Grèce : Syriza face aux contraintes de l’exercice

par Thibault Mercier, économiste chez BNP Paribas

L’arrivée de Syriza à la tête du gouvernement grec marque incontestablement une rupture dans la vie politique du pays, dominée, depuis la chute de la dictature des colonels, par l’alternance au pouvoir des socialistes du PASOK et des conservateurs de Nouvelle Démocratie. Elle s’inscrit dans le contexte de crise économique profonde qui suivit le sauvetage financier de l’Etat par ses partenaires la zone euro et le Fonds Monétaire International (FMI), sauvetage conditionné à la poursuite d’un programme d’ajustement particulièrement coûteux en activité et en emplois, aujourd’hui largement rejeté.

La victoire de Syriza été vite perçue comme l’amorce d’un nouveau paradigme en zone euro. L’exercice du pouvoir n’aura pas tardé à montrer qu’il y avait loin des promesses de campagne du parti de la gauche radicale à la réalité des contraintes européennes. Même si l’espoir était mince, l’échec du nouvel exécutif à renégocier profondément les termes de l’accord avec ses partenaires européens illustre le conflit entre la légitimité démocratique des gouvernements à modifier les politiques économiques nationales et le principe de continuité de l’Etat, nécessaire au bon fonctionnement de l’union monétaire.

Elle traduit aussi l’absence de volonté politique européenne de créer une union budgétaire en zone euro. A cette intégration « par le haut » est préférée une harmonisation des économies nationales par la mise en œuvre de réformes communes, une stratégie qui ne pourra pas (non plus) fonctionner durablement sans soutien démocratique.

L'accession au pouvoir

L'accession au pouvoir de Syriza est indissociable de la crise économique qui sévit en Grèce depuis sept ans. Elle se déroule en trois temps.

En 2009, un an après l'entrée du pays en récession, le parti socialiste PASOK remporte les élections législatives. Quelques semaines après sa prise de fonction, le nouveau Premier Ministre, Georges Papandréou, révèle la situation véritable des finances publiques grecques : le déficit budgétaire s'établit en réalité à 12,7% du PIB1, plus du double des estimations officielles du gouvernement précédent.

L'annonce précipite la crise de la dette souveraine : dans un environnement marqué par une forte aversion au risque, les investisseurs se désengagent massivement du marché obligataire grec, provoquant l’envol des taux d'intérêt sur les emprunts publics. En dépit du plan de consolidation budgétaire présenté par le gouvernement, les marchés doutent de la soutenabilité des finances publiques et refusent de financer l'Etat. M. Papandréou est contraint de demander l'aide financière de ses partenaires de la zone euro, qui, mal préparés à cette éventualité -il faut le dire- inédite, tergiversent. A cette période aucun mécanisme de gestion de crise n’est en place. Finalement, sous la pression des marchés, les chefs d'Etat et de gouvernement de la zone euro accordent, non sans difficulté, un plan de financement de EUR 80mds sur trois ans. L’aide financière prend la forme de prêts bilatéraux, versés par tranche chaque trimestre. Elle ne vient pas sans conditions : le gouvernement grec s'engage dans le cadre d’un Mémorandum d’entente à réduire son déficit public à marche forcée, à privatiser plusieurs entreprises publiques, et à appliquer un vaste programme de réformes structurelles destiné à gagner en compétitivité. La thérapie est supposée redresser l’économie et rouvrir progressivement l’accès aux marchés des capitaux.

Plusieurs Etats, au premier rang desquels l'Allemagne, insistent pour que le FMI participe au plan d'aide. L'institution, rompue à l'exercice des programmes conditionnels, apportera des financements (EUR 30mds) mais aussi sa crédibilité. L'alea moral est pour les Etats créanciers l'écueil à éviter. Il est hors de question de laisser penser qu'une mutualisation des risques et des ressources publiques est possible à ce stade de la construction de l'Union Economique et Monétaire (UEM). Des inspecteurs du FMI, de la Commission Européenne et de la Banque Centrale Européenne (BCE), réunis en un dispositif baptisé Troïka, se rendront chaque trimestre à Athènes, vérifier l'avancement des réformes et les progrès budgétaires. Leur aval est nécessaire à l'accord politique de l’Eurogroupe (la réunion des ministres des Finances de la zone euro) qui permet le déblocage progressif des tranches de prêts.

En mai 2012, de nouvelles élections anticipées sont convoquées. Malgré la restructuration de la dette publique (PSI ou Private Sector Involvment) intervenue quelques mois auparavant, cette dernière atteint toujours 157% du PIB ; le déficit public, lui, se monte à 6,4% du PIB contre 4,7% prévu dans le plan.

Dès l’été 2011, l’enveloppe de EUR 110mds accordée un peu plus d’un an plus tôt est apparue trop juste et le gouvernement Papandréou s’est trouvé contraint de solliciter un nouveau soutien financier de ses partenaires de la zone euro et du FMI. Une partie des gouvernements européens s’exaspérant alors de l'insuffisance des réformes engagées envisage ouvertement une sortie du pays de l'union monétaire. Finalement, l’aide est octroyée en contrepartie d'une accélération de la mise en œuvre du programme et d'une supervision renforcée. Une baisse du salaire minimum de 22%, notamment, est exigée. Cette fois, les prêts ne sont plus effectués bilatéralement mais transitent par le Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF) créé en juin 2010 : EUR 172,6mds sont mis à la disposition de l’Etat grec dont EUR 144,6mds provenant du FESF (incluant la reprise de EUR 27mds de prêts bilatéraux non versés dans le cadre du premier plan d’aide) et EUR 28mds du FMI.

Le pays traverse alors la phase la plus sévère de la crise. Après une chute de 18% depuis 2007, le PIB baisse encore de 6,6% en 2012. Le taux de chômage atteint 24,5% de la population active.

Dans ce contexte, une nouvelle formation politique connaît une progression fulgurante. Le parti de la gauche radicale Syriza, qui emportait moins de 5% des suffrages en 2009, talonne le parti conservateur Nouvelle Démocratie (ND), vainqueur étriqué des élections de mai 2012. Ce dernier est contraint à la coalition avec un PASOK affaibli autour d'un programme économique imposé par la Troïka. Syriza devient le premier parti d'opposition et critique vertement la politique menée en Grèce depuis 2010. Il n'est pas le seul du reste.

En juin 2013, le FMI publie une évaluation indépendante du premier programme d'aide2. Le rapport pointe des erreurs notables, notamment celle d'avoir sous-estimé l'effet de l'austérité sur l'activité. En conséquence, la politique de rigueur a provoqué une récession beaucoup plus profonde que prévu, ce qui a non seulement empêché la réduction des déficits publics dans les proportions escomptées mais a aussi endommagé l'adhésion démocratique au programme de réformes. Surtout, le rapport critique la gestion européenne de la crise grecque : la tergiversation autour de la restructuration de la dette, d'abord exclue, puis finalement réalisée, et la possibilité, trop longtemps entretenue, d'une sortie du pays de la zone euro ont entamé la crédibilité du programme, compromis le plan de privatisations et accentué la chute de l'activité. En définitive, les rapporteurs concluent que le premier programme d'aide à la Grèce aura permis aux européens de gagner du temps, celui nécessaire à la mise en place des mécanismes de gestion de crise (fonds de soutien financier, renforcement des règles budgétaires) qui faisaient défaut en 2010, mais que ces atermoiements auront aussi causé son échec.

Fin 2014, la grande coalition ND-PASOK, affaiblie par 2 ans et demi de gestion de crise, ne parvient pas à rallier suffisamment de voix au Parlement pour faire élire un nouveau Président de la République. Comme le prévoit la Constitution, l'Assemblée Nationale est dissoute et de nouvelles élections législatives sont organisées en janvier 2015. Syriza est en tête dans les sondages. Le gouvernement peut pourtant se prévaloir de quelques succès. D'abord, l'activité a fini par rebondir. S'il est difficile de distinguer ce qui participe d'un rebond cyclique de ce qui résulte du fruit des réformes introduites, l'exécutif aura néanmoins réussi à restaurer un climat de confiance, rendant possible la reprise de l'investissement. Couplé à l'excellente saison touristique, le PIB progresse sur les neuf premiers mois de l'année 2014. Le marché du travail est stabilisé. Du côté des finances publiques, au terme d'une consolidation extra-ordinaire en tous points3, le solde budgétaire primaire (i.e. hors charge d’intérêts) est redevenu excédentaire fin 2013 à 0,2% du PIB. La confiance des marchés s’est rétablie petit à petit. Par deux fois, en avril et en juillet, le gouvernement a réussi à émettre des obligations à moyen terme sur les marchés internationaux de capitaux, ce qui n'était pas arrivé depuis 2009. Il faut souligner que, si le stock de dette reste conséquent, à 175% du PIB, les trois quarts sont désormais détenus par des créanciers officiels (Etats membres de la zone euro, FMI, BCE). Le service de la dette (le paiement de la charge d'intérêts et des tombées de dette) a été considérablement allégé par les aménagements concédés par les Etats membres. Grâce à l’allongement des délais de remboursement et à la baisse des taux d’intérêt, la maturité de la dette grecque est désormais d’environ 16 ans et le taux d’intérêt moyen de 2,4%, inférieur à celui de la moyenne de la zone euro (2,9%).

Par ailleurs, l’Etat grec bénéficie de nombreux moratoires : jusqu’en 2020, les remboursements en capital ne concernent que les prêts du FMI, et les obligations que la BCE a achetées en 2010-20114. Ce dernier point mérite toutefois une précision : depuis 2012, les profits réalisés par la BCE sur son portefeuille de titres grecs sont subséquemment reversés à l’Etat grec. Cela signifie non seulement que ce dernier ne paye plus d’intérêts sur ces obligations, puisqu’ils lui sont redistribués ex post, mais aussi que le stock de dette est allégé. Si la Grèce rembourse effectivement au pair les titres que la BCE a acquis avec une décote, cette différence (i.e. le gain en capital de la BCE) lui est ensuite restituée. La conséquence de ces divers arrangements est que le service de la dette grecque est considérablement allégé, une réalité sans rapport avec ce que laisse supposer un ratio d’endettement de 175% du PIB.

Ces améliorations arrivent toutefois trop tard pour changer la donne aux yeux de l’électorat. La situation économique demeure très dégradée : fin 2014 le PIB se situe 25% en deçà de celui de 2008, et le taux de chômage culmine à 26% de la population active. Syriza remporte les élections législatives fin janvier sur un programme de rupture. Le parti de la gauche radicale promet une réorientation complète de la politique budgétaire financée en partie par un effacement de dette détenue par les Etats membres de la zone euro. Il manque la majorité absolue de seulement deux sièges et forme une alliance avec le parti de droite souverainiste, les Grecs indépendants, mariage de la carpe et du lapin dont l’unique dénominateur commun est le rejet de l’austérité.

L’exercice de l’Etat

A peine élu, le gouvernement grec – articulé autour du Premier ministre Alexis Tsipras et du ministre des Finances Yanis Varoufakis – entame les négociations sabre au clair. Il entend mettre fin au programme existant et à la supervision de la Troïka, symbole de la tutelle. De leur côté, les gouvernements des pays créanciers semblent peu disposés aux concessions. Même si la fermeté affichée prend sa source dans des motivations diverses (variant du dogmatisme à la volonté pour certains de couper court à la montée des partis anti-austérité dans leur propre pays), dans l’ensemble, la zone euro fait front uni. A la légitimité démocratique mise en avant par le nouveau gouvernement grec, les exécutifs des autres pays de la zone euro opposent le principe de continuité de l’Etat. Pour beaucoup, il en va de la crédibilité du projet européen. La possibilité que la Grèce doive quitter la zone euro si le nouveau gouvernement ne respectait pas les engagements passés par ses prédécesseurs est explicitement envisagée. Or ce dernier refuse d’arriver à une telle extrémité. Les grecs sont, dans leur grande majorité, favorables à la monnaie unique. Syriza a été élu sur la promesse de renégocier les termes du programme sans remettre en cause l’appartenance à l’union monétaire.

Le grand écart s’avère impossible à réaliser. A la contrainte politique s’ajoute celle de la réalité financière. L’arrivée au pouvoir du parti de la gauche radicale et l’incertitude autour de la politique économique ont eu raison de la confiance des investisseurs dans l’Etat grec. De nouveau privé d’accès au marché des capitaux, le gouvernement n’a plus de source de financement extérieur alors que les échéances financières se succèdent à intervalles réguliers: pour éviter le défaut sur le FMI et la BCE le gouvernement est contraint d’obtenir le déblocage des tranches d’aide en suspens depuis fin 2014. Entre les financements du FMI, du FESF et la redistribution des profits de la BCE, ce sont 7,2 milliards d’euros5 qui permettraient à l’Etat de faire face à ses échéances de court terme.

L’enjeu pour le gouvernement est aussi d’éviter la mise en place d’un contrôle des capitaux, forcément impopulaire. Depuis fin décembre, les banques grecques voient leur base de dépôts s’éroder à vive allure. Les agents privés, qui craignent une sortie du pays de la zone euro, retirent leur épargne. Le mouvement s’accélère avec la décision prise par la BCE, début février, de couper l’accès des banques grecques aux opérations classiques de politique monétaire, faute d’accord sur le financement de l’Etat. La liquidité du secteur bancaire repose désormais uniquement sur la procédure d’urgence mise à disposition par la Banque Centrale de Grèce mais régentée par le conseil des gouverneurs de la BCE. Le risque d’une sortie de l’union monétaire par accident, c’est-à-dire via l’assèchement des liquidités en euros dans l’économie, augmente.

Enfin, le gouvernement grec est également menacé par la détérioration des comptes publics. Début 2015, l’excédent primaire ne tient plus qu’aux retards de paiements de l’Etat vis-à-vis de ses fournisseurs. L’incertitude politique a porté un coup à la reprise. L’activité – et donc l’assiette fiscale – s’est contractée au quatrième trimestre 2014. Surtout, la collecte de l’impôt s’est révélée très décevante. Dans la perspective d’une victoire de Syriza, certains ménages se sont soustraits au paiement d’impôts dont la suppression était promise. Si la position budgétaire s’étiolait davantage, le gouvernement de M. Tsipras serait non seulement en défaut vis-à-vis de ses créanciers extérieurs mais aussi vis-à-vis des salariés de la fonction publique et des pensionnaires.

En définitive, l’opposition politique européenne, les contraintes de liquidité – en un mot la real politik – ont forcé le gouvernement grec à abandonner ses promesses de campagne rendant possible un accord le 20 février. Alors qu’elles promettaient sa fin, les autorités grecques ont finalement demandé une extension de 4 mois du programme d’aide financière. Cette dernière a été acceptée par l’Eurogroupe sur la base d’une liste de réformes dont la mise en œuvre est censée permettre, d’ici fin juin, le déblocage des prêts officiels maintenus en suspens. L’arrangement n’est donc pas définitif. Il aura toutefois permis de définir une méthode et de fixer un calendrier.

Poursuite des réformes et flexibilité budgétaire

L’accord du 20 février a permis de rappeler, à qui en doutait, le rapport des forces en présence. Loin de l’«ambiguïté constructive »6 – mise en avant par M.Varoufakis – il conforte l’idée qu’il n’y a pas d’alternative au programme de mesures dans lequel le pays est engagé depuis 2010. Certes, la méthode a évolué : désormais les mesures économiques ne sont plus dictées par une autorité extérieure mais émanent du gouvernement grec. Dans la forme, ce dernier cesse d’être un simple exécutant pour devenir un partenaire de négociations. Dans le fond, la supervision demeure l’élément crucial du plan. Malgré le glissement sémantique qui a fait disparaitre le mot « Troïka » des communiqués officiels pour le remplacer par celui d’«Institutions », aucun accord politique sur le déblocage des fonds n’interviendra avant l’examen technique et la validation des réformes par les représentants des créanciers, qui conservent le dernier mot.

Le gouvernement grec a toutefois déjà obtenu davantage de flexibilité sur l’interprétation des règles budgétaires pour 2015 (et uniquement 2015) puisqu’il est désormais établi que le respect des objectifs prendra en considération les évolutions conjoncturelles. Cette décision s’inscrit dans la lignée des recommandations récentes faites par la Commission Européenne (et le FMI) de distinguer les efforts budgétaires structurels des évolutions nominales du solde budgétaire. Elle n’est pas anodine, le gouvernement grec obtient ainsi l’assurance de ne pas avoir à d’introduire de budgets rectificatifs en cours d’année pour faire face à d’éventuels dérapages cycliques des finances publiques. Alors que la croissance en 2015 sera vraisemblablement moins forte que prévue, cela n’impliquera pas d’austérité supplémentaire. Toutefois, la flexibilité budgétaire est loin des promesses de campagne de Syriza de relancer la dépense publique. Il s’agit tout au plus de ne pas étouffer davantage la reprise, l’orientation budgétaire demeurant restrictive.

A l’heure d’écrire ces lignes, un accord entre le gouvernement grec et ses partenaires permettant le déblocage des fonds officiels reste à trouver. Si le déficit de crédibilité dont souffre le gouvernement Syriza auprès des Institutions communautaires rend l’obtention d’un compromis plus difficile, elle reste l’issue la plus probable compte tenu de la convergence des intérêts. Ni la Grèce ni le reste de l’Europe n’ont à gagner d’un échec des négociations et d’une rupture des relations diplomatiques.

Et après ?

Au-delà des questions de liquidité, des sujets majeurs, comme l’orientation budgétaire grecque à long terme et les questions, liées, du financement du pays et de la restructuration de la dette publique, n’ont pas été traités. Ils feront probablement l’objet de nouvelles discussions à partir de juin.

La demande centrale du nouveau gouvernement grec est de réduire sur le long cours les excédents primaires exigés chaque année. Rappelons que dans le cadre du programme de la Troïka, la Grèce est supposée atteindre un excédent primaire de l’ordre de 4-4,5% du PIB à partir de 2016 et le maintenir au moins jusqu’en 2022. Les exigences en matière d’excédent primaire répondent à un double objectif. D’une part, il s’agit de faire baisser rapidement le ratio de dette publique sur PIB. La cible à atteindre est un endettement public inférieur à 120% du PIB en 2022 contre 175% aujourd’hui. D’autre part, de façon plus pragmatique, il s’agit de répondre aux contraintes de liquidités particulières auxquelles la Grèce est confrontée.

En général un Etat ne rembourse jamais l’intégralité du principal de sa dette. Il le refinance sur les marchés financiers. En d’autres termes, il remplace ses obligations échues par de nouvelles obligations. Or, bien que le service de sa dette ait déjà été substantiellement allégé, l’Etat grec n’a pas la confiance des marchés nécessaire au refinancement de ses tombées. Aussi, demander des excédents primaires de 4-4,5% du PIB par an revient à demander à la Grèce de rembourser avec ses ressources propres l’essentiel du principal de sa dette, limitant ainsi, autant que possible, le recours à d’éventuels nouveaux prêts européens. Dégager de tels montants de recettes fiscales nettes chaque année pour les transférer directement à ses créanciers représente une ponction très lourde sur l’économie. Le pays ne dispose plus de marge de manœuvre budgétaire pour faire face à un choc ou, simplement, investir dans l’avenir – une situation difficilement tenable sur le long terme.

Accepter de relâcher la contrainte budgétaire impliquerait donc de plus grands besoins de financement extérieur pour faire face au service de la dette. Jusqu’en 2020, réduire ce dernier est impossible car les remboursements se concentrent sur les prêts du FMI et les obligations détenues par la BCE, des segments de dettes sur lesquels une restructuration est exclue. En l’absence d’accès aux marchés financiers, le corollaire d’une baisse des objectifs d’excédents primaires est donc une augmentation des financements officiels à la Grèce.

Un réaménagement de la dette grecque deviendrait également nécessaire. Même si, nous l’avons vu, le stock n’a plus véritablement de signification économique, respecter les objectifs de réduction d’endettement fixés dans le programme enverrait un signal positif aux investisseurs, rendant possible un retour de l’Etat grec sur les marchés de capitaux. 2 Atteindre le ratio cible tout en permettant à la Grèce de dégager des excédents primaires moins élevés supposera une nouvelle restructuration des prêts européens. Des allongements de maturité et des baisses de taux d’intérêt sont aujourd’hui les seules options envisagées. Elles pourraient se révéler insuffisantes.

Faut-il conclure à l’impossibilité pour le gouvernement grec d’obtenir des concessions en matière de rigueur budgétaire? Une solution politiquement acceptable semble envisageable. L’Etat grec a déjà réalisé un ajustement budgétaire considérable. Surtout, comme nous l’avons mentionné plus haut, la consolidation a été conduite en pleine récession, si bien que l’état des finances publiques grecques est structurellement meilleur que ce que suggère le solde primaire « nominal ». En d’autres termes, si l’économie grecque opérait à un niveau « normal » (son niveau potentiel), l’excédent primaire serait bien plus élevé. Dans ses dernières prévisions d’Hiver 2015, la Commission Européenne estime l’excédent primaire hors effets du cycle à 6,1% du PIB en 2014, ce qui est considérable. La conséquence est qu’un rebond de la croissance Un tel arrangement serait très proche de l’idée s’accompagnerait d’une amélioration des finances publiques, sans que davantage d’austérité ne soit nécessaire. La Commission estime l’amélioration cyclique des finances publiques à 2 points de PIB en 2015, sur la base d’une croissance réelle de 2,5% (une perspective certes aujourd’hui lointaine).

Un accord européen reposant sur un statu quo budgétaire grec dans la durée, où l’amélioration du solde primaire serait uniquement fonction des évolutions conjoncturelles – comme ce qui a déjà été négocié pour 2015 – est une possibilité. L’excédent primaire dégagé dépendrait alors de la croissance tandis que la politique budgétaire resterait neutre. Dans le même temps, une ligne de crédit, de type ECCL (Enhanced Conditions Credit Line), pourrait être octroyée par le Mécanisme Européen de Stabilité. Elle offrirait à l’Etat grec une source de financements en cas de dérapage de la croissance et donc du solde primaire. Une ligne de crédit peut être déployée dans le cadre d’un programme dit de précaution. Elle s’accompagne d’une conditionnalité allégée tant que l’Etat concerné n’a pas recours au financement mis à sa disposition. Celui-ci peut atteindre jusqu’à 10% du PIB soit, dans le cas de la Grèce, EUR 18mds.

Pour la Grèce, cela signifierait que le service de la dette serait financé par la croissance et non par un nouveau resserrement budgétaire. Pour les Etats créanciers, l’alea moral serait réduit. La Grèce ne bénéficierait de marges de manœuvre supplémentaires que si la croissance se révélait décevante. Par ailleurs, il ne s’agirait pas de réorienter la politique budgétaire, mais simplement de laisser jouer les stabilisateurs automatiques, une approche en ligne avec les préconisations récentes du FMI et de la Commission Européenne.

Un tel arrangement serait très proche de l’idée d’obligations indexées à la croissance proposée par M. Varoufakis, à laquelle il pourrait être associé. Il s’agit de l’échange des prêts officiels européens contre des obligations dont le remboursement serait fonction de la croissance du PIB grec. La mise en place d’obligations indexées ne bénéficierait à la Grèce qu’à partir du moment où les prêts européens commenceront à être remboursés, c’est-à-dire en 2020-2022. Mais, en dégageant l’horizon de remboursement à long terme, elle pourrait rendre possible le retour de la Grèce sur les marchés à court terme, une fois l’incertitude politique dépassée, relâchant un peu plus les contraintes de liquidité. L’accès aux marchés serait encore facilité par la possibilité laissée ouverte par la BCE d’inclure la Grèce dans son programme d’achat d’actifs (assouplissement quantitatif) à la double condition que le pays respecte les conditions d’un programme d’ajustement et que l’encours d’obligations détenues par la BCE soit inférieur à 33% du stock. La première condition serait vraisemblablement satisfaite par un programme de précaution de type ECCL. La seconde condition devrait être remplie en juillet lorsque l’Etat grec remboursera EUR 3,5mds d’obligations détenues par la banque centrale.

Au final, une solution globale impliquera probablement une combinaison de nouveaux financements et d’aménagements des prêts européens. Elle pourrait rouvrir à l’Etat grec un accès aux marchés de capitaux, réduisant ainsi sa dépendance financière à l’égard de l’union monétaire, une issue favorable aux Etats membres. Les européens ont déjà montrés par le passé qu’ils n’étaient pas fermés à la négociation sur ces sujets mais évidemment, tout nouveau soutien – a fortiori de grande ampleur – sera absolument conditionné à la mise en œuvre de réformes difficiles qui ne manquera pas d’éprouver la solidité du gouvernement grec.

La nécessité du soutien démocratique

L’accord de fin février est un accord de court terme. Il aura permis de donner du temps au nouveau gouvernement grec pour s’installer à la tête de l’Etat, mais aussi et surtout, de confronter son programme économique à la réalité des contraintes européennes. La Grèce n’obtiendra le versement des prêts qu’en contrepartie de la poursuite du programme de réformes, sous supervision internationale. L’accord n’est donc que le point de départ d’un processus long et heurté. La menace d’une sortie de la Grèce de la zone euro planera tant qu’une solution de long terme n’aura pas été trouvée, exerçant une forte pression sur le gouvernement grec pour trouver un compromis avec ses partenaires.

La séquence qui s’est ouverte suite à l’élection de Syriza laisse aussi apparaître en filigrane les dissensions existant autour de l’établissement d’une union budgétaire en zone euro. Dès l’origine, et encore plus depuis la crise des dettes souveraines, deux visions du fonctionnement de l’union monétaire s’opposent. D’un côté, ceux qui jugent inévitable l’apparition de déséquilibres macroéconomiques au sein d’une union monétaire dénuée de fédéralisme budgétaire. L’adoption d’une monnaie commune pousserait à la spécialisation des économies, augmentant leur vulnérabilité aux chocs asymétriques. Pour rester stable, la zone euro doit organiser des transferts budgétaires ou, du moins, une mutualisation des risques entre Etats membres. Cela permettrait, en outre, de profiter pleinement des bénéfices attendus de l’union monétaire (baisse des coûts de transaction, disparition du risque de change). De l’autre, les tenants d’une approche décentralisée voient dans l’irresponsabilité budgétaire et l’absence de réformes des Etats membres la source des déséquilibres. Pour y remédier, les gouvernements doivent mener des politiques économiques similaires censées harmoniser le fonctionnement des marchés du travail, des biens et des services, des systèmes fiscaux et sociaux à travers l’Union. Dans le même temps, il convient d’imposer des limites au pouvoir discrétionnaire des Etats en renforçant l’encadrement des politiques budgétaires nationales.

Les principes qui ont présidé à l’établissement d’une solidarité financière européenne appartiennent à cette seconde approche. La conditionnalité en est l’élément essentiel, la stabilité de la zone reposant in fine sur la rigueur budgétaire et la transformation des structures économiques des Etats membres vers un modèle commun.

Si le « saut » fédéral requiert nécessairement des transferts de souveraineté aux institutions communautaires (raison pour laquelle il n’a pas été privilégié par les Etats) l’approche « décentralisée » ne pourra faire durablement l’économie d’un appui démocratique dans les pays où l’agenda des réformes est le plus chargé. Or après plusieurs années de récession et en l’absence d’amélioration significative des niveaux de vie, la montée des partis antisystème à travers l’union constitue une menace contre laquelle les mécanismes de stabilisation mis en place depuis 2010 ne pourront rien.

NOTES

  1. Ce chiffre a par la suite été révisé à la hausse, à 15,6% du PIB.
  2. L’évaluation ex-post des programmes est une procédure classique du FMI. Elle est réalisée par un organe de surveillance interne, indépendant (watchdog) par rapport aux objectifs assignés à l’origine, à savoir dans le cas de la Grèce : la réduction du déficit public excessif d’ici à 2014, le retour de la croissance et l’accès aux marchés en 2012 et la soutenabilité des finances publiques sans restructurer la dette.
  3. L’amélioration du solde primaire grec a été remarquable, surtout si l’on tient compte de l’environnement extraordinairement récessif dans lequel elle s’est déroulée. La violente contraction du PIB déclenchée par l’austérité a considérablement réduit l’efficacité des mesures budgétaires. Si la correction du solde primaire a atteint 11,6 points de PIB entre 2009 et 2014, les efforts déployés ont été encore plus importants. Sur la même période, le solde primaire structurel- c’est-à-dire corrigé des effets du cycle et des éléments exceptionnels (recapitalisation bancaire notamment) – s‘est amélioré de plus de 16 points.
  4. Bien avant le lancement du programme d’assouplissement quantitatif, la BCE intervenait sporadiquement sur les marchés obligataires secondaires des pays en difficulté.
  5. EUR 1,8mds sont censé provenir du FESF, EUR 3,5mds du FMI et EUR 1,9mds de la redistribution des profits de la BCE
  6. Il s’agit d’une expression généralement utilisée en diplomatie européenne faisant référence à l’utilisation d’un langage équivoque qui permet un certain degré de liberté dans l’interprétation des termes d’un accord, offrant ainsi à l’ensemble des parties concernées la possibilité de s’en prévaloir.

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