par Philippe Waechter, directeur de la recherche économique de Natixis Asset Management
La zone Euro a changé de régime. Elle ne fonctionne plus de la même façon et le regard porté sur elle a également beaucoup évolué. Pour percevoir cette rupture, il suffit d'observer la dynamique des marchés financiers des différents pays de la zone. Depuis la création de la zone Euro, les taux d'intérêt sur les obligations d'Etat des pays membres évoluaient de manière homogène avec des écarts réduits et stables dans le temps. Il peut désormais y avoir des divergences durables entre les taux des obligations d'Etat ou d'autres indicateurs financiers (CDS) et elles sont particulièrement marquées depuis l'automne 2008.
Si les taux d'intérêt sur les obligations de l'Etat allemand restent très bas, il n'en est pas de même pour la Grèce, l'Irlande ou encore l'Espagne. Les PIIGS (pour Portugal, Irlande, Italie, Grèce et Espagne) ont en effet des taux d'intérêt élevés qui ne reflètent pas le net mouvement de repli constaté sur les taux monétaires européens. C'est cette « scission » en deux régimes distincts qui est aujourd’hui problématique.
Réminiscences du SME ?
Une telle divergence et de telles tensions ne sont pas sans rappeler celles observées dans le système monétaire européen (SME) avant l'arrivée de l'Euro. Lors d'un choc négatif pour l'Europe, les positions des investisseurs se polarisaient. Le mark allemand était perçu comme solide alors que la lire italienne, la peseta espagnole ou le franc français pouvaient être violemment attaqués.
Dans ce système, la monnaie allemande constituait le repère, l'élément invariant des européens alors que les autres monnaies pouvaient faire l'objet de vagues spéculatives parfois très intenses qui provoquaient des dévaluations spectaculaires. Ces périodes étaient propices à un rééquilibrage des positions concurrentielles, conséquence de politiques monétaires différenciées entre les membres du SME. Ces situations extrêmes permettaient aussi de valider la volonté pour chaque Etat de stabiliser sa monnaie. Si ce jeu était complexe, il avait l'avantage de révéler la crédibilité de la stratégie menée par chaque Etat.
Quatre sources majeures de tensions Aujourd'hui, les tensions constatées entre les membres de la zone Euro reflètent quatre éléments distincts. Certains sont assez proches de ceux qui justifiaient les phases de spéculation du SME et le rééquilibrage qui s’ensuivait, mais d'autres sont plus spécifiques à la situation du moment. L'ensemble génère la perception d'une plus grande hétérogénéité du Vieux Continent.
1. Des modèles de croissance qui ne fonctionnent plus de la même façon.
L'Espagne et l'Irlande, dont la croissance dépendait très fortement de la dynamique du secteur immobilier, se retrouvent fragilisées depuis le retournement de ce marché. En d'autres termes, les facteurs spécifiques qui nourrissaient la croissance de certains pays ont disparu, provoquant des interrogations sur la forme qu'elle pourrait revêtir pour les années à venir. Cela n'est pas neutre sur l'évolution des finances publiques. Ainsi, si la croissance soutenue permettait auparavant d’avoir un équilibre satisfaisant sur le budget de l'Etat, ce préalable ne fonctionne plus.
2. Des interrogations sur la fragilité du système bancaire de certains pays et sur la nécessité de voir les autorités intervenir pour y remédier.
Ces interventions ont nécessairement un coût élevé pour les finances publiques. L'Irlande pourrait se retrouver dans ce cas, mais d'autres pays tels que l'Autriche sont aussi fragilisés.
3. L’hétérogénéité des marges de manœuvre budgétaires et de la crédibilité de chaque gouvernement à rééquilibrer ses propres finances publiques.
En Espagne par exemple, on voit que les sources de la croissance se modifient en profondeur avec les difficultés que rencontre l'immobilier. Les finances publiques en seront durablement affectées et les marges de manoeuvre réduites. En Irlande, aux problèmes de l'immobilier s'ajoutent la fragilité du secteur bancaire et la nécessité d'intervention des pouvoirs publics. Le déficit budgétaire dérape, engendrant des questions nouvelles sur la manière dont le pays va évoluer dans les années à venir. Dans d'autres pays européens, la crédibilité budgétaire est également insuffisante car, durant les phases hautes du cycle économique, les comptes publics sont restés dégradés avec un solde budgétaire important. Ces pays n'ont pas de marge de manœuvre car leur croissance passée était généralement conditionnée par celle de la zone Euro. C'est le cas de la Grèce ou du Portugal, pays pour lesquels la croissance courante est faible mais dont "l’histoire" budgétaire manque de crédibilité. En fait, ces pays sont pénalisés par l'absence de réformes lorsque la situation économique était plus saine. Et ils n'ont pas la capacité à relancer leur croissance (sauf à accroître encore davantage leur déficit public). C'est cette conjecture qui préoccupe les intervenants sur les marchés.
4. Quelques pays en difficulté et c'est toute la construction européenne qui souffre.
L'appartenance à la zone Euro est contraignante car elle ne permet pas d'ajustement par la monnaie. Il faut donc trouver une compensation pour redonner des degrés de liberté à chaque pays.
Or, dans l’édifice européen tel qu’il a été construit, de telles recettes n'existent pas : il n'a pas été explicitement envisagé qu'un pays en difficulté nécessite la mise en place de procédures d’aide exceptionnelles. La BCE ne peut pas aider directement (sauf à baisser ses taux d'intérêt) et la Commission Européenne n'a pas non plus la capacité à intervenir de la sorte. Si quelques solutions sont envisagées et envisageables, notamment via la Banque Européenne d'Investissement, aucune décision n'a été prise pour l'instant. Cette impasse est bien un des facteurs qui accentue les tensions au sein de la zone Euro.
Conclusion
La zone Euro subit actuellement sa première crise de grande ampleur et n'a pas, à disposition immédiate, les moyens de la traiter. Cela met en lumières deux aspects importants :
– tout d’abord, la nécessité d'un approfondissement politique au-delà d’une union simplement économique.
Cette critique est ancienne et avait émergé particulièrement lors de la création de la monnaie européenne. La référence à l'Union Latine qui avait échoué à la fin du 19ème siècle par manque d'une composante politique solide fut maintes fois évoquée.
Des solutions politiques doivent donc être élaborées pour faire face aux crises de grande ampleur. Mais l'équilibre des pouvoirs au sein de la zone Euro risque alors d'être profondément modifié car les solutions qui seront apportées à la situation actuelle conditionneront la crédibilité de l'ensemble de la zone.
– de plus, avec l’apport de nouvelles réponses, la zone Euro doit éviter de donner l’image d’une union dont les membres puissent trouver avantageux de sortir. Il faut surtout empêcher les observateurs de s’imaginer qu'elle puisse se désagréger sous l’effet de manœuvres.
La crise actuelle doit être donc perçue comme une opportunité pour renforcer la construction politique autour de l'euro. C'est un challenge dont l'issue fera, ou pas, de l'Europe un acteur majeur du monde de demain.