Russie : vents contraires

par Ekaterina Molodova, économiste chez BNP Paribas

• Depuis mars2014, la Russie a été soumise à des sanctions économiques de plus en plus sévères qui sont venues s’ajouter au ralentissement de l’économie locale.

• Alors que les risques de refinancement sont gérables à court terme, l’impact des sanctions est globalement négatif, surtout si elles se poursuivent pendant une longue période.

• Suite à la perte de confiance provoquée par la crise ukrainienne, l’économie russe devrait entrer en récession cette année et y rester en 2015. Les perspectives à moyen terme restent très incertaines.

Depuis l’annexion de la Crimée en mars et l’escalade de l’affrontement géopolitique sur l’Ukraine, la Russie a été soumise à des sanctions de plus en plus sévères, à l’initiative essentiellement des États-Unis et des États membres de l’Union européenne, en partie suivis par un certain nombre de pays (principalement le Canada, l’Australie, le Japon, la Suisse et la Norvège). Depuis fin juillet – début août, les sanctions ont pris la forme de graves restrictions frappant des pans entiers de l’économie (défense, énergie et secteur bancaire) venant s’ajouter à la suspension de la coopération avec la Russie, aux gels d’actifs & restrictions en matière de déplacements de près de 150 ressortissants russes, et une interdiction américaine unilatérale, prise en début d’année, portant sur les relations avec 17 sociétés liées à des oligarques. Le 12 septembre, l’UE et les États-Unis ont aligné et élargi les sanctions existantes et mis en œuvre d’autres mesures pour sanctionner la poursuite des actions de déstabilisation du gouvernement russe. En tenant compte des dernières annonces, les sanctions sectorielles de l’UE et des États-Unis à l’encontre de la Russie sont, entre autres, les suivantes1 :

– Banques : restrictions d’accès au marché des capitaux

Les six plus grandes institutions financières russes détenues ou contrôlées par l’État (plus de 50 % du système bancaire de ce pays) – Sberbank, VTB Bank, Gazprombank, VEB, Banque agricole russe (Rosselkhozbank) et Bank of Moscow (Etats-Unis seulement) – se voient interdire toute levée de fonds ayant une échéance supérieure à 30 jours sur les places financières de pays de l’UE et des États- Unis. L’interdiction porte sur les prêts syndiqués ainsi que sur l’achat ou la vente de tout instrument financier émis après le 1er août 2014 et les prestations de services liées à l’émission de ces instruments.

– Energie : restrictions commerciales et financières

Quatre grandes compagnies pétrolières et gazières russes – Rosneft, Gazprom Neft, Transneft et Novatek (États-Unis uniquement) – sont soumises aux mêmes restrictions d’accès au financement que les banques. Les prestations de services dans le cadre de projets d’exploration et de production de pétrole technologiquement complexes (projets en eaux profondes, dans l’Arctique ou dans le domaine du schiste bitumineux comme spécifié dans le Journal officiel de l’UE) concernant les sociétés susmentionnées ainsi que Gazprom, Lukoil et Surgutneftegas (mesure unilatérale des États- Unis) sont également soumises à restrictions. Une autorisation préalable doit être obtenue pour tous les types d’assistance. Très dépendante des approvisionnements en gaz russe2, l’UE n’a ciblé que les projets pétroliers non conventionnels.

– Défense : restrictions commerciales et financières

Des restrictions d’accès aux marchés financiers ont été décidées à l’encontre d’Ouralvagonzavod (UE/États-Unis), Oboronprom (UE), United Aircraft Corporation (UE) et Rostec (États-Unis). La liste des interdictions de l’UE et des États-Unis frappant les exportations de biens et de technologies compte en tout 14 sociétés mixtes russes du secteur de la défense (9 pour l’UE et 5 pour les États-Unis). La vente directe ou indirecte, la fourniture, le transfert ou l’exportation de biens et de technologies à double usage à des fins militaires en Russie ainsi que les exportations et importations d’armes à destination et en provenance de la Russie sont interdites. La conclusion de nouveaux contrats est interdite et les contrats existants pourraient être révisés.

À titre de mesure de rétorsion, la Russie a lancé, le 8 août dernier un embargo d’un an (avec révision en novembre) sur les importations de la plupart des produits agricoles en provenance de pays ayant imposé des sanctions. En cas de nouvelles sanctions à l’encontre de la Russie (déjà en vigueur), d’autres mesures de représailles pourraient être envisagées notamment dans les secteurs de l’automobile, du textile et de l’aéronautique.

– Impact des sanctions : le pire est à venir

Comme le durcissement récent des sanctions économiques a été décidé sur fond d’apaisement des tensions, de pourparlers de paix et d’annonce de cessez-le-feu, l’UE s’est engagée à procéder à une évaluation du plan de paix avant la fin du mois de septembre en insistant sur «la réversibilité et l’évolutivité des mesures restrictives ». Au 30 septembre, toutes les mesures adoptées ont été maintenues. De plus, comme les 28 États membres doivent décider à l’unanimité de l’abrogation des restrictions, les sanctions existantes pourraient subsister un certain temps.

Concernant les États-Unis, rien ne permet de savoir pour l’instant quelle sera la durée, même approximative, des mesures punitives à l’exception du discours du Président Obama, le 24 septembre dernier, sur l’abrogation partielle des sanctions sous réserve que la Russie ne continue pas à déstabiliser la situation en Ukraine et qu’elle apporte son soutien au cessez-le-feu. Quoi qu’il en soit, la question de la reconnaissance de la Crimée pourrait rester dans l’impasse. Dès lors, conformément au scénario de base, les sanctions de l’UE et des États-Unis pourraient être maintenues durablement.

– Effet immédiat sur la confiance

Le dernier paquet de sanctions a renforcé les incertitudes et provoqué de nouvelles ventes massives d’actifs russes3. Les sorties de capitaux (à USD 75 mds au S1 2014, elles ont atteint des sommets post-2008 et elles devraient, selon nos prévisions, franchir la barre des USD120mds pour l’ensemble de l’année 2014) ont entraîné un nouveau repli du rouble, qui s’est déprécié de 17 % depuis le début de l’année (contre une dépréciation de 7 % sur l’ensemble de l’année 2013). Ajoutée aux réponses de politique intérieure (interdictions frappant les importations, débat sur le relèvement de l’impôt sur le revenu), la chute du rouble alimente l’inflation (à 7,6 % en GA en août, l’indice des prix à la consommation pourrait grimper encore sur la période automne-hiver), laissant envisager un nouveau resserrement de la politique monétaire (depuis le début de l’année, le taux directeur a été relevé de 250 pb à 8,0%).

Jusqu’à présent, l’impact sur la consommation privée et, partant, sur le PIB réel est resté limité. Mais une poussée de l’aversion au risque, la fermeture de jure des marchés des capitaux, le resserrement monétaire et une inflation persistante sont autant de facteurs qui pèsent sur la confiance des consommateurs et sur le climat des affaires (placement en résidence surveillée de V. Yevtushenkov) de même que sur les investissements nationaux et étrangers.

– Impact à court terme : secteur bancaire et secteur des entreprises sous pression

Alors que, dans les textes, 50 % du système bancaire russe et les grandes entreprises du secteur de l’énergie n’ont plus accès aux marchés des capitaux de l’UE et des États-Unis, les dernières sanctions n’ont fait qu’officialiser un état de fait : les banques et les entreprises ont sensiblement réduit leurs émissions de titres et n’ont obtenu quasiment aucun prêt cette année ; les restrictions de fait ont en effet eu une incidence plus large en raison des craintes de sanctions américaines du type de celles introduites à l’encontre de l’Iran4.

Selon la Banque centrale de Russie (CBR), les sociétés non financières comme les banques doivent rembourser ou refinancer des tombées de dette extérieure s’élevant à USD 153 mds (7 % du PIB) d’ici à la fin 2015 (USD 66 mds en 2014 et USD 87 mds en 2015), dont environ la moitié, par les sociétés visées par les sanctions (Rosneft représente à elle seule l’essentiel de ces tombées de dette, soit USD 30 mds). Ces remboursements semblent gérables, étant donné que : i/ les grandes entreprises non financières et les banques ont accumulé d’importants volants de trésorerie en devises et que ii/ la Russie conserve une position créditrice extérieure nette avec USD 460 mds (plus de 20 % du PIB) de réserves de change (au 24 septembre).

La position extérieure totale de l’ensemble des entreprises est négative, car ces dernières ne se sont pas désendettées depuis 2008 contrairement aux banques. Cependant, un tiers des remboursements extérieurs (jusqu’en 2015) concerne les prêts intragroupe (qui seraient principalement d’origine russe). Les remboursements partiels seront effectués aux dépens des programmes d’investissement dont la souplesse est plus ou moins grande selon les secteurs.

Quant au secteur bancaire, il conserve une liquidité a priori suffisante à court terme et une position extérieure créditrice. Les banques sont donc mieux à même qu’en 2008-2009 de faire face aux tensions financières. Le soutien apporté par la CBR est néanmoins essentiel pour la liquidité du secteur bancaire (et, en particulier, la liquidité en dollar, dans la mesure où ce segment du marché est actuellement en déficit) et pour éviter tous mouvements de panique et effets de contagion. Au 1er août 2014, les banques avaient obtenu RUB 5 600 mds (USD 144 mds au taux de change actuel) de financements de la part de la CBR, soit une hausse de 26 % depuis le début de l’année et le montant le plus élevé depuis 2009 (par rapport au passif total). La CBR s’est dotée en plein milieu de la crise 2008- 2009 d’un ensemble d’instruments visant à soutenir les banques. Cependant, la qualité des actifs est appelée à se détériorer avec l’augmentation des risques concernant le crédit et la rentabilité, de sorte que les fonds propres vont être mis sous pression (selon le FSI du Fonds monétaire international, le ratio Tier 1 des banques russes, qui s’établissait à 9,2 % au T2 2014, est le plus faible des pays du G20). Il faut s’attendre à une insuffisance des fonds propres de certaines banques. Compte tenu de la pénurie de sources de financement, les capacités d’octroi de prêts des banques russes seront limitées.

Les matelas de sécurité (« rainy days funds ») constitués en période de bonne conjoncture par le gouvernement russe et les réserves de changes de la CBR, accumulées pendant la flambée de l’or noir, permettront probablement d’apporter le soutien nécessaire, comme en 2008-2009. Cette fois, les entreprises objet des sanctions n’hésitent pas à recourir à l’aide de l’Etat avant que les problèmes ne se posent. Ainsi, Sberbank a obtenu un prêt subordonné de RUB200mds (USD5mds) de la CBR en juillet, Rosselkhozbank a demandé RUB 150 mds (USD 4 mds) et VEB pourrait obtenir jusqu’à RUB 370 mds (USD 9,5 mds) de différentes sources en 2015. Les autorités russes ont déclaré que les programmes d’investissement de Novatek et de Rosneft, qui ont respectivement demandé RUB 100 mds (USD 2,6 mds) et un montant record de RUB 1 500 mds (USD 40 mds), seront financés par le Fonds souverain national et par d’autres moyens5.

– Impact à long terme : érosion du potentiel de croissance

Les exportations annuelles de l’UE portant sur les nouvelles technologies liées au secteur de l’énergie sont estimées à USD 190 mn à peine ; mais la Russie n’en sera pas moins très sensible à ces restrictions dans un contexte de quasi-stagnation de la production pétrolière. Les compagnies russes du secteur de l’énergie avaient en effet prévu de commencer l’exploration et l’exploitation de gisements pétroliers difficiles d’accès (ex. : formation de Bazhenov et gisements offshore de la mer de Kara) pour compenser la stagnation (voire le repli) de la production sur les gisements traditionnels. Ainsi, d’après Fitch, 42 % des gisements pétroliers développés par Gazprom Neft en 2013 étaient difficiles à exploiter et le recours à des technologies avancées s’imposait pour 57 % des champs pétroliers.

Les compagnies d’énergie russes comme Rosneft, Gazprom Neft et, dans une moindre mesure, Lukoil, Novatek et Tatneft dépendent davantage de consortiums constitués avec des partenaires occidentaux (Exxon Mobil, Royal Dutch Shell, BP, sans parler de la coopération avec Schlumberger, Halliburton et Baker Hughes). Comme les projets non conventionnels actuels sont visés par les sanctions, Exxon-Mobil a déclaré avoir renoncé à un projet commun dans l’offshore arctique avec Rosneft. D’autres pourraient lui emboîter le pas. Dans ces conditions, la pénurie de technologies/investissements aura de graves répercussions sur l’efficience et le potentiel de croissance du secteur de l’énergie et des industries extractives (qui représente un quart du PIB russe, 70% des recettes à l’exportation et la moitié des recettes budgétaires fédérales), entraînant par voie de conséquence une érosion progressive des indicateurs de solvabilité. Jusqu’à présent, cependant, un choc pétrolier à la fois grave et prolongé constitue le risque majeur pour l’économie russe.

Conclusion

Si le potentiel du marché russe reste élevé, il en va de même des risques. Depuis le début de l’année, l’économie russe est soumise à l’accroissement des risques géopolitiques qui annihilent largement le léger redressement de l’environnement financier mondial et des cours du pétrole encore élevés. Après le ralentissement enregistré en 2013, la croissance économique a encore une fois marqué le pas au S1 2014 et les sanctions vont exercer des pressions de plus en plus fortes à compter du T3 2014 d’autant que les incertitudes ne cessent de se renforcer. L’impact immédiat et à court terme de ces sanctions, évoqué plus haut, devrait s’amplifier au second semestre de cette année et devenir important en 2015 sous l’effet conjugué de la chute des investissements, du repli de la consommation et de l’aggravation de la spirale du crédit. Les perspectives à moyen terme restent très incertaines et tributaires des réponses de politique intérieure et des prix du pétrole.

NOTES

  1. Cette liste, qui n’est ni exhaustive ni détaillée, résume dans leurs grandes lignes les mesures prises. Pour une information complète sur les sanctions de l’UE et des Etats- Unis à l’encontre de la Russie veuillez consulter le site à l’adresse suivante : http://europa.eu/newsroom/highlights/special-coverage/eu_sanctions/index_en.htm et http://www.treasury.gov/resource-center/sanctions/programs/pages/ukraine.aspx . Les autres restrictions comprennent notamment l’interdiction dont sont frappés les nouveaux projets financés par le budget de l’UE (USD 0,6 md jusqu’en 2020) ou la BERD et la BEI (en 2013, le total des projets financés par ces deux banques européennes s’est élevé à USD 4 mds). Le 14 août, l’Ukraine a adopté une loi introduisant des sanctions contre la Russie (concernant 172 ressortissants russes et 65 entités de ce pays et d’autres Etats, menace relative au transport du gaz). Cependant, ces mesures n’ont pas encore été appliquées.
  2. La Russie couvre environ un tiers des besoins en gaz de l’Europe. Certains pays (voisins immédiats, pays baltes et Finlande, et certains Etats d’Europe centrale et de l’est) dépendent à 100 % des approvisionnements en gaz russe. Contrairement au pétrole, le gaz n’est pas facilement substituable.
  3. Depuis le début de l’année, l’indice boursier MICEX a cédé 7 % tandis que le rendement des obligations à 10 ans a grimpé de près de 200 pb à 9,5 % (comme en mars).
  4. D’après les données Bloomberg, les emprunteurs russes n’ont obtenu en juillet, et ce, pour la première fois depuis cinq ans, aucun prêt en EUR, USD ou CHF. Au S12014, les entreprises russes ont emprunté quatre fois moins que l’année précédente (en tout, USD 6,7 mds, dont USD 3,5 mds – soit une chute de 82 % par rapport à 2013 – dans le secteur de l’énergie, un minimum depuis 2009) alors qu’il n’y avait officiellement aucune interdiction au S1 2014 sur quelque type de financement que ce soit. En 2013, les entreprises ont obtenu USD 59,2 mds (dont 78 % de prêts ont été accordés par des banques européennes et à peine 13 % par des institutions américaines).
  5. Il convient de souligner que ces entreprises sollicitent des fonds pour reconduire les programmes d’investissement lancés avant l’adoption des sanctions, et non pour reconstituer leurs liquidités.

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