Emergents, le vent tourne

par Alexandra Estiot, économiste chez BNP Paribas

Cette semaine, Ben Bernanke a présidé pour la dernière fois la réunion du Comité de l’Open Market (FOMC), au cours de laquelle a été annoncée la deuxième étape du tapering. La Fed suit le plan exposé par M. Bernanke en décembre dernier : à chaque réunion, les achats mensuels de titres seront diminués de USD 10 mds. Le rythme mensuel d’expansion du bilan de la Fed, de USD 85 mds jusqu’à la fin 2013, a ainsi été ramené à USD 75 mds le 1er janvier 2014 et à USD 65 mds à compter du 1er février (USD 35 mds de Treasuries à longue échéance et USD 30 mds de MBS).

Le marché des Treasuries réagit bien. Alors qu’au printemps dernier, la seule évocation du tapering avait entraîné une hausse des taux d’intérêt, sa mise en application n’a pas eu d’incidence particulière sur les taux d’intérêt, qui ont même légèrement reculé. Le message de la Fed semble être entendu : les décisions relatives à la troisième vague d’assouplissement quantitatif (QE3) sont indépendantes de la politique de taux. C’est ainsi que le spread entre les taux à 3 mois et le rendement des Treasuries à 2 ans reste stable. Ce spread, qui était de 20 points de base en moyenne au premier semestre 2013, qui avait bondi à 50 pb avant la réunion du FOMC de septembre (lorsque le consensus attendait l’annonce du tapering). Il s’est depuis réduit. Le 18 décembre 2013, il était de 32 pb, et reste depuis globalement stable (36 pb le 30 janvier 2014). Quant au rendement des Treasuries à longue échéance, il est en repli (à 2,72% à dix ans et 3,65% à 30 ans). Le marché des obligations d’entreprises évolue dans le même sens : le rendement des titres notés AAA et BAA (respectivement, 15 et 27 pb) a baissé encore plus que celui des Treasuries.

Tous les marchés financiers n’ont pas aussi bien réagi à l’infléchissement de la politique monétaire américaine. Avec la diminution des injections de liquidités de la Fed, les investisseurs internationaux réévaluent les risques. Un exercice qui se solde par un rebond des obligations des pays développés et un repli des actions et des monnaies des pays émergents. Parmi les grands gagnants de cette réévaluation des risques, on trouve les pays périphériques de la zone euro, notamment l’Irlande, dont les obligations d’Etat à 10 ans ont vu leur rendement reculer aux alentours de leur plus bas niveau depuis le lancement de l’euro (3,11%). Les obligations portugaises ont également bénéficié d’une embellie : les taux à long terme (4,94% pour le 10 ans) sont à 110 pb environ en dessous de leur niveau de la mi-décembre.

Parmi les perdants, on trouve les marchés émergents. Depuis le début de l’année, les monnaies des 15 principaux pays bénéficiaires des flux entrants de capitaux se sont dépréciées de 2,8% contre dollar. Certes, le tapering n’y est pas totalement étranger, mais d’autres facteurs jouent un rôle important (ralentissement des BRIC, doutes quant au risque de crédit en Chine). De plus, la situation varie sensiblement d’un pays à l’autre. Les monnaies qui ont le plus pâti sont celles de l’Afrique du Sud, de l’Argentine, de la Russie et de la Turquie. Elles ont toutes perdu plus de 5 % par rapport au dollar depuis le début de l’année. De fait, ces pays connaissent des problèmes spécifiques qui ont conduit les investisseurs à les juger plus risqués que d’autres.

Face à la baisse des réserves de change, la Banque centrale argentine, qui contrôle de près l’évolution du peso, a finalement dévalué. En Russie, la Banque centrale s’oriente lentement vers un ciblage de l’inflation et devient dès lors moins interventionniste sur le marché des changes. En Afrique du Sud, où le ciblage de l’inflation a été introduit il y a longtemps, la Banque centrale n’intervient pas du tout sur les marchés des changes et la tendance à la dépréciation peut être imputée à la détérioration du climat social. En Turquie, où la Banque centrale est passée à l’offensive cette semaine en relevant les taux directeurs de 400 pb, la situation politique ne fait qu’exacerber l’aversion au risque liée aux vulnérabilités externes du pays.

Pour le moment, les roupies indienne et indonésienne, souvent classées parmi les cinq monnaies les plus fragiles (avec la lire turque, le rand sud-africain et le real brésilien) n’ont pas été affectées outre mesure, confirmant notre analyse d’une situation ne correspondant pas à une panique généralisée sur les marchés émergents. Reste à savoir, bien sûr, comment évoluera la situation. Le ralentissement de la Chine, allant de pair avec une baisse de la demande mondiale de matières premières, pourrait pénaliser les pays exportateurs (comme le Brésil, par exemple).

Les marchés financiers s’adaptent à un nouveau paradigme. Jusqu’alors, la politique monétaire américaine toujours plus accommodante, en plaçant de facto une limite sur les rendements obligataires américains, conduisait à orienter les liquidités vers les pays émergents, soutenant leur croissance, et ainsi aggravant les déficits courants et alimentant l’inflation. La fin de cette ère (tout au moins l’annonce d’une fin proche) se solde par des conditions monétaires et financières plus restrictives dans ces pays.

En revanche, dans les pays périphériques de la zone euro, le retour des entrées de capitaux est particulièrement bienvenu dans un contexte de reprise naissante : la baisse des taux d’intérêt est ainsi de nature à soutenir la distribution de crédit. Par ailleurs, une éventuelle baisse du prix des matières premières tendrait à soutenir le pouvoir d’achat des ménages et à réduire les coûts unitaires de production.

Demeure tout de même une ombre au tableau : les exportations vers les pays émergents, qui étaient jusque-là un indéniable moteur de croissance pour les pays développés pourraient ralentir. Les perspectives pour la croissance mondiale demeurent, selon nos estimations, globalement inchangées, avec un tassement dans certains pays et un rebond ailleurs. Mais dans un tel contexte, il est difficile de prévoir un rebond de l’inflation …

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