BCE : suivez le guide

par Frederik Ducrozet et Luca Jellinek, économistes au Crédit Agricole

• Fait sans précédent pour la BCE, Mario Draghi a fourni des indications plus expli-cites sur l'évolution future des taux direc- teurs qui resteront bas « pour une période de temps prolongée ». Cette forme de « forward guidance » (guidage des anticipations) a été adoptée à l'unanimité, ce qui renforce la crédibilité de l’annonce et son impact sur le marché.

• De nouvelles mesures restent possibles, y compris une baisse des taux ou un assouplissement des conditions de liquidité, en fonction des développements économiques et financiers, mais la communication devient de facto le principal outil de politique monétaire de la BCE. Ce changement introduit par ailleurs de nouvelles marges de manœuvre pour la BCE qui pourraient encore surprendre à l'avenir.

• La réponse des marchés (baisse des taux, des spreads périphériques et de l’euro) devrait s'inscrire dans la durée. Mario Draghi et la BCE renouant avec l'approche « whatever it takes », la perception du risque devrait être revue à la baisse.

Le guidage des anticipations, une révolution pour la BCE

L'analyse de la BCE sur la situation économique en zone euro n'a pas radicalement changé en un mois. La récente amélioration des indicateurs avancés est mentionnée, mais les risques pesant sur l'activité restent orientés à la baisse. Le resserrement des conditions monétaires et financières globales est cité comme un facteur supplémentaire venant s’ajouter aux risques existants. Par ailleurs les risques pesant sur la stabilité des prix sont perçus comme « encore » globalement équilibrés, une « certaine volatilité » étant attendue sur l'inflation dans les mois à venir. En un mot, la BCE conserve un biais baissier conditionnel. Une nouvelle (et dernière) baisse du principal taux de refinancement est possible si les perspectives macro-économiques venaient à décevoir. Le Conseil des Gouverneurs a de nouveau eu une « discussion approfondie » sur l'éventualité d'une baisse de taux, M. Draghi ajoutant que « 0,50% n'est pas un taux plancher ».

Mais si la BCE a créé la surprise, c’est par une communication plus agressive portant sur l'évolution future des taux directeurs – nous nous attendions à ce que la BCE aille dans ce sens, mais pas aussi rapidement. L'objectif a été énoncé très clairement par Mario Draghi lui-même : « nous avons introduit un biais baissier sur les taux ». La phrase-clé du communiqué est : « Le Conseil des Gouverneurs s'attend à ce que les principaux taux directeurs de la BCE restent à leurs niveaux actuels ou à des niveaux inférieurs pour une période de temps prolongée ». De nombreuses questions restent en suspens, mais cette annonce constitue une rupture importante vis-à-vis de la position historique de la BCE qui consistait à « ne jamais s'engager à l'avance ».

Trois conséquences pratiques du guidage des anticipations

Bien que sa communication n'aille pas aussi loin que les objectifs quantitatifs de la Fed, le guidage des anticipations adopté à l'unanimité par la BCE constitue donc un changement majeur dans la conduite de la politique monétaire en zone euro. Les anticipations implicites du marché monétaire avant la conférence de presse ne suggéraient aucun relèvement des taux avant le premier semestre 2015 (voire pas avant la fin 2015 en prenant des hypothèses réalistes sur l’évolution de l’excès de liquidité).

À cet égard, le guidage des anticipations pourrait sembler superflu pour les marchés. En réalité, l'annonce-choc d'hier nous indique que sous l’impulsion de « Super Mario », le Conseil des Gouverneurs fait évoluer petit à petit la BCE sur le terrain d'une politique monétaire innovante et expérimentale, sur les traces de la BoE, de la Fed, de la BoJ, etc. Les membres de la BCE feront tout ce qui sera nécessaire pour éviter l0a9:d00é:f0l0ation1e0:t0t0o:0u0t aut1re1:0s0c:0é0nario12in:0d0é:0s0irabl1e3.:0C0e:0u0x qui craignent que la BCE s'interdira de mettre en œuvre telle ou telle mesure parce que l'Allemagne s’y opposera, ou parce que le Traité l’interdit, devraient se rappeler de ce qui s'est passé fin juillet 2012 et début juillet 2013. La première conséquence de l’annonce de la BCE est un regain d'appétit pour le risque et de confiance des investisseurs dans un environnement toujours difficile, au Portugal, en Grèce et ailleurs en zone euro. Difficulté supplémentaire, les développements aux États-Unis auront également un impact important sur les décisions de la BCE, au moins indirectement par le biais des conditions de marché.

Deuxième conséquence : la BCE restera flexible, car le degré d'assouplissement et la granularité de sa communication pourront être ajustés si nécessaire. Les trois variables sur lesquelles reposeront ses décisions sont l'inflation, la croissance économique et les agrégats monétaires, en ligne avec la stratégie à deux piliers de la BCE. Or, malgré les premiers signaux d'amélioration de l’activité, la reprise reste incertaine et fragile en zone euro, y compris dans les pays du Nord. Le graphique ci-dessous illustre des trajectoires de croissance simplifiées basées sur l’évolution des indices PMI. Si la tendance récente se poursuit, la croissance du PIB pourrait rapidement atteindre des niveaux plus confortables et la BCE se garderait alors probablement d'agir. Il suffirait toutefois de peu de choses pour que ces espoirs de reprise soient de nouveau balayés : même des indices PMI stables ne seraient pas suffisants pour sortir durablement de récession. Si la croissance, l'emploi ou le crédit venaient à décevoir, la BCE réagirait, en commençant probablement par une baisse du principal taux de refinancement.

Dans le même temps, la BCE s'est également engagée à «favoriser la stabilité du marché monétaire ». Ce dernier commentaire, ajouté au dernier communiqué, nous laisse penser que de nouvelles mesures ciblées d’assouplissement des conditions de liquidité restent à la fois souhaitables et probables, notamment parce que de nombreux membres de la BCE estiment depuis longtemps que le pilotage de la BCE s'exerce en grande partie (voire essentiellement) au travers des mesures facilitant l'accès à la liquidité. Dès lors, nous n'excluons pas un nouvel ajustement des règles d’utilisation des collatéraux (réduction des décotes sur les actifs non échangeables, notamment), voire de nouvelles opérations de refinancement à très long terme (LTRO de maturité d'au moins trois ans) visant spécifiquement des titres garantis par des prêts aux PME et des créances privées titrisées. La BCE revoit habituellement le cadre général de gestion des collatéraux durant l'été, ce qui pourrait l’amener à faire de nouvelles annonces concrètes d’ici l'automne.

Troisième conséquence du changement de communication de la BCE : des incertitudes subsistent quant à la portée exacte de l'engagement de la BCE. Cette dernière n’a pas fourni beaucoup de « guidance » sur cette nouvelle « forward-guidance » à ce stade. Répondant à une question portant sur la durée pendant laquelle la BCE maintiendra des taux bas (ou plus bas) en pratique, Mario Draghi a répondu « qu'une période prolongée est une période prolongée. Ce n'est pas six mois, ce n'est pas douze mois, c'est une période prolongée ». Est-ce plus de douze mois, voire davantage encore ? Mario Draghi pourrait être amené à se montrer plus explicite à l'avenir si les marchés le poussent dans ce sens-là. Par ailleurs, le marché pourrait considérer que la BCE n'utilisera jamais de cibles numériques et nous serions enclins à le penser également pour l'instant, mais l'importance donnée à la communication plutôt qu'aux décisions concrètes (et aux autres mesures non-conventionnelles) introduit également de nouvelles marges de manœuvre pour la BCE qui pourraient encore surprendre à l'avenir.

Que pourrait-elle faire de plus ? Les commentaires des membres de la BCE suggèrent que celle-ci est réticente à adopter une version plus explicite de guidage des anticipations basé sur des objectifs quantitatifs ou un engagement clair sur la première hausse de taux comme l’a fait la Fed. L’expérience de cette dernière pourrait cependant fournir une référence pour ceux qui anticipent de nouvelles innovations du côté de la BCE. La Fed s’est engagée au maintien des taux à des niveaux exceptionnellement bas « pour une période de temps prolongée » pour la première fois en mars 2009. Elle a ensuite précisé son calendrier à partir d'août 2011 en s'engageant sur des dates précises, qui ont évolué au fil du temps. La Fed est enfin passée à des seuils numériques en décembre 2012, en adoptant des objectifs quantitatifs sur le chômage et l'inflation. Cela ne signifie pas que la BCE suivra l'exemple de la Fed, compte tenu des différences économiques et institutionnelles entre les deux régions, mais à l'avenir le marché pourrait néanmoins chercher à obtenir des clarifications similaires, en particulier si les conditions monétaires et financières en zone euro se durcissaient au point de ne plus être en ligne avec le réglage monétaire de la BCE. Dans ce cas, la BCE pourrait toujours aller plus loin dans sa stratégie actuelle en modifiant à nouveau sa communication sans s'engager sur des objectifs quantitatifs. Elle pourrait, par exemple, adopter un guidage conditionnel des taux (basé sur différents scénarios d'inflation, d'anticipations d'inflation, de croissance, de chômage, de crédit, etc.) ou, plus probablement, un guidage conditionnel des conditions de liquidité.

L'impact de la décision de la BCE sur le marché devrait être durable

Quelles sont les conséquences à court et moyen terme du retour en force de « Super Mario » ? Il paraît clair que le changement à long terme de la politique monétaire dont nous avons eu un avant-goût le 4 juillet ne fera pleinement sentir ses effets qu'avec le temps, mais l'intervention de Draghi n'en a pas moins eu un impact significatif sur les marchés.

  • Évolution des taux. La baisse des taux déclenchée par l'annonce inattendue du guidage des anticipations a été importante. Jeudi en fin de journée, le taux cinq ans était en repli de 8 à 11 pdb sur la journée et le taux cinq ans dans cinq ans baissait d'environ 5 pdb. Tout d'abord, sur un plan psychologique, le fait que la BCE prenne des mesures pour contrer la forte montée des taux en euro (montée clairement prématurée d'un point de vue macro-économique) est de nature à faire baisser les taux. Ensuite, l'évocation directe d'un biais baissier sur l'évolution des taux a, bien évidemment, aussi son importance. La tendance marquée à la hausse des taux qui avait commencé début mai a été stoppée net. Tant que les taux de marché s'établiront au-dessus des résistances établies mi-juin, le mouvement de hausse des taux n'aura pas complètement disparu, mais il a clairement été ébranlé.
  • Volatilité. Une conséquence objective du guidage des anticipations, indépendamment de sa vulnérabilité face des changements effectifs de la situation macro-économique et des conditions monétaires, devrait être une baisse de la volatilité implicite à court terme, laquelle avait augmenté partout dans le monde lorsque le discours de la Fed sur la réduction de ses achats d'actifs avait mis les nerfs des marchés à rude épreuve. Une baisse de la volatilité implicite (et réalisée) serait une bonne nouvelle pour les maturités intermédiaires de la courbe.
  • Périphérie. Sur le thème du «whatever it takes », nous estimons que la BCE s'est montrée très flexible et innovante afin d'éviter un nouveau désastre « à la grecque » provoqué par des demi-mesures et des carences politiques. À terme, cela augure d’une sortie possible du Portugal de son pro- gramme d'aide, avec l’aide potentielle de mesures d’accompagnement, à conditions que la situation politique se normalise. Plus généralement, la réunion de la BCE du 4 juillet a clairement été favorable à la périphérie.

NOTES

  1. Dans un discours prononcé en janvier, Peter Praet, membre du Directoire et chef économiste de la BCE, a évoqué plusieurs modes possibles de communication, mais ses principales conclusions avaient été que (1) "prendre des engagements sur l'évolution de la politique monétaire ne serait pas la manière la plus efficace de parvenir à [une distribution plus équilibrée d'une liquidité extrêmement abondante]" et que (2) "la politique et les outils actuels de la BCE sont suffisants pour lutter de manière décisive et efficace contre la crise". Plus tard, Peter Praet, Jörg Asmussen, Benoit Coeuré et Mario Draghi, entre autres, ont fait d'autres commentaires sur les différentes politiques de communication possibles, affirmant en substance qu'il ne serait ni approprié ni facile de les appliquer aux économies et secteurs bancaires fragmentés de la zone euro.

Retrouvez les études économiques de Crédit Agricole