Marchés émergents : élargissement des déséquilibres

par Maarten-Jan Bakkum, GEM Equity Strategist chez ING IM

Dans notre précédent Emerging Equity Markets Monthly (EEMM) publié en mars, nous nous étions penchés sur l’impact négatif du nouvel assouplissement quantitatif agressif du Japon sur la croissance et les devises asiatiques. Nous avions identifié la faiblesse du yen japonais comme un facteur négatif majeur pour les actions émergentes. Nous sommes toujours d’avis que la perte de compétitivité de l’Asie émergente en raison de l’affaiblissement du yen restera un frein pour les performances des actions des marchés émergents au cours des prochains trimestres.

Parallèlement, nous ne pouvons pas ignorer que la nouvelle politique monétaire japonaise a ravivé l’enthousiasme des marchés en ce qui concerne la croissance de la liquidité mondiale. L’exemple japonais devrait inciter la BCE, la BoE, ainsi que des banques centrales de pays émergents à mener également une politique plus agressive. Si les marchés continuent à anticiper un renforcement de l’assouplissement quantitatif à l’échelle mondiale, les flux vers les actifs au rendement plus élevé, comme les obligations des marchés émergents, devraient augmenter à nouveau en dépit des spreads peu élevés et de la détérioration des fondamentaux macroéconomiques. Ceci constitue probablement le principal risque en ce qui concerne notre position négative à l’égard des actions des marchés émergents.

Dans cet EEMM, nous expliquons pourquoi nous pensons que les marchés émergents continueront à moins bien performer que les marchés développés au cours des prochains trimestres. Nous identifions quatre arguments majeurs : la tendance négative de la croissance relative (sur le plan tant économique que des bénéfices, l’élargissement des déséquilibres macroéconomiques et la dépendance accrue des flux d’investissement, notre attente d’un ralentissement substantiel de la croissance chinoise à partir du troisième trimestre, et la pression du yen faible sur la croissance et les devises asiatiques. Après avoir avoir traité ces deux derniers points le mois passé, nous consacrons l’EEMM de ce mois au repli de la croissance et à l’élargissement des déséquilibres.

Repli de la croissance

Après une nouvelle série de mesures de stimulation économique de la Chine au deuxième trimestre de l’année passée, l’ensemble du monde émergent semblait bien positionné pour tirer profit d’une reprise cyclique. Lorsqu’un trimestre plus tard, les indices PMI américains et européens ont commencé à s’améliorer et que les données économiques ont montré des signes d’amélioration dans plusieurs grands marchés émergents, les investisseurs se sont positionnés pour une reprise de l’ensemble de l’univers émergent. Les actions émergentes ont nettement mieux performé que les actions des marchés développés de septembre à décembre.

Cette année, la croissance a toutefois arrêté d’accélérer. Dans de nombreux pays, elle a même commencé à se replier. Notre indicateur de croissance pour les marchés émergents, qui mesure la tendance de la croissance à trois mois pour les 12 principales économies émergentes, est clairement orienté à la baisse depuis la deuxième semaine de janvier. Au cours de ces dernières semaines, la tendance négative s’est renforcée (voir graphique ci-dessous). Le nombre de pays dont la croissance se dégrade augmente rapidement. Actuellement, seuls deux pays – l’Indonésie et Taiwan – affichent encore une tendance positive.

C’est une combinaison de facteurs exogènes et endogènes qui pèse sur la croissance des marchés émergents. Les principaux facteurs exogènes négatifs sont la très faible demande européenne et la demande décevante de la Chine. La croissance du commerce mondial a été de près de 2% (en volume) au cours des 12 derniers mois et ne devrait plus approcher la moyenne de 8% enregistrée avant et après la crise de 2008. La faiblesse de la croissance du commerce mondial affecte essentiellement la croissance des économies ouvertes d’Asie de l’Est.

Les facteurs endogènes négatifs concernent davantage le long terme et n’expliquent pas le repli de la croissance économique au cours de ces derniers mois. Ces facteurs prennent toutefois de plus en plus d’importance. Ils expliquent déjà pourquoi la croissance de la demande domestique du monde émergent – en particulier la croissance des investissements en actifs fixes – a ralenti au cours de ces dernières années. Les principaux facteurs endogènes négatifs sont les rigidités sur le marché du travail, la hausse des incertitudes sur le plan réglementaire, les augmentations d’impôts, l’intervention accrue de l’État dans l’économie en général, la hausse de l’endettement des ménages et du secteur public et la piètre exécution des programmes d’investissements en infrastructure.

Alors que nous considérons actuellement le Mexique comme la seule exception crédible, nous ne distinguons pas de signes suggérant de nouvelles réformes structurelles ou une amélioration du climat d’investissement dans le monde émergent à brève échéance. Ceci signifie que l’érosion de la croissance de la demande domestique des marchés émergents devrait se poursuivre au cours des prochaines années.

En raison de l’intervention accrue de l’État dans l’économie, la pression sur les bénéfices des sociétés augmente. La rentabilité des sociétés émergentes a diminué au cours des cinq dernières années. Nous pouvons considérer ceci comme une tendance structurelle en comparaison surtout de la dynamique des marchés développés. Plus tactiquement, le ratio entre les révisions bénéficiaires à la hausse et à la baisse des marchés émergents se détériore rapidement par rapport à celui des marchés développés depuis le début de l’année. Actuellement, ce ratio est proche de son plancher des 10 dernières années.

Elargissement des déséquilibres

Notre argument d’un élargissement des déséquilibres macroéconomiques au sein des marchés émergents n’est pas populaire. Lorsque nous parlons à des collègues, à des clients ou à d’autres personnes intéressées par les marchés émergents, nous sommes souvent contredits sur ce point. La perception générale est en effet que les indicateurs macroéconomiques du monde émergent sont beaucoup plus sains que ceux des États-Unis, d’Europe ou du Japon. Et que les pays émergents disposent par conséquent d’un important potentiel d’accélération de la demande domestique. Nous ne sommes pas de cet avis. De plus en plus de signes indiquent que la croissance de la demande domestique du monde émergent a atteint ses limites. Passons en revue nos trois principales préoccupations.

Tout d’abord, au cours de ces dernières années, la croissance de la consommation et des investissements a été financée de plus en plus par le crédit. La Chine en est un bel exemple : au cours des cinq dernières années, l’endettement total de l’économie a augmenté de près de 60 (!!!) points de pourcentage. D’autres exemples sont l’Inde, où la dette publique a tant augmenté que les paiements d’intérêts représentent déjà 30% des dépenses totales, et la Corée du Sud, où la dette des ménages atteint 160% du revenu disponible.

Deuxièmement, les pays qui ont instauré des politiques visant à faire participer la population la plus pauvre à la croissance économique – l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud sont ici les meilleurs exemples – sont maintenant confrontés à une inflation élevée et persistante. Ceci est imputable aux modifications rapides des préférences des consommateurs, en particulier sur le marché alimentaire, alors que les changements au niveau de la production et des canaux de distribution sont lents en raison de l’intervention de l’État et des infrastructures déficientes. Il s’agit d’un problème majeur car ceci montre qu’une rapide croissance de la consommation n’est possible que si le secteur des entreprises bénéficie d’un climat d’investissement sain. Dans les exemples de l’Inde, du Brésil et de l’Afrique du Sud, on a observé globalement une hausse de l’intervention de l’État dans l’économie et une croissance décevante des investissements.

Troisièmement, la combinaison de politiques économiques souples et d’une faible croissance du commerce mondial a entraîné une nette détérioration des comptes courants des marchés émergents. Pour l’ensemble du monde émergent, la balance courante est aujourd’hui plus ou moins en position neutre, alors qu’elle affichait un surplus de 4% il y a seulement cinq ans (voir graphique ci-dessus). Parmi les 16 principales économies émergentes, 8 affichent un déficit supérieur à 3% du PIB. Jusqu’à présent, le financement de ces déficits n’a guère posé problème, bien que la faiblesse de la devise dans certains pays en déficit, comme l’Afrique du Sud et l’Inde, révèle qu’en dépit de la croissance élevée des liquidités mondiales, il est devenu plus difficile d’attirer des capitaux étrangers.

La contraction des réserves de devises étrangères des pays émergents constitue un autre signe indiquant que les vulnérabilités augmentent pour un groupe croissant d’économies émergentes. Ceci est la conséquence directe de la détérioration des comptes courants, mais aussi de la diminution des investissements étrangers directs et des flux de capitaux investis en actions. Jusqu’à présent, seuls les flux de capitaux investis en obligations sont restés solides.

Cette tendance est toujours alimentée par l’assouplissement quantitatif agressif dans le monde développé et la quête de rendement qui en résulte au niveau des investisseurs mondiaux. Il est néanmoins préoccupant que le monde émergent dépende de plus en plus de capitaux spéculatifs misant sur les différentiels de taux pour leur financement externe.

Le pays ayant récemment affiché la dynamique la plus négative en matière de réserves de devises étrangères est l’Indonésie. Depuis l’été 2011, lorsque les flux vers les marchés émergents ont commencé à se détériorer, la banque centrale indonésienne a dépensé chaque mois 1 milliard de dollars pour éviter une dépréciation de la rupiah. En dépit des abondantes liquidités mondiales, la rupiah est sous pression en raison de la rapide détérioration de la balance courante – qui est passée d’un modeste surplus à la fin de 2011 à un déficit de plus de 3% aujourd’hui – et des craintes accrues des investisseurs en ce qui concerne la politique économique.

Un an avant d’importantes élections générales, les autorités poursuivent leur politique de maximisation de la croissance impliquant une politique monétaire très souple avec des taux d’intérêt réels négatifs et un maintien des généreux subsides dans le domaine de l’énergie. Compte tenu de la dégradation de la balance courante et d’une inflation déjà supérieure à l’objectif maximal de la banque centrale de 5,5%, la politique actuelle devrait être sérieusement corrigée. Comme nous ne prévoyons pas de changement radical de la politique indonésienne au cours d’une année pré-électorale, les pressions sur la devise devraient persister. Selon nous, la banque nationale continuera à intervenir sur les marchés des changes afin d’éviter une substantielle dépréciation de la rupiah qui propulserait l’inflation à la hausse et pousserait les taux réels encore davantage en territoire négatif.

Cette stratégie est risquée. Une nette contraction des réserves de devises étrangères en période de liquidités mondiales abondantes est préoccupante. Elle témoigne de la gravité de la situation. Elle rend également le pays plus vulnérable. Il y aura un moment où les doutes quant à la direction de l’assouplissement quantitatif dans les marchés développés referont surface. Les flux vers les marchés émergents pourraient alors diminuer considérablement et la pression sur la rupiah pourrait devenir trop forte pour que la banque centrale indonésienne puisse la contrer.

Selon nous, l’Indonésie est l’un des meilleurs exemples d’un pays où l’élargissement des déséquilibres macroéconomiques et le manque de réformes structurelles rendent le taux de croissance actuel de la demande domestiques intenable.

Grâce à de bonnes bases lorsque les indicateurs macroéconomiques ont commencé à se détériorer – l’Indonésie a un rapport dette/PIB de 30% et les crédits au secteur privé ne représentent que 35% du PIB –, la probabilité d’une sévère crise de la balance des paiements ou du système financier n’est pas élevée. Néanmoins, la politique économique devra être adaptée à un moment donné pour diminuer les besoins de financement externe. Espérons que les autorités pourront prochainement réduire les subsides énergétiques. Ceci serait un bon début. Cela réduirait le risque de problèmes de la balance des paiements à un stade ultérieur. Le revers de la médaille est que des prix du carburant plus élevés affecteraient le revenu disponible et propulseraient l’inflation à la hausse. À court et à moyen terme, ceci comprimerait dès lors la consommation des ménages.

Le cas de l’Indonésie montre que les risques sont davantage baissiers que haussiers pour la croissance de la demande domestique du monde émergent, même dans des pays où l’endettement est faible. On peut expliquer la récente sous-performance des actions émergentes par la détérioration des perspectives de croissance des marchés émergents vis-à-vis des marchés développés. Nous pensons toutefois aussi que la perception générale de la croissance de la demande domestique des marchés émergents est toujours trop positive. L’élargissement des déséquilibres pèsera sur la croissance future. Dans certains pays, tels que le Brésil et l’Inde, ceci se produit déjà. Dans d’autres, comme l’Indonésie ou la Chine, un ralentissement de la croissance s’annonce à l’horizon.

Conclusion

Le regain d’enthousiasme à propos de la croissance de la liquidité mondiale après le changement de cap radical de politique monétaire japonaise a soutenu les investissements en obligations des marchés émergents. Étant donné que d’autres flux ont fortement diminué au cours des deux dernières années, les marchés émergents sont plus dépendants des flux de capitaux spéculatifs misant sur les différentiels de taux. Ceci est inquiétant, d’autant plus que les besoins de financement externe du monde émergent augmentent.

L’élargissement des déficits courants, l’inflation persistante et la hausse de l’endettement, surtout en Asie, combinés à la plus grande dépendance vis-à-vis des investissements en obligations rendent les marchés émergents plus vulnérables. Selon nous, la croissance de la demande domestique du monde émergent devra décélérer, soit via une politique proactive, soit via des ajustements des taux de change initiés par les marchés.

Ceci est la principale cause de la médiocre performance des actions émergentes. Le ralentissement structurel en Chine et la pression du yen faible sur la croissance et les devises asiatiques sont d’autres raisons nous incitant à penser que la sous-performance actuelle des marchés émergents va se prolonger.