par François Faure, économiste chez BNP Paribas
La crise politique en Ukraine, commencée en novembre 2013 et qui a conduit au renversement du gouvernement pro-russe de Viktor Yanukovitch, s’est transformée depuis une semaine en crise diplomatique ouverte entre, d’un côté, le nouveau gouvernement intérimaire – reconnu par les Etats-Unis et l’Union européenne – et de l’autre, la Russie. En effet, des forces militaires russes ont été envoyées en Crimée en supplément du contingent déjà présent sur la base navale de Sébastopol, ce qui constitue aux yeux de Kiev et des pays occidentaux une violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
Moscou justifie cette ingérence par l’appel à l’aide de V. Yanukovitch, alors encore président, pour protéger la vie et la sécurité de la population ukrainienne et, notamment, des citoyens russes. L’intervention militaire de la Russie est facilitée par la « contre-prise » de pouvoir en Crimée (un référendum pour ou contre un rattachement à la Russie est prévu le 16 mars) mais aussi par l’attitude des populations à l’Est (Donbass), dont une grande partie ne reconnaît pas le gouvernement de Kiev. C’est ce défaut de légitimité qui, fondamentalement, est à l’origine de l’engrenage des dernières semaines. Aussi, même en cas de retrait des forces russes, le retour à la stabilité politique et financière de l’Ukraine sera très difficile. Ce qui fragilisera un peu plus l’économie russe.
Ukraine : situation d’urgence
L’économie ukrainienne, déjà faible avant la crise, n’échappera pas à une récession sévère. Nous estimons cependant que celle-ci sera moins violente qu’en 2009 (le PIB s’était alors contracté de 15%). A l’époque, le pays avait subi à la fois la chute des prix des matières premières provoquée par la récession mondiale et une crise bancaire. Cette fois-ci, l’Ukraine va bénéficier de la remontée des prix de l’acier depuis la mi-2013 et d’une forte progression attendue des exportations de céréales (plus de 30% pour le blé et le maïs). Par ailleurs, la contraction attendue du crédit bancaire sera moins violente, car il n’y a pas d’excès d’endettement des ménages et des entreprises à purger. Les besoins de recapitalisation des banques seront, a priori, moindres car l’exposition au risque de change des bilans bancaires a été fortement réduite.
Mais le pays a absolument besoin d’un soutien financier. En effet, les réserves officielles de changes ont atteint un niveau d’alerte (15 milliards de dollars, soit moins de 2 mois d’importations). Une aide d’urgence est nécessaire pour assurer le service de la dette extérieure officielle (dont 2 milliards de dollars au FMI entre mars et juillet et deux tombées d’obligations internationales supérieures à 1 milliard de dollars en juin et septembre) et le remboursement des quelque 2 milliards d’arriérés de Naftogaz à Gazprom (avant même la très probable annulation du rabais sur les prix du gaz négocié en décembre).
Environ 3 milliards de dollars pourraient être déboursés ou garantis en urgence par l’UE, les Etats-Unis et le FMI d’ici à la fin du mois de juin pour éviter un défaut pur et dur. Pour autant, une restructuration de la dette libellée en devises (28 milliards de dette extérieure dont 17 milliards d’obligations internationales et environ 6 milliards de dette domestique en dollars) est très probable car déjà évoquée par le ministre des Finances, probablement sur la base de discussions préliminaires avec le FMI. A l’issue des élections présidentielles du 25 mai et la mise en place d’un gouvernement permanent, une seconde aide beaucoup plus massive mais évidemment conditionnelle devra être conclue sous l’égide du FMI pour éviter un défaut du secteur privé. En effet, le remboursement du principal de la dette extérieure des entreprises et des banques est d’environ 50 milliards de dollars dont 35 milliards pour la seule dette à court terme. L’annonce d’une aide de 11 milliards d’euros de la part des instances européennes est donc plus que bienvenue. Néanmoins, celle-ci ne commencera à être déboursée qu’après un accord avec le FMI et s'étalera sur plusieurs années.
Russie : un risque de « stagflation »
L’économie russe va également être affectée, essentiellement au travers du canal financier (l’Ukraine ne représente que 5% de ses exportations même si, de façon indirecte, l’effet est plus important car l’Ukraine est un fournisseur pour l’industrie aérospatiale et de défense russe). La chute du rouble a obligé la banque centrale russe à relever fortement ses taux directeurs (de 5,5% à 7% pour le taux principal) et à intervenir massivement sur le marché des changes. Néanmoins, elle a dû ajuster la marge officielle de fluctuation du rouble, entérinant officiellement une dépréciation de 7% depuis début janvier.
Les tensions financières augmentent le risque de stagflation à court terme : avant la crise diplomatique, les perspectives de croissance étaient déjà faibles (entre 2 et 2,5%) après seulement 1,3% en 2013 sur fond d’inflation persistante (6,2% sur un an en février). De plus l’excédent courant s’est fortement réduit et l’économie russe a donc de plus en plus besoin des financements extérieurs pour couvrir ses investissements et élever son potentiel de croissance. Or la situation actuelle va refroidir un peu plus les investisseurs étrangers.
Heureusement, les tensions financières ne sont pas d’une ampleur suffisante pour déstabiliser le système bancaire. D’une part, l’exposition au risque de change est faible (la position extérieure des banques commerciales est largement créditrice et, à 20%, le taux de dollarisation de l’ensemble des crédits est modéré, et il est même très faible pour les ménages). D’autre part, la hausse des taux directeurs est calibrée pour dissuader les positions spéculatives sur le rouble mais n’est pas de nature à générer une crise de liquidité. Quant aux engagements des banques russes sur l’Ukraine, ils s’élèvent à USD 28 milliards, soit 13% de leurs capitaux propres. Mais ce risque de contrepartie non négligeable est a priori maîtrisable en regard des 493 milliards de réserves de changes de la banque centrale (y compris or actifs en devises des fonds dépendant du ministère des finances). Les autorités monétaires ont donc les moyens à la fois de recapitaliser les banques les plus engagées (Vnesheconombank et Gazprombank) et de défendre le rouble.