Sur la ligne de crête entre reprise cyclique et poursuite des ajustements structurels

par Antoine De Salins, Directeur des Gestions de Groupama AM

L’année qui débute 2014 devrait marquer un rebond de la croissance mondiale (autour de 3.5%) en provenance du monde développé. Celui-ci reste néanmoins vulnérable à tout nouveau choc car le processus de désendettement y a relativement peu progressé, notamment dans le secteur public. Aucune économie développée n’est sur une trajectoire assurée de baisse des ratios d’endettement. Ces économies ne disposent pas encore d’un « coussin budgétaire » leur permettant de faire face à un nouveau choc.

Les marchés devraient, néanmoins, continuer à retenir le « verre à moitié plein » plutôt que le « verre à moitié vide » pour les raisons suivantes : Dans ce contexte de croissance et de politiques monétaires toujours accommodantes, notre stratégie d’investissement reste favorable aux actifs risqués (spreads de crédit souverains périphériques, spreads de crédit notamment ceux des financières, marchés d’actions), et ce d’autant plus que nous anticipons une remontée seulement progressive des taux longs. Ainsi, la croissance devrait être suffisante pour alimenter la perception de croissance et l’idée que les prix des actifs sont cohérents avec les fondamentaux.

1- Au-delà de la performance exceptionnelle des actifs risqués, l’année qui vient de s’achever nous conduit à tirer cinq enseignements qu’il convient de garder à l‘esprit pour l’année qui débute.

1.1 La croissance est durablement décevante pendant un ajustement important des bilans : force est de reconnaître que si la crise a été in fine plus profonde que prévu et la reprise globalement plus décevante qu’attendu, cela semble caractéristique d’un environnement de déflation des bilans. De ce point de vue, nous faisons partie du camp de ceux qui pensent qu’on ne doit pas sous-estimer le « debt overhang » ;

1.2 «Quand la conjoncture va, tout va» : clairement, la perception d’un point bas conjoncturel et a fortiori d’une reprise – même lente – conduit les marchés à voir le “verre à moitié plein” au lieu du “verre à moitié vide”. La croissance ou l’illusion de croissance conduit à sous-pondérer les difficultés structurelles. Ainsi, les aléas politiques européens ont été des non événements en 2013 alors qu’ils avaient fortement alimenté les volatilités un an plus tôt ;

1.3 « Don’t fight the Fed and… any central bank » : les banques centrales restent les acteurs les plus crédibles, et quand elles « reprennent la main » – comme ce fut le cas l’an passé alternativement avec la BoJ, la Fed et la BCE – cela reste un soutien important aux actifs risqués. La seconde devrait maintenir sa politique des « petits pas » et finaliser le tapering au quatrième trimestre 2014. Mais avec beaucoup de pragmatisme dans un sens ou l’autre en fonction d’une baisse des indicateurs d’inflation ou de chiffres macroéconomiques positifs conduisant les marchés à se poser par anticipation et brutalement la question du calendrier et de l’enveloppe de resserrements monétaires.

La BCE quant à elle n’hésitera pas à agir immédiatement si la perception d’inflation se dégrade et signale la menace d’un processus déflationniste. Elle sera alors dans son mandat de « stabilité des prix » si bien qu’il n’y aura aucun tabou dans les instruments monétaires. De ce point de vue, nous considérons que le « Put Draghi » a repris de la valeur temps depuis novembre 2013

1.4 L’effet-richesse fonctionne encore et toujours dans les pays anglo-saxons : les politiques monétaires ultra-accommodantes ont fortement contribué à la reflation des actifs financiers et immobiliers. Ce faisant, elles ont permis la revalorisation du patrimoine des ménages et ainsi soutenu la consommation dans les économies sensibles à l’effet- richesse (États-Unis et Royaume-Uni) ;

1.5 Le cycle financier des pays émergents dépend de celui des pays développés : l’été dernier a rappelé que les conditions financières dans les pays émergents étaient très imbriquées avec les décisions de politique monétaire aux États-Unis. La perspective de resserrement monétaire de la Fed constitue un facteur déstabilisant pour les pays émergents.

2- L’économie mondiale reste durablement vulnérable

Le processus d’ajustement des bilans et de désendettement – public et privé – n’est pas achevé. Et il sera d’autant plus long que les perspectives de croissance doivent être durablement revues à la baisse.

En effet, le redémarrage conjoncturel se caractérise, pour le moment, par une faible reprise de l’investissement des entreprises (singulièrement aux États-Unis). Et ce «retard d’investissement» entraîne un appauvrissement du capital physique et humain qui pèse inéluctablement sur la productivité des facteurs et donc in fine sur le potentiel de croissance. S’agissant respectivement des processus de désendettement public et privé :

  • quasiment toutes les économies développées sont fortement endettées ; et si les ratios de dettes publiques rapportées au PIB se stabilisent, aucune de ces économies n’est sur une trajectoire baissière affirmée. S’agissant de la Zone euro, la détente des taux longs périphériques constitue une bonne nouvelle mais elle n’est toujours pas suffisante pour permettre le désendettement sauf à imaginer des efforts structurels hors de portée, soit parce que la croissance n’est pas suffisamment auto-entretenue, soit parce que cela déstabiliserait les contextes politiques et sociaux. Ainsi, il convient de se convaincre que les « falaises budgétaires» sont autant devant nous, que derrière ;
  • en zone euro, que ce soit pour les ménages ou les entreprises, l’ajustement des bilans reste timide, singulièrement en Espagne et au Portugal. Aux États-Unis, les entreprises se sont réendettées, profitant du bas niveau des taux d’intérêt pour modifier la structure de leur capital; si les ménages américains ont incontestablement réduit le poids de leur endettement, rien ne permet toutefois de conclure que celui-ci est anormalement bas.

A cet environnement où des forces déflationnistes sont à l’œuvre, s’ajoute un contexte international moins porteur avec le ralentissement annoncé des économies émergentes. Beaucoup d’entre elles ont révélé l’an passé les limites de leur modèle de développement (l’excès de consommation au Brésil, les goulots d’étranglement en Inde, et les surcapacités dans certains secteurs en Chine).

Au total, l’économie mondiale est durablement vulnérable à tout nouveau choc (hausse du prix des matières premières et/ou tension forte des taux) qui provoquerait un nouvel ajustement cyclique. Le risque de retour en récession reste toutefois faible pour le moment eu égard l’absence de sur- stockage. Mais inéluctablement, le temps viendra où l’économie mondiale rebasculera en récession. Et si le processus de désendettement n’a suffisamment pas progressé – c’est bien le scénario le plus probable – alors les économies ne disposeront pas d’un « coussin budgétaire » suffisant pour leur permettre de faire face aux chocs.

3- Pour autant, certaines évolutions structurelles vont dans le bon sens, singulièrement aux États-Unis qui devraient être, encore une fois, le «moteur» de la croissance mondiale.

3.1 Les déséquilibres, qui ont fortement contribué à amplifier la crise mondiale, ont sensiblement baissé

La croissance se rééquilibre au niveau mondial. Ainsi, les excès de consommation (resp. d’épargne) dans les pays développés (resp. pays émergents) diminuent, contribuant ce faisant à une réduction des déséquilibres commerciaux. Ce rééquilibrage s’effectue également au niveau intra-régional, singulièrement en Zone euro avec un mouvement de balancier typiquement entre l’Allemagne et l’Espagne.

3.2 La reprise est globale et synchrone dans les pays développés.

L’offre mondiale semble à peu près en ligne avec la demande globale, ce qui limite considérablement le risque de déstockage et de retour en récession. En outre, sauf à ce qu’il y ait un choc exogène (hausse du prix du pétrole et/ou tension marquée et brutale des taux longs), la reprise est suffisamment synchrone dans les pays développés pour que le momentum soit auto-entretenue. 2014 marquerait donc le retour de la croissance mondiale (autour de 3.5%), mais aussi celui de l’hétérogénéité dans les niveaux (et donc dans le réglage des politiques monétaires).

3.3 États-Unis : accélération et croissance auto-entretenue

D’abord, le risque-pays américain a diminué : d’une part, le déficit public a atteint 4.0% ce qui correspond à une amélioration de près de 6 points en trois ans et demi ; d’autre part, la production de pétrole est désormais supérieure aux importations, contribuant ainsi fortement à la réduction du déficit extérieur global. Au surplus, tous les «moteurs» de la croissance devrait être au « vert » cette année. En particulier une moindre contrainte fiscale (qui pèsera trois à quatre fois moins en 2014, autour de 0.5% du PIB contre 1.5%-2.0% en 2013), la poursuite de l’amélioration du marché de l’emploi et le « coussin » provenant de la valorisation du patrimoine devraient soutenir la demande des ménages (la croissance trimestrielle de la consommation devrait tendre vers +3.0% contre +2.0% actuellement).

3.4 Zone euro : soutien de l’externe, mais pas de relais domestiques

La Zone euro devrait bénéficier du rebond du commerce international via le jeu des exportations. Au- delà, les ressorts de la croissance domestiques sont durablement affectés : le climat des affaires reste très déprimé dans le secteur de la construction et devrait le rester jusqu’à 2015 eu égard la durée des cycles dans ce secteur, le revenu disponible réel des ménages reste trop faible pour que les ménages consomment ou se ré-endettent. S’agissant des risques d’inflation, la Zone euro n’est pas encore sous la menace d’un processus déflationniste tant que la baisse de l’inflation n’affecte pas les anticipations des agents. C’est pourquoi, la vigilance devra être accrue cette année sur l’évolution des anticipations d’inflations (point-morts des obligations indexées, perception de prix dans les enquête auprès des ménages, prévisions de long terme des économistes, …).

3.5 Japon : objectif d’inflation non atteint

« L’Abenomics » est donc loin d’avoir réussi pour le moment : la baisse des prix de l’immobilier n’est pas encore stabilisée, le multiplicateur de crédit ne repart toujours pas, et les salaires ne se sont pas encore suffisamment revalorisés. Pour autant, les investisseurs pourraient encore laisser le bénéfice du doute au Japon, d’autant plus que la BoJ sera incitée à être encore plus agressivement accommodante.

3.6 Pays émergents : l’hétérogénéité croissante.

Ces pays ne peuvent définitivement pas être considérés comme une zone homogène, puisqu’ils se partagent d’un côté entre des pays « affectés » (à savoir, ceux que leurs déséquilibres contraignent à resserrer leur taux pour réduire l’inflation, tel que le Brésil, l’Indonésie et la Turquie), et des pays plus « protégés » (ceux qui peuvent être contra-cycliques donc avoir des taux directeurs bas tel que le Mexique, la Corée et le Chili). En Chine, la croissance ralentit, mais se rééquilibre. Les autorités ont mis l’accent sur la maîtrise de la dette, la limitation de l’investissement dans les secteurs en surcapacités, les réformes de l’économie (mobilité du travail, fongibilité des droits sociaux, urbanisation soutenable, baisse des subventions, …). Au total, nous pensons que la croissance de la Chine va converger vers 7.0%. La matérialisation d’un risque financier est possible eu égard les excès du passé, mais nous continuons de soutenir que la Chine a les moyens de faire face à d’éventuelles restructurations financières.

Notre scénario macroéconomique est donc légèrement plus optimiste que le consensus s’agissant de la croissance dans les pays anglo-saxons (États-Unis, Royaume-Uni) et plus prudent pour la Zone euro et la Chine. Par rapport à ce scénario central, les risques à la hausse concernent la baisse du prix des matières premières susceptible le cas échéant de provoquer un « contre-choc positif ». Du côté des risques à la baisse, le risque principal proviendrait d’une tension sur les taux en raison d’un discours mal maîtrisé – à l’instar de l’été 2013 – des banquiers centraux sur les politiques monétaires non conventionnelles. On peut également citer les aléas politiques et sociaux en Zone euro, ou encore, une crise politique dans un grand pays émergent (Inde, Turquie, …) ou la matérialisation du risque financier chinois.

4 Notre stratégie d’investissement reste aujourd’hui favorable aux actifs risqués, et ce d’autant plus que nous anticipons une remontée seulement progressive des taux longs

4.1 Gestion de taux : un « directionnel » à la hausse, avec des mouvements relatifs

La dynamique conjoncturelle plus positive serait cohérente avec une poursuite de la remontée des taux longs. Toutefois, cette remontée ne serait que progressive : d’une part parce que l’inflation resterait basse ; d’autre part parce que les banques centrales sont toujours attachées à des remontées modérées des taux. Sur ce dernier point, les banques centrales restent suffisamment crédibles pour que nous retenions la remontée progressive des parties longues comme notre scénario central.

Cette tension obligataire s’effectuerait toutefois avec des mouvements relatifs : l’obligataire européen devrait sur-performer en raison de l’ampleur des défis structurels qui vont peser durablement sur la croissance européenne. Aux Etats-Unis les pentes devraient s’aplatir, dans la deuxième partie de l’année, en raison de mouvements plus prononcés sur les parties intermédiaires.

4.2 Actifs risqués : la perception de croissance devraient soutenir les dettes périphériques, les spreads de crédit (notamment sur les financières) et les actions

La mise en place de l’Union Bancaire va nourrir le mouvement de convergence des taux en Zone euro. Ce facteur combiné avec la poursuite (même lente) de la dynamique conjoncturelle serait favorable à la poursuite du resserrement des primes de risque dans les pays périphériques.

L’environnement reste favorable d’un point de vue fondamental et technique au crédit, si bien que nous anticipons une performance positive issue principalement du portage. Sur le plan fondamental, les spreads de crédit devraient encore bénéficier du rebond conjoncturel qui réduit les probabilités de défaut (les primes de risque dans la catégorie investissement permettent ainsi de faire face aux taux de défauts historiques les plus élevés), et de l’amélioration des cash-flow. Sur le plan technique, le crédit bénéficie de puissants soutiens, notamment du côté des flux avec des remboursements annoncés historiquement élevés en 2014.

Les valorisations des actions, à elles seules, ne sont plus un argument d’achat. En 2014, ce sont les résultats des entreprises qui devraient prendre le relais. Les entreprises européennes devraient enfin bénéficier de l’amélioration macroéconomique mondiale, de la hausse des marges et d’un levier opérationnel en cas de reprise. Au total, nous anticipons une croissance des BPA de 7% en 2014 pour la Zone euro et de 9% aux États-Unis. Cette vue positive actions se décline sur l’ensemble des zones géographiques, avec un positionnement sectoriel graduellement plus cyclique («early cyclical »), en évitant toutefois les valeurs de croissance (consommation, santé, technologie).

Naturellement, cet environnement favorable à la reprise de risque doit s’opérer dans de conditions de particulière attention à la diffusion du momentum conjoncturel aux résultats des entreprises et aux discours et décisions des banques centrales.