 mds en 2008 (USD 959 mds (d.a.) au second semestre, tant en raison des achats effectués par les banques centrales (USD 427,8 mds contre 58,9 mds en 2007) que de ceux auxquels ont procédé les investisseurs privés (USD 327,5 mds contre 156,8 mds). Ces entrées ont été plus que contrebalancées par les dégagements opérés sur les achats de titres des agences (USD +278,2 mds en 2007, -240,6 mds en 2008 avec des reculs de 320 mds (r.a.) au T3 et de 1006 mds (d.a.) au T4), sur les obligations (qui comprennent les ABS)( USD 425 mds en 2007, 32,4 mds en 2008, -77,1 mds (d.a.) au T4, sur les actions (USD 175,5 mds en 2007, 20,5 mds en 2008), les repos (USD 80,2 mds en 2007, -531,4 mds en 2008).

La position extérieure nette des Etats-Unis, écart entre les avoirs détenus par l’étranger et les avoirs américains à l’extérieur, avait connu au milieu de la décennie une stabilisation malgré un déficit courant important et récurrent (tableau 1), résultat d’une valorisation des avoirs américains progressant plus rapidement que celle des avoirs étrangers, pour partie le fait de la baisse du dollar qui gonflait la contre-valeur en dollar des avoirs sur l’étranger (les avoirs de l’extérieur sont exprimés en dollar, monnaie dans laquelle les Etats-Unis s’endettent). Cette évolution s’est interrompue puis inversée, la position nette s’est rapidement dégradée dans les toutes dernières années malgré le resserrement du déficit courant. En 2008, le déficit a atteint 4,7 points de PIB, alors que la position nette s’est creusée de 5,7 points de PIB à 26,6%. Au dernier trimestre, les avoirs étrangers ont augmenté de USD 180,5mds tandis que les avoirs américains se sont repliés de 61,3 mds, reflétant les rapatriements de capitaux, la chute des valeurs boursières et le redressement du dollar.

Pour autant, en dépit du creusement de la position extérieure négative, les Etats-Unis continuent de bénéficier d‘un flux net de revenu positif (USD 78,2 mds en 2006, 102,4 mds en 2007 et 116,8 mds en 2008). Le recul des revenus reçus de l’étranger l’an dernier (USD 812,5 mds contre 861,7 mds en 2007) a été compensé par une diminution des revenus payés (USD 695,7 mds après 759,3 mds). Le rendement apparent des avoirs américains ressort à 6,19% contre 4,12% pour les avoirs détenus par les non-résidents. Cela tient à l’écart de structure entre avoirs américains et avoirs étrangers. Ces derniers comportent une part importante de titres à faibles rendements (les treasuries et GSEs représentent 26,7% du total), les corporate bonds, actions et investissements directs se montent à 44% du total contre 59% pour les actifs détenus sur l’extérieur.

Avec une position négative qui perdure, la part des actifs détenus par l’étranger est naturellement en progression. On note toutefois certaines inflexions dans les tendances. Si la part des treasuries a crû à un rythme soutenu, le seuil des 50% détenus par l’extérieur ayant été dépassé l’an dernier (50,3% contre 47,7% en 2007, 41,5% en 2004), la progression des obligations corporate s’est modérée (25,2% contre 24,6% en 2007 et 19,6% en 2004). La hausse de la part des actions s’est poursuivie (11,9% contre 10,9% en 2007 et 10% en 2004). La part des titres des agences, qui était passée de 14,1% en 2004 à 21,2% en 2007, a en revanche chuté à 16,2% l’an dernier.

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