Zone euro : la crise est-elle terminée ?

par Marie-Hélène Duprat, économiste chez Société Générale

• Deux ans après que Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne (BCE), se soit engagé à faire « tout ce qui était nécessaire » pour sauver l’euro, le pire de la crise semble passé dans la zone euro. Les coûts d’emprunt des pays européens en difficulté ont chuté. Et l’Irlande et le Portugal sont sortis de leurs plans de sauvetage internationaux.

• La crise de la zone euro est-elle donc terminée ? Vraisemblablement pas encore, car de nombreux problèmes sous-jacents demeurent non résolus. Si l’annonce de la BCE selon laquelle elle agira en qualité de prêteur souverain en dernier ressort s’est avérée très efficace pour éliminer les crises de liquidité auto-réalisatrices, les pays européens périphériques restent en proie à un double problème d’endettement et de compétitivité.

• Pour y faire face, des politiques d’austérité, de dévaluation interne et de réformes structurelles ont été appliquées. Mais l’ajustement à la baisse des salaires, nécessaire pour améliorer la compétitivité des pays périphériques, aggrave leur problème de surendettement, car il réduit les revenus nominaux alors que la valeur de la dette héritée reste inchangée.

• Les politiques actuellement appliquées semblent insuffisantes pour régler le problème de surendettement de certains pays de la zone euro. Historiquement, d’autres instruments de politique, comme la monétisation ou la restructuration de la dette, ont été employés pour sortir du cercle vicieux de la dette. Au sein d’une union monétaire, diverses formes de mutualisation des dettes peuvent également être adoptées. Prise comme un tout, la zone euro bénéficie en effet d’un niveau d’endettement soutenable.

La situation a beaucoup changé dans la zone euro ces deux dernières années. À l’été 2012, l’union monétaire était sur le point de s’effondrer, paralysée par la crainte d’une sortie de la Grèce et d’une perte d’accès aux marchés pour l’Italie et l’Espagne. Aujourd’hui, le sentiment de crise a considérablement diminué dans la mesure où les coûts d’emprunt de ses membres périphériques en difficulté ont fortement chuté. Le 15 décembre 2013, l’Irlande est sortie de son plan triennal de sauvetage international, suivie du Portugal le 17 mai 2014. Et le 23 janvier 2014, l’Espagne a mis un terme à son plan (plus limité) de sauvetage bancaire.

Aujourd’hui, le risque d’éclatement de l’union monétaire semble relativement limité. Peut-on pour autant affirmer que la crise est terminée dans la zone euro ? La réponse à cette question est négative, car, à ce jour, les réponses apportées par les décideurs politiques européens sont insuffisantes pour remédier aux causes profondes de la crise. Si le plus gros de la crise est vraisemblablement derrière nous, les pays européens périphériques restent confrontés au double problème de surendettement et de manque de compétitivité qui fut à l’origine de la crise.

La BCE, prêteur en dernier ressort pour les Etats

– Le programme OMT

En juillet 2012, Mario Draghi a promis qu’il ferait « tout ce qui était nécessaire» pour sauver la monnaie unique, un engagement qui a marqué un tournant dans la crise de l’euro. Le programme OMT (Outright Monetary Transactions), lancé en septembre 2012, prévoit que la BCE achète des obligations souveraines des pays en difficulté sans limite de montant, sous réserve que ces derniers acceptent de mener des réformes budgétaires et économiques1. L’annonce du programme OMT a conduit à une chute spectaculaire des rendements des obligations souveraines à long terme des pays périphériques.

Le seul fait de dévoiler ce programme a suffi à stabiliser les marchés financiers, sans que l’institution de Francfort n’ait besoin d’acheter effectivement des obligations. En annonçant que ces opérations ne seraient soumises à aucune limite quantitative ex ante, la BCE a reconnu que les gouvernements de la zone euro avaient besoin d’un prêteur en dernier ressort. Il est désormais largement admis que, dans une union monétaire sans prêteur en dernier ressort crédible et en mesure d’acheter de la dette souveraine, les États membres sont particulièrement vulnérables à la peur et la panique (à ce sujet, voir les travaux de pointe de l’économiste Paul De Grauwe (2011a, b, 2013)2).

– Le problème du « pêché originel »

En rejoignant la zone euro, les États ont renoncé à leurs prérogatives de création monétaire, perdant ainsi la maîtrise de la monnaie (l’euro) dans laquelle leur dette est émise. Aujourd’hui endettés dans une monnaie qu’ils ne contrôlent pas, les pays lourdement endettés de l’union monétaire se trouvent confrontés à des risques plus proches de ceux des pays émergents que des économies avancées telles que les États-Unis ou le Royaume-Uni. Les marchés émergents sont souvent aux prises avec ce que l’on appelle le « péché originel », c’est-à-dire l’incapacité d’emprunter à l’étranger dans leur propre monnaie3. Leur dette extérieure est donc en grande partie libellée en devises étrangères alors que, comme le montre l’histoire (passée et récente), la probabilité d’une crise de la dette augmente lorsque celle-ci est libellée dans une autre monnaie que la monnaie nationale.

Historiquement, les crises des dettes souveraines sont d’abord des crises des dettes en devises étrangères. Bien qu’il existe des exemples de restructuration de dette en monnaie locale, ils sont bien moins fréquents que les cas de restructuration de dette en devises étrangères, les États faisant rarement défaut sur leur dette locale puisqu’ils peuvent faire tourner leur planche à billets pour rembourser celle-ci4. Ayant renoncé à leur droit de création monétaire, les membres de la zone euro se retrouvent dans la même situation que les pays émergents souffrant du péché originel. Incapables de garantir aux détenteurs d’obligations d’État qu’il y aura toujours suffisamment de liquidités pour les rembourser, ils sont sujets à des crises de la dette autoréalisatrices (ou déclenchées par des accès de panique).

– Crises auto-réalisatrices

Dans les années 2000, avant la crise financière mondiale, les marchés financiers estimaient que l’ensemble des obligations souveraines de la zone euro étaient sans risque, comme en témoigne la longue période de convergence des rendements souverains des pays périphériques vers les taux très bas des pays du cœur. Lorsque la crise grecque a fait surgir la menace d’un défaut, les spreads de tous les pays européens périphériques ont grimpé en flèche, le marché prenant subitement conscience du risque de non-paiement. Sans prêteur en dernier ressort capable de se porter garant des engagements des États membres (comme la Réserve fédérale l’a fait pendant la crise financière mondiale), les pays européens lourdement endettés ont été la cible d’attaques spéculatives sur leurs obligations. Les primes de risque de la dette souveraine périphérique ont flambé, et ces pays ont frôlé le défaut de paiement.

Ce cercle vicieux – les investisseurs vendent les obligations souveraines parce qu’ils craignent un défaut de paiement, ce qui entraîne une poussée des taux d’intérêt, susceptible de précipiter le défaut – est la vulnérabilité que la BCE a cherché à éliminer en dévoilant le programme OMT. En s’engageant à imprimer de la monnaie potentiellement sans limite (mais de façon conditionnelle) pour acheter des obligations souveraines, la BCE a de facto endossé le rôle de prêteur en dernier ressort des États membres de l’Eurosystème.

La spectaculaire décrue amorcée par les spreads depuis septembre 2012 ne pouvant s’expliquer par une amélioration de la dynamique sous-jacente de la dette (le ratio dette/PIB a en effet continué d’augmenter après cette date), il y a de bonnes raisons de penser que les anticipations autoréalisatrices ont joué un rôle déterminant dans la montée en puissance de la crise de la zone euro au début des années 2010 (voir De Grauwe et Ji (2012)5).

– Crise de liquidité vs crise de solvabilité

Les spreads souverains ayant chuté au moment où la trajectoire des ratios de dette publique se dégradait, il paraît clair qu’en intervenant comme prêteur en dernier ressort sur le marché des dettes souveraines, la BCE a bel et bien mis un terme au cercle vicieux qui transformait la peur du défaut d’un État en prophétie autoréalisatrice. Pour autant, éliminer le risque de défaut autoréalisateur ne signifie pas qu’un État ne puisse se retrouver en défaut de paiement. Si l’injection de liquidités peut en effet remédier aux difficultés financières suscitées par un accès de panique ou un choc autoréalisateur, aucune banque centrale n’est en mesure d’écarter le risque d’insolvabilité lié à une détérioration insoutenable des fondamentaux économiques.

Le problème du surendettement demeure non réglé

– Le désendettement ne fait que commencer

Près de cinq ans après l’éclatement de la crise de la dette en Europe, la question de la « soutenabilité » de la dette des pays de la zone euro n’est toujours pas résolue. Le rapport entre la dette brute totale des secteurs non financiers (privés et publics) et le PIB atteint des records historiques et continue d’augmenter dans plusieurs pays, notamment en raison d’une croissance nominale et réelle très faible, voire d’une contraction de l’activité. Le poids de la dette publique est particulièrement lourd en Grèce, en Italie, en Irlande et au Portugal, où elle dépasse très largement la limite de 60 % du PIB prévue par le Pacte de stabilité et de croissance.

La dette privée est particulièrement élevée en Irlande, au Portugal et en Espagne où les ratios d’endettement sont bien supérieurs au « seuil de sécurité » de 133 % fixé par la Commission européenne6. Le secteur privé souffre des conséquences de la bulle du crédit qui a touché la périphérie de l’Europe dans les années 2000. La disponibilité des financements conjuguée à une chute rapide des taux d’intérêt dans les économies périphériques après l’entrée en vigueur de l’euro en 1999 (ce qui, avec le recul, témoigne du degré de sous-estimation du risque souverain à cette époque) a donné lieu, dans ces pays, à un boom économique durable, financé par le crédit. La dette a été principalement concentrée sur des activités non soumises à la concurrence internationale telles que l’immobilier résidentiel et les infrastructures de transport.

Dans certains pays de la zone euro (dont l’Irlande et l’Espagne), cette expansion s’est accompagnée d’une vaste bulle immobilière dont les stigmates sont aujourd’hui visibles dans le niveau d’endettement (principalement en emprunts hypothécaires) sous lequel ploient les ménages. Le secteur des sociétés non financières, particulièrement en Irlande, au Portugal, en Italie et en Espagne, souffre également de graves problèmes de surendettement. En Espagne et au Portugal, ce sont surtout les petites entreprises qui affichent des niveaux de dette insoutenables. En Italie, les problèmes de dette touchent tous les secteurs sans distinction.

L’ampleur de l’endettement des différents acteurs de l’économie (banques, ménages, entreprises et État) a participé de la constitution de larges passifs externes nets.

– Le piège de la dette

Il existe quatre manières de résoudre un problème de surendettement :

  1. Des taux de croissance réelle plus élevés ;
  2. Des économies de dépenses plus importantes 
(via l’austérité budgétaire) ;
  3. Une progression de l’inflation qui érode la 
valeur réelle de la dette détenue par les 
créanciers et le ratio dette/PIB effectif7 ;
  4. Une restructuration ou une mutualisation de la 
dette.

Depuis l’éclatement de la crise de la zone euro, une forme de mutualisation de la dette a été mise en place par le biais du Mécanisme européen de stabilité (MES) et du programme OMT de la BCE, qui a permis une décrue marquée et durable des primes de risque des économies en difficulté. De leur côté, les membres de l’union monétaire ont essayé d’appliquer les options 1 et 2, mais sans grand succès pour le moment. Pour tous, la solution idéale serait une augmentation du taux de croissance réelle. Mais le problème, c’est que la croissance n’est pas un moyen, mais un résultat.

Ces dernières années, les pays en difficulté ont fait des progrès remarquables en matière de consolidation budgétaire, en réduisant drastiquement les dépenses publiques ou en augmentant les taxes. Pourtant, les ratios de dette publique ont bien souvent fortement augmenté, notamment parce que les actifs douteux du secteur privé ont été transférés au secteur public. Des injections massives de capitaux dans le secteur bancaire ont été nécessaires en Irlande et en Grèce. Le FMI estimait en 2013que, pour que les dettes publiques des pays européens les plus endettés se stabilisent puis repassent sous la barre des 60 % du PIB, il leur faudrait afficher des excédents budgétaires primaires8 de plus de 5 % du PIB pendant une dizaine d’années9. Il s’agit là d’ajustements d’une ampleur impressionnante du point de vue historique, qui posent la question de la volonté des agents nationaux/salariés à accepter plusieurs années de croissance limitée, de chômage élevé, de fiscalité lourde et de baisse des prestations sociales.

Parallèlement, les ratios dette/PIB du secteur privé se sont globalement améliorés depuis la crise financière internationale de 2007-2009, mais de manière ténue, alors que le secteur privé a renoué avec une situation financière excédentaire. Si ces ratios ont reculé en Espagne (en restant néanmoins plus élevés qu’avant le boom économique), ils ont poursuivi leur progression en Irlande et au Portugal.

Malgré les profonds ajustements réalisés ces dernières années, réduire les ratios dette/PIB de la zone euro s’est avéré être une véritable gageure dans un environnement peu propice à la croissance. Dans la mesure où l’excès de dette concerne non seulement le secteur privé (banques, ménages et entreprises), mais aussi le secteur public, tous les secteurs de l’économie ont entamé simultanément un processus de désendettement en réduisant leurs dépenses en biens et services. Ce mouvement de désendettement collectif – entreprises, ménages, établissements financiers et secteur public – a plombé la demande intérieure, obérant la croissance nominale et alourdissant le poids de la dette. Le « poids de la dette » est d’autant plus lourd que le PIB nominal recule (puisqu’il s’agit du rapport entre dette et PIB). Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les pays de la zone euro en difficulté, confrontés à une contraction de l’activité et des prix, ne parviennent pas à sortir du cercle vicieux de l’endettement.

– Après l’Amérique latine des années 80, « une décennie perdue » en Europe ?

Les problèmes de la zone euro ne sont pas sans rappeler les crises des dettes qui ont sévi en Amérique latine dans les années 1980, une période surnommée « la décennie perdue »10. En 1982, la première réaction des décideurs à la crise latino-américaine a été un mélange d’austérité budgétaire dans les pays endettés et de « prêts concertés » de la part des créanciers privés internationaux. L’objectif de ces derniers était de donner aux pays débiteurs la marge de manœuvre nécessaire pour renouer avec la croissance et leur permettre in fine de rembourser leurs dettes. Cette politique partait du principe que les pays endettés souffraient d’une crise de liquidité, et non d’un problème de solvabilité11. Pourtant, au cours de la décennie qui a suivi, les pays lourdement endettés d’Amérique latine ont été confrontés à une contraction de l’économie et à un surendettement croissant. En 1990, le produit intérieur réel de l’Amérique latine était inférieur de 8 % à son niveau de 1980.

Après coup, il a été reconnu que le surendettement avait étouffé l’investissement et la croissance, que l’austérité n’avait fait qu’empirer la récession et que, en conséquence, les ajustements budgétaires n’avaient pas réussi à améliorer la solvabilité des pays, contrairement à ce qui avait été initialement escompté. Une réduction de dette s’imposait donc. Lancé en 1989, le plan Brady (du nom du secrétaire américain au Trésor de l’époque, Nicholas Brady) a constitué la pierre angulaire de la stratégie d’allègement de la dette qui allait mettre fin à la crise et ouvrir la voie à la reprise économique.

Il existe un parallèle entre le sort de l’Amérique latine au début des années 1980 et la situation actuelle des pays européens très endettés. Comme celle de l’Amérique latine en son temps, la stratégie de l’Europe pour surmonter la crise de la dette repose sur trois piliers :

  1. l’austérité budgétaire pour restaurer la solvabilité,
  2. l’injection de liquidités pour permettre aux pays de réorienter leurs politiques et 3)des réformes structurelles destinées à relancer productivité et croissance. S’il y a bien une leçon que l’Europe doit tirer de l’expérience latino-américaine, c’est que l’austérité budgétaire peut se révéler contre- productive, car elle se traduit par un recul du PIB qui complique le remboursement des dettes.

Mais tous les problèmes que rencontre actuellement la périphérie européenne ne sauraient être résolus sur la seule base de l’expérience latino-américaine des années 1980, parce que la dévaluation de la monnaie à laquelle la région a largement eu recours à l’époque pour regagner en compétitivité, est exclue sur le Vieux Continent en raison des contraintes liées à l’euro. C’est l’analyse de la dévaluation interne de l’Argentine à la fin des années 1990 qui fournit sans doute l’éclairage le plus utile aux défis auxquels est confrontée l’Europe. Comme elle, l’Argentine ne pouvait opter pour une dévaluation de la monnaie du fait de l’existence d’un régime de caisse d’émission (« currency board ») et d’un fort engagement du pays à l’égard du taux de change fixe. Et, à l’instar des pays périphériques, Buenos Aires a choisi la voie de la baisse des prix intérieurs pour réaliser la nécessaire dépréciation réelle.

Le problème de compétitivité subsiste

– Les limites de la dévaluation interne fondée sur l’austérité

Les économies périphériques souffrent non seulement d’un endettement excessif, mais aussi d’un problème de compétitivité. Au cours de la première décennie d’existence de l’euro, elles ont perdu en compétitivité par rapport aux pays du cœur, notamment l’Allemagne, soit parce qu’elles ont dépensé plus qu’elles n’encaissaient de revenus, soit parce que le coût unitaire du travail a augmenté, la productivité augmentant moins vite que les salaires. Dans les années2000, le coût unitaire de la main-d’œuvre progressait de 20 % à 30 % plus vite dans la périphérie qu’en Allemagne. Cette perte de compétitivité extérieure des pays périphériques conjuguée à un dynamisme de la demande intérieure s’est traduite par de larges déficits externes.

La résolution de la crise de la zone euro passe par la restauration de la compétitivité de l’Europe périphérique. Sans amélioration substantielle de compétitivité, la capacité de la périphérie à renouer avec la croissance sera sévèrement circonscrite, menaçant la viabilité de la dette. Pour résoudre leur problème de compétitivité, les pays périphériques doivent réaliser une dépréciation réelle, par le biais d’une dévaluation de la monnaie ou d’une baisse des prix intérieurs. La dévaluation n’étant pas possible dans l’union monétaire, ces pays n’ont d’autre choix que se tourner vers la baisse de l’ensemble des variables nominales (salaires, retraites et autres coûts). Cette « dévaluation interne » constitue la pierre angulaire de la stratégie européenne pour restaurer la compétitivité des pays périphériques. Elle s’accompagne de réformes structurelles, notamment au niveau du marché du travail, l’objectif étant de doper la compétitivité en augmentant la productivité.

Ces dernières années, les progrès réalisés par les pays périphériques pour réduire l’écart de coût du travail avec les pays du cœur ont été très substantiels.

L’Irlande, et dans une moindre mesure l’Espagne et le Portugal, ont réussi à faire notablement baisser leurs prix relatifs. Pourtant, malgré plusieurs années d’austérité, l’ajustement n’est pas terminé: il reste encore en effet un large différentiel de coût unitaire de la main d’œuvre avec l’Allemagne. Pour réduire cet écart, l’Europe a deux options :

(1) mettre en œuvre une hausse plus significative des salaires nominaux en Allemagne et/ou (2) procéder à des gains de productivité accompagnés d’une modération salariale, voire d’une baisse des salaires nominaux dans les pays périphériques.

Pour l’heure, les améliorations en termes de coût du travail ont principalement été obtenues en réduisant le nombre de salariés. Les baisses de salaires ont été limitées et sont surtout intervenues dans le secteur public. Dans le secteur privé, il n’y a eu pratiquement aucune baisse des salaires. Un coût du travail qui reste élevé dans les pays en difficulté, conjugué à la contraction marquée de la demande publique du fait de l’austérité menée en Europe, s’est traduit par de fortes baisses de l’activité et de l’emploi dans les pays périphériques. La nette amélioration des balances courantes des pays périphériques depuis 2008 est due avant tout à une chute brutale des importations liée à l’effondrement de la demande intérieure, plutôt qu’à des gains de compétitivité.

Le problème pour les pays périphériques, c’est qu’une récession ou une stagnation qui durent peuvent entraîner des pertes de capital (humain et matériel) qui diminuent le potentiel de croissance future de l’économie (ce que l’on appelle les effets d’hystérésis). Le déficit de croissance des économies d’Europe du Sud menace de devenir un écart de production permanent12 qui pourrait précipiter ces pays dans un dangereux piège de la dette.

– Le risque d’impasse

L’autre problème de la stratégie de dévaluation interne, c’est que la baisse des salaires et des coûts, nécessaire pour restaurer la compétitivité des pays périphériques, aggrave leur problème de surendettement. La raison en est que la déflation réduit les revenus alors que la valeur de la dette héritée (publique et privée) reste inchangée (à moins d’une restructuration de la dette). Ainsi, plus les pays périphériques réduisent les salaires et les coûts, plus le fardeau de la dette s’alourdit. Et comme le poids de la dette devient plus lourd, les États doivent réduire davantage leur train de vie, ce qui détériore encore un peu plus l’état de l’économie, rendant nécessaires de nouvelles dévaluations internes, dans un mouvement sans fin13. Il y a en fait un conflit entre l’objectif de désendettement et la politique de dévaluation interne visant à restaurer la compétitivité extérieure des pays d’Europe périphériques. La stratégie actuelle de l’Europe, qui consiste à résoudre le problème de solvabilité par de l’austérité budgétaire et le problème de compétitivité par une combinaison de politiques associant dévaluations internes et réformes structurelles, risque de conduire à des pertes durables de croissance et d’emploi.

Lors du symposium annuel des banquiers centraux de Jackson Hole (États-Unis), le 22 août 2014, Mario Draghi a souligné que sans hausse de la demande agrégée, les pays de la zone euro pourraient être confrontés à un chômage structurel plus élevé. Il a ainsi fait valoir qu’il était nécessaire d’accompagner les indispensables réformes structurelles par une relance de la demande globale, et que cela supposait une stratégie monétaire fortement accommodante, combinée à la mise en œuvre d’une stimulation budgétaire à l’échelle européenne. Pour la première fois, il a explicitement fait référence à une orientation budgétaire globale entre les États membres de la zone euro, sous réserve, bien entendu, de s’attaquer conjointement aux obstacles structurels limitant l’offre productive. Il a, par ailleurs, confirmé que la BCE était prête à donner l’impulsion attendue à la demande, via assouplissement quantitatif et desserrement du crédit14.

Crise de liquidité ou crise de solvabilité ?

Une question centrale est de déterminer si les pays endettés font face à un problème de liquidité ou de solvabilité. Suivant le type de crise, les solutions à apporter ne sont pas les mêmes. Un pays confronté à un problème de liquidité a seulement besoin, pour éviter la cessation de paiement, qu’un prêteur public (Union européenne, Fonds de secours de l’Union monétaire, Fonds monétaire international, BCE) se substitue aux prêteurs privés le temps que la situation se normalise. Mais un pays insolvable ne pourra jamais rembourser sa dette. Il est donc inutile de lui prêter davantage, et la solution alors préconisée est de restructurer/réduire sa dette, de façon à la ramener sur une trajectoire soutenable. Le problème est qu’il est très difficile ex ante de déterminer si un pays est en proie à une crise de solvabilité ou une crise de liquidité. Depuis le début de la crise de la zone euro, les décideurs européens ont eu tendance à éluder cette question.

Jusqu’à présent, les autorités européennes ont cherché à résoudre la crise des pays périphériques en apportant une aide financière, conditionnée à la mise en place dans les pays endettés d’une politique budgétaire d'austérité, couplée à des réformes structurelles. L’octroi des prêts de l’Union européenne, du Fonds de secours de l’Union monétaire et du Fonds monétaire international, qui accroissent les dettes publiques des pays endettés, laisse à penser que le diagnostic posé sur la crise est une situation d’illiquidité. Les autres outils économiques qui ont, par le passé, permis à des pays de sortir du piège de la dette incluent une monétisation de la dette, diverses formes de taxation de la richesse (notamment la « répression financière ») et la restructuration des dettes.

Au sein de la zone euro, il existe une option supplémentaire: le recours à des mécanismes de mutualisation entre États membres. La mise en place du Mécanisme européen de stabilité (MES) constitue un premier pas dans cette direction : il a consenti, sous certaines conditions, des prêts à des taux très avantageux à des pays (Grèce, Portugal, Irlande) qui n’avaient plus accès aux marchés financiers ou seulement à un coût prohibitif. En outre, la maturité de ces prêts a été fortement allongée (avec des remboursements qui ne débuteront qu’en 2025-2030 et s’étaleront jusque vers 2040). Il en a déjà résulté une nette réduction du coût du service de la dette pour les pays bénéficiaires.

Pour aller plus loin dans la mutualisation, plusieurs options sont envisageables dont la création d’une union budgétaire (même si la réalisation est peu probable dans un avenir proche) ou la création d’obligations européennes. Des euro-obligations émises conjointement par les pays européens pourraient permettre aux économies périphériques lourdement endettées de s’extraire du piège de la dette. Prise comme un tout (et non comme un groupe de pays individuels), la zone euro bénéficie en effet de fondamentaux solides, avec une position extérieure et budgétaire équilibrée et un niveau de dette supportable15. Bien entendu, les mécanismes de mutualisation ne sont envisageables que s’ils s’accompagnent parallèlement de plus grands partages de souveraineté entre États membres.

ENCADRÉ – L’EXPÉRIENCE DE LA DÉVALUATION INTERNE EN ARGENTINE

Il existe de nombreux points communs entre la situation actuelle de la périphérie de la zone euro et la crise qu’a traversée l’Argentine à la fin des années1990, qui peut donc être porteuse de nombreux enseignements pour l’Europe.

En 1999, l’économie argentine a été durement touchée par un double choc : le Brésil, son premier partenaire commercial, a massivement dévalué sa devise et le dollar américain (sur lequel le peso argentin était arrimé) s’est fortement apprécié par rapport à la plupart des devises. La devise argentine s’est donc retrouvée très fortement surévaluée. Au tournant du siècle, Buenos Aires était aux prises avec des industries non compétitives, une croissance anémique, des déficits budgétaires importants et une grande partie de sa dette libellée dans une devise dont elle n’avait pas la maîtrise.

À l’inverse des pays de la zone euro, l’Argentine n’avait pas renoncé à sa monnaie. Mais, en 1991, elle avait opté pour un arrimage rigide du peso sur le billet vert et créé une caisse d’émission, un dispositif qui prévoit qu’à chaque peso en circulation correspond un dollar en réserve.

Pour tenter de restaurer sa compétitivité tout en laissant son taux de change arrimé au dollar, le pays a mis en œuvre une dépréciation réelle par l’ajustement déflationniste. Le gouvernement a également introduit un vaste programme d’austérité pour améliorer sa solvabilité. Et, afin de gagner du temps pour mener les réformes qui lui permettraient de retrouver l’accès aux marchés financiers, le pays a obtenu d’importants prêts dans le cadre d’un plan d’aide international soutenu par le FMI. Il était alors espéré que le retour de la confiance entraînerait un rebond de la croissance qui rendrait in fine la trajectoire de la dette supportable.

Mais le programme d’austérité a eu un effet délétère sur la croissance. Le recul de la croissance s’est traduit par une baisse des recettes fiscales à laquelle le gouvernement a répondu par de nouvelles mesures d’austérité plus sévères encore. Ces mesures ont aggravé la récession, entraînant une dégradation des ratios de dette qui a fini par précipiter une crise de confiance dans la viabilité de la dette. Fin 2001, le pays a connu une ruée vers les banques qui a contraint le gouvernement à limiter drastiquement la convertibilité des dépôts bancaires. Dans le même temps, l’envolée du chômage conjuguée à la récession a alimenté des troubles sociaux grandissants, lesquels ont finalement mené à la chute du gouvernement. En décembre 2001, l’Argentine a fait défaut sur sa dette, qu’elle ne remboursera finalement qu’à hauteur de 35 cents pour un dollar. Et début 2002, Buenos Aires a abandonné son régime de caisse d’émission.

S’il y a de nombreux parallèles entre l’expérience argentine et celles des pays lourdement endettés de la zone euro, il existe également d’importantes différences qui devraient permettre à l’union monétaire de connaître une autre issue.

Les différences essentielles incluent :

  • Les pays de la zone euro, à l’inverse de l’Argentine, appartiennent à un dispositif multilatéral formel, en mesure de fournir aussi bien une aide d’urgence que les financements officiels qui permettent d’amortir l’ajustement sur le plus long terme.
  • Ils possèdent également un prêteur en dernier ressort (la BCE) capable de combattre efficacement attaques de panique et ruées sur les banques grâce à sa prérogative de création monétaire illimitée. A contrario, en Argentine, la banque centrale ne disposait pas de suffisamment de dollars pour apporter aux banques les liquidités dont elles avaient besoin en cas de panique, et la Réserve fédérale américaine ne souhaitait pas faire tourner sa planche à billets pour aider le pays.

La principale leçon à tirer de l’exemple argentin est que les pays de l’union monétaire lourdement endettés ont peu de chance de sortir du piège « de la dette, de la croissance et du taux de change » dans lequel ils se trouvent en se focalisant uniquement sur l’austérité et la dévaluation interne. Cependant, grâce au soutien européen et à l’accès aux capacités de financement potentiellement illimitées de la BCE, le risque d’une crise monétaire ou d’une crise de la dette aigüe est relativement limité. Le test de solvabilité pour les pays lourdement endettés d’Europe sera déterminé par la volonté de leurs structures sociales et politiques d’endurer de nombreuses années d’austérité et de pertes de bien-être.

NOTES

  1. Le programme OMT cible des obligations souveraines ayant une maturité de un an à trois ans, échangées uniquement sur le marché secondaire (la BCE ne finance donc pas directement les États) et émises par des pays soumis à une conditionnalité « stricte et efficace », soit dans le cadre d’un programme macroéconomique complet établi au titre du Fonds européen de stabilité financière/Mécanisme européen de stabilité (FESF/MES), comme cela a été le cas pour le Portugal, la Grèce et l’Irlande, soit par le biais d’un « programme de précaution » moins contraignant.
  2. De Grauwe, Paul (2011a), “The governance of a fragile euro zone", Economic Policy, CEPS Working Documents ; De Grauwe, Paul (2011b), "The European Central Bank as a lender of last resort”" Vox, 18 août ; De Grauwe, Paul (2013), "The European Central Bank as lender of last resort in the government bond markets", CESifo Economics Studies, 59(3), 520-535. Voir également Buiter, W. et Rahbari, E. (2012), "The European Central Bank as lender of last resort for sovereigns in the euro zone”" Journal of Common Market Studies, 50, 6-35.
  3. Ce concept a été proposé par Barry Eichengreen et Ricardo Haussmann. Voir Eichengreen, B. et Hausmann, R. (199), "Exchange rates and financial fragility”" NBER Working Paper N°7418, novembre.
  4. Notons toutefois que la création monétaire se traduit tôt ou tard par un risque de progression de l’inflation ou de dépréciation de la devise.
  5. Voir De Grauwe, Paul, et Ji, Yuemei (2012), "Mispricing of sovereign risk and multiple equilibria in the euro zone", Vox, 23 janvier.
  6. La Commission européenne est chargée d’identifier les déséquilibres macroéconomiques qui peuvent apparaître dans la zone euro.
  7. La maturité moyenne de la dette et la part de dette indexée sur l’inflation influencent la capacité de l’inflation à réduire la valeur réelle de la dette. Dans les cas extrêmes (maturité égale à zéro ou dette entièrement indexée), l’inflation ne permet aucunement de réduire le poids de la dette.
  8. Le solde budgétaire primaire ne tient pas compte du paiement des intérêts.
  9. Selon les calculs du FMI, il faudrait que l’Espagne, l’Irlande, le Portugal, l’Italie et la Grèce affichent des excédents primaires de respectivement 4,0 %, 5,6 %, 5,9 %, 6,6 % et 7,2 % du PIB sur la période 2020-2030. Voir Fonds monétaire international (2013), Fiscal Monitor, Washington D.C: IMF, avril.
  10. Voir Cavallo, E.A. et Fernandez-Arias, E. (2013), « Coping with financial crises: Latin American answers to European questions", International Development Policy, 5.1, p 7-28.
  11. Pour en savoir plus sur la crise de la dette de l’Amérique latine dans les années 1980, voir Krugman, Paul R., Enders, Thomas et Rhodes, William R. (1994), « LDC Debt Policy », chapitre qui figure dans American Economic Policy in the 1980s, NBER, Inc, pp 691- 740.
  12. L’« écart de production » (ou « output gap ») est la différence entre la production observée et la production potentielle.
  13. Il s’agit de la spirale de la déflation par la dette dont parlait Irving Fisher au plus fort de la Grande dépression. Voir Fisher, Irving (1933), “The debt-deflation theory of Great Depressions”, Econometrica, Vol. 1, N°.4. Il est important de souligner ici qu’une faible inflation est susceptible de générer une dynamique de déflation par la dette « à la Fisher », rendant moins soutenable le fardeau de la dette. Voir Akitoby, Bernardin, Takuji Komatsuzaki et Ariel Binder (2014), “Inflation and public debt reversals in the G7countries”, Fonds Monétaire International, Working Paper, juin.
  14. Le 4 septembre, la BCE a annoncé de nouvelles mesures : baisse supplémentaire de taux (refi, dépôts et facilité de prêts) ; mise en place d’un programme d’achat d’ABS (Asset Backed Securities) venant s’ajouter aux LTRO (Longer-Term Refinancing Operations) ciblés de septembre et décembre annoncés en juin ; et fin de la stérilisation du programme SMP (Securities Markets Program).
  15. La mise en place d’un système d’assurance chômage à l’échelle de la zone euro est une autre option récemment évoquée. Voir Les notes du conseil d’analyse économique (2013), « Compléter l’euro », n°3, avril.