par Xavier Lépine, Président du Directoire de La Française
Le scénario économique et financier des dix prochaines années est tracé pour les économies occidentales empêtrées dans leur situation de surendettement public et de vieillissement de leur population. Sauf évolution politique radicale, les États désunis d’Europe ont toute probabilité d’être confrontés à des scénarios économiques, financiers et politiques gris dont les nuances seront plus ou moins sombres et, en l’état actuel, plus sombres que celles des autres économies occidentales, la problématique de l’euro et des divergences de compétitivité limitant encore plus les capacités de redressement.
Au-delà de ces réflexions qui sont tristement banales, la question qui se pose pour les investisseurs est la stratégie d’allocation d’actifs et les méthodes de gestion qui doivent en résulter. Confronté à cette situation il y a 20 ans, la réponse du Japon, proche du suicide oblatif, s’est traduite par la disparition des 4 compagnies d’assurances japonaises du panel des 10 premières mondiales.
“Il n’y a plus d’investisseurs de long terme” se plaignent les industriels et les politiques tandis que les investisseurs fustigent les opérateurs de marché sur le trading haute fréquence et les pouvoirs publics qui souvent taxent plus les investissements à long terme que ceux à court terme ; et cela sans compter sans le démagogique “finance bashing” ambiant… Le rare consensus entre les industriels et les financiers se manifeste lorsqu’il s’agit de critiquer les pouvoirs publics pour leur manque de courage politique sur les réformes structurelles et leur populisme électoral comme, par exemple, d’avoir créé la Banque Publique (nationale) d’Investissement plutôt que de doter la Banque Européenne d’Investissement (les systèmes financiers sont déjà dans une logique de “domestication” du fait de la crise de l’euro alors que le “plus d’Europe” est nécessaire et aurait dû être la démarche).
La question que je me pose aujourd’hui serait plutôt de comprendre pourquoi y aurait-il des investisseurs de long terme alors que tous les paramètres économiques, financiers et règlementaires poussent les investisseurs à du court-termisme ?
L’explication est très simple et se synthétise en une équation connue : le ratio de Sharpe.
S = R – r/ σ où R est l’espérance des rentabilités du portefeuille, r le taux de placement sans risque, σ et σ l’écart-type du taux de rendement du portefeuille/investissement considéré.
Du côté des entreprises, elles sont confrontées à des réalités industrielles et économiques incroyablement anxiogènes :
* Une accélération de la technologie et de l’intensité capitalistique : en 1860 les créateurs du Poney Express ont eu 20 ans pour amortir leurs (faibles) investissements avant d’être détrônés par le télégraphe et la locomotive. Kodak, qui avait pourtant accumulé un trésor de guerre dans les années 80, a mis 10 ans pour être dépassé technologiquement ; blackberry 2 ans… et qui peut dire si dans 10 ans Apple ne sera pas relégué au rang des dinosaures ? et cela alors que l’intensité capitalistique déployée doit être de plus en plus importante si l’entreprise veut se donner les moyens de réussir. Alors même qu’un pays comme la France devrait passer radicalement d’une stratégie de la Demande à celle de l’Offre et donc investir, la majorité des ETI ne prennent pas le risque d’investir plus d’une fraction de leur autofinancement et n’ont recours ni à l’endettement ni à une ouverture de leur capital dans une logique proche de “à-quoi-bon ?”.
* La gouvernance mondiale, dont les instances sont issues d’un monde autarcique post guerres mondiales, est, sauf en période de crise, très largement inefficace dans le monde globalisé où nous vivons : le dumping social, fiscal et monétaire ne peut que contraindre les entreprises à optimiser en permanence leurs centres de production et de distribution… Quitte à ce que même un champion du bien-vivre dans l’entreprise comme Apple voit des salariés de ses sous-traitants chinois se suicider…
Du côté des investisseurs occidentaux, leur problématique est tout aussi complexe, l’investisseur patient est une espèce (pourtant naturelle) en voie de disparition :
* Les courbes démographiques et l’allongement de la vie, en augmentant leurs obligations de passif, contraignent les compagnies d’assurance-vie, les caisses de retraite et les fonds de pension à raccourcir leur horizon de placement ;
La réglementation impose des contraintes qui :
– Via le mark to market quasi-généralisé en normes IFRS, réduisent le potentiel de prise de risque,
– Entrainent un panurgisme de tous les investisseurs et donc provoque les séismes qu’elle cherche à éviter.
* Les entreprises, les marchés financiers et l’économie étant mondialisés la diversification de portefeuille, un des deux piliers de la construction de portefeuille, ne fonctionne plus : la corrélation entre le CAC40 et le S&P qui était de 25% en 1985 est de plus de 80% aujourd’hui…
* Le niveau des taux d’intérêt longs est tellement bas qu’il implique un risque potentiel de perte tel que l’investisseur a le choix entre :
– Une “mort lente” à la japonaise en achetant uniquement des obligations à taux fixe à long terme : toute remontée de 1,5% des taux longs se traduira instantanément par une perte de valeur de ses obligations à 10 ans de 12 % alors que le coupon ne sera que de 2,5 %. De fait, à ce niveau de taux, le Sharpe ratio, c’est à dire l’espérance de rendement rapportée au risque de perte est significativement inférieur à 1 (en l’espèce autour de 0,2), ce qui est une situation nouvelle et fondamentalement anormale pour des obligations d’État. Cette situation est d’autant plus dramatique que face à un ratio de Sharpe significativement inférieur à 1 sur la majorité de son portefeuille, l’investisseur institutionnel est alors obligé de réduire tous les actifs (actions) qui ont naturellement un ratio de Sharpe voisin de 1. Le cercle vicieux de la mort lente est alors enclenché.
– Adopter des stratégies résolument non conventionnelles.
A ce niveau de taux longs, la loi Normale, deuxième pilier de la construction de portefeuille (en sus de la diversification d’actif et de son corollaire la frontière efficiente de Markowitz) qui régit l’ensemble des modèles statistiques de la gestion de valeurs mobilières, fonctionne de plus en plus mal. Concrètement, l’une des hypothèses centrales de l’investissement repose sur l’idée que la distribution des risques et des rendements suit une loi Normale de type Gaussienne (courbe en cloche). Cette loi est essentielle pour les investisseurs car elle permet d’investir dans différents types d’actifs choisis en fonction de l’horizon de temps. Pour simplifier, en cas de baisse de prix, le retour à la moyenne du prix serait juste une fonction du temps à attendre. D’où l’idée communément admise que si l’on bénéficie d’un horizon de temps long les actions sont le meilleur placement. Cependant, par construction statistique, plus les taux longs sont bas (et ils dirigent l’ensemble des investissements) plus les queues de distribution sont épaisses ; c’est à dire que l’investisseur subit des variations très fortes à la baisse comme à la hausse… d’où l’instabilité de l’ensemble du système et une raison supplémentaire de ne pas investir à long terme.
Au total, la première approche, (maintenir une approche traditionnelle en augmentant la part des obligations d’État), a deux grands mérites :
* Elle est suivie par le plus grand nombre et, dans une situation de crise, il vaut mieux être dans le troupeau, l’État étant alors obligé d’intervenir : mise en place de “gate” sur les sorties de capitaux, soutien financier temporaire ou définitif ; après tout les banques anglaises, bastion du capitalisme libéral, ont bien été nationalisées pendant la crise de 2008 et les déposants des banques chypriotes spoliés de l’essentiel de leurs dépôts à vue en 2013 (une première pour un système bancaire dans l’euro ; la fonction première d’une banque étant de conserver/rendre les dépôts à vue des clients) ;
* En apparence, elle est peu risquée ; elle suit les recommandations du régulateur et des autorités de contrôles prudentielles et ne peut faire l’objet de controverses en interne comme en externe !
La deuxième approche, non-conventionnelle (en réponse aux méthodes non-conventionnelles adoptées par les banques centrales depuis la crise de 2008) consiste par définition à repenser les méthodes de congruence actif-passif et fondamentalement changer la typologie comme les méthodologies de prise de risques :
Quel est le véritable besoin de liquidité compte tenu des comportements réels du passif et des modalités d’accès à des moyens de financement/liquidité en cas d’accélération brutale de la demande de liquidité ? Une fois cette question résolue, les modifications essentielles à apporter sont de plusieurs natures et se font sous contraintes de réglementation/culture du management :
* Modifier la typologie des risques pris en remplaçant le plus possible les actifs mark to market de rendement (obligation) par des actifs mark to model de rendement : immobilier de bureau, dette titrisée sans effet de levier (voire à effet de levier négatif comme la dette senior et junior immobilière) ;
* Echanger un potentiel de plus-value (actions cotées) contre du rendement très probable (i.e. acquisition de scénario gris mais non noir partant du principe que le scénario noir est désormais improbable – on a vu le soutien des états et le comportement des acteurs en 2008 et en 2011 en Europe) ;
* Utiliser l’ensemble des techniques financières pour optimiser et réduire les risques de mark to market comme de signature (CLN, swaps…) ;
* A risque financier in fine égal, rechercher les actifs financiers qui génèrent le plus de rendement courant (corporate bonds, high yield…) ;
* Utiliser les marchés financiers liquides pour ce qu’ils sont et non pas ce qu’ils ont été : allocation d’actif dynamique à court terme, recherche d’inefficiences et de méthodes de gestion d’orthogonalité (gestion alternative) par rapport à la direction ;
* Un rendement moyen supérieur étant ainsi dégagé, autrement dit un Sharpe ratio réduisant le risque enfin retrouvé, il devient dès lors possible de réinvestir une fraction de nouveau significative dans des stratégies de long terme (actions non cotées comme cotées avec une approche de gestion plus traditionnelle : brique élémentaire comme recherche d’Alpha).
Une seule certitude, les gagnants ne peuvent être ceux qui ne jouent pas. Il ne s’agit pas aujourd’hui de jouer au Loto, mais au contraire d’intégrer l’ensemble des facteurs de court et de long terme et, une fois de plus, d’accepter de modifier une méthode qui a pourtant fait ses preuves pendant les 30 dernières années, celle qui correspondait à la baisse des taux sans précédent que nous avons connu depuis 1980… Pour adopter celle de l’environnement (américain) post deuxième guerre mondiale (des taux longs à 1% et des capacités de production inadaptées au nouvel environnement économique – i.e. reconversion du complexe militaro-industriel).
C’est le défi des investisseurs comme celui plus global de nos économies développées, à charge pour les régulateurs d’inciter ce mouvement et non plus de le freiner. Cette évolution positive commence à voir le jour : le report de solvabilité 2, la sortie de la réglementation AIFM, les évolutions sur les fameux R-332-19 et 332-20 facilitant l’investissement des assureurs dans des prêts à l’économie réelle (ce qui n’est rien d’autre que de la titrisation sans effet de levier ou effet de levier négatif). De son côté, l’État accompagne le développement de l’investissement : la BPI France alloue une fraction importante de ses ressources dans les fonds de private equity plutôt que de faire de l’investissement direct (afin de faciliter l’effet de levier sur les ressources rares, i.e. les fonds propres).
Notre Président de la République déclarait récemment qu’il était celui des entreprises… bientôt il sera également, souhaitons-le, celui qui réconcilie l’économie réelle et son financement ; et si nous subissions, par malheur, une catastrophe comparable au 11 septembre 2001, peut-être ferions-nous comme les américains qui ont fait symboliquement rouvrir la bourse par les pompiers du World trade Center en sonnant la cloche à Wall Street ! la finance serait le cœur et le sang du point de vue Américain, et le diable pour les Français… la vertu est au milieu des extrêmes disait Aristote.
Plus concrètement, le rôle de l’Asset Manager, et c’est toute la démarche de La Française, est d’accompagner les investisseurs dans cet environnement radicalement nouveau. Le défi est complexe : adapter en permanence nos méthodologies de gestion sur les classes d’actifs traditionnelles – allocation flexible, stock picking, marchés émergents, risque crédit à travers le partenariat avec S&P – Private Equity avec Siparex, étendre nos compétences de gestion sur de nouvelles classes d’actifs (immobilier européen avec Forum Partners, produits structurés avec La Française Investment Solutions, hedge funds avec Morgan Stanley…). Que de défis mais quelle satisfaction que de pouvoir répondre aux besoins de ses clients !